L’instrumentalisation d’Israël et de la Palestine dans la politique mondiale

Halloween à Paris, photo Alina Reyes

 

Pendant trois ans Benyamin Netanyahou a soutenu Mitt Romney, espérant se débarrasser de Barack Obama, dit-on en Israël. Au cours des dernières heures M. Netanyahou a continué à faire des annonces morbides : relance de la colonisation, menace d’attaque contre l’Iran.

Barack Obama a été réélu. M. Netanyahou a peut-être développé un sentiment de surpuissance et d’impunité, du fait du soutien des Etats-Unis et de l’Europe à Israël. Mais Israël en lui-même ne peut rien, rien de plus que ce que peut n’importe quel petit peuple. C’est-à-dire beaucoup, à condition d’être dans son droit. Ce qui se dit aussi, en langage théologique, d’avoir Dieu avec soi. Ceci est d’ailleurs inscrit à même le nom d’Israël, nom donné au patriarche Jacob au terme de son combat nocturne avec l’ange. Le nom Israël dit la force de Dieu, et la force de celui qui combat en cherchant Son visage, en cherchant la justice et la vérité. Sans cela, Israël, comme tout peuple, comme tout homme, finit vaincu par son propre égarement.

Dans certains milieux on s’en prend violemment au lobby juif, qui par sa puissance sociale et financière influe sur les gouvernements américains et européens en faveur d’Israël et au détriment des droits des Palestiniens. Ce lobby existe et agit, c’est certain. Mais pourquoi l’Amérique et l’Europe lui obéiraient-elles ? Sans doute il dispose d’une puissance certaine. Mais au point de faire plier des superpuissances ? C’est l’idée que ressassent inlassablement ses adversaires, et que ses alliés, avec beaucoup de duplicité, laissent s’exaspérer parmi les peuples.

En vérité les États-Unis et l’Europe collaborent avec les lobbys juifs non parce qu’ils sont à leur botte ou sous leur influence, mais parce que cela les arrange. Les grandes puissances coloniales et, ou, impérialistes, de ces derniers siècles, sont en train de perdre énormément de terrain dans le monde. L’Amérique latine, l’Afrique, le Moyen-Orient progressent dans l’émancipation. La Russie, la Chine, regagnent en vigueur dans leurs positionnements géostratégiques. Le monde est en train de se recomposer, et ceux qui ont le plus à y perdre sont ceux qui trouvaient le plus à gagner dans l’ordre ancien. Israël se retrouve en position de pion capital pour les superpuissances en grave perte de puissance. Dernier comptoir colonial, plus sûr que tout autre parce que plus menacé d’écroulement sans ses puissants appuis, dûment muni de l’arme nucléaire,  Israël est le pied que l’Occident garde sur un monde qui lui échappe chaque jour un peu plus. Tandis que la Palestine crucifiée peut servir de justification aux aspirations totalitaires ou belliqueuses d’autres puissances montantes.

C’est l’intérêt de ceux qui manœuvrent ainsi d’essayer de dissimuler ou de faire oublier leurs manœuvres. C’est pourquoi ils se livrent à une propagande sournoise et continue afin que les esprits et les peuples se radicalisent soit contre les juifs, soit contre l’islam. Il faut enraciner l’impression que la responsabilité de tous les troubles revient soit aux juifs, soit aux musulmans, selon l’idéologie dans laquelle on se place. Lorsque des hommes au pouvoir, comme chez nous, redoublent ostensiblement de complicité avec les juifs et de défiance envers les musulmans, ce sont en fait à la fois les juifs et les musulmans qu’ils prennent en otage de leur volonté de puissance. Une telle politique ne peut que dresser les uns contre les autres, et continuer à égarer le peuple. La démocratie se délite, n’est plus en mesure de contrôler le désir des hommes au pouvoir d’avoir toujours plus de pouvoir. Tel est leur moteur, de même que celui de l’artiste est d’avoir toujours plus d’art. Chaque fois qu’une société devient incapable de maîtriser ce moteur, qui s’emballe d’autant plus en temps de transformation et de panique, le pire est à craindre, le pire peut arriver.

À son insu peut-être, Israël est poussé à bout et instrumentalisé comme d’autres peuples, comme chacun de nous l’est ou est en danger de l’être par le climat de mensonge général, qui brouille la vérité et éloigne toujours plus la possibilité de poser un juste regard sur ce qui se passe réellement. Or l’intérêt de chaque homme et de chaque peuple sur cette terre, du plus petit au plus grand, est au contraire de débrouiller la vérité, de négocier et de s’entendre en son nom, elle sans qui ne peuvent advenir ni justice ni paix ni prospérité. Pauvres ou riches, nous ne voulons pas aller à la mort. Et si certains le veulent, nous voulons les empêcher de nous imposer leur volonté morbide. Espérons en un sursaut de lucidité et d’honnêteté des gouvernants, et surtout commençons par renoncer nous-mêmes à ce qui dans nos combats n’est pas orienté dans le vrai juste sens, renonçons à suivre les mots d’ordre dévoyés, d’où qu’ils viennent, et travaillons à augmenter en nous et en autrui, de proche en proche, le courage de vivre et d’aimer la vie, de la défendre pour soi et pour les autres, pour la communauté humaine.

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Des partouzes, du voile, du mot antisémitisme et des boiteux


photo Ricardo Moraes/Reuters

 

L’Islam sans gêne, titre en une Le Point de cette semaine. S’ils nous trouvent sans gêne, c’est peut-être parce qu’eux sont tout empêtrés dans leur gêne face à l’islam. Sur leur site, le jour de la sortie de ce numéro, à la rubrique anniversaire, ils évoquaient une partouze organisée au Vatican par le pape et le clan des Borgia. Façon de dire : voilà qui nous sommes, nous. Le lendemain, jour anniversaire de la guerre d’indépendance algérienne, ils ont mis : « 1er novembre 1925. Plutôt mort que cocu. Max Linder entraîne sa jeune épouse dans le suicide. » C’est ça, ils se sentent cocus. Comme Longuet avec l’Algérie. Et comme dans les pièces de théâtre, les cocus deviennent vite ridicules, avec leur suspicion, leur égarement, leur rancoeur.

Ils ont dû laisser leurs colonies, alors ensuite c’est le peuple de métropole qu’ils se sont mis à coloniser. Ce peuple formé de beaucoup d’immigrés et enfants d’immigrés, mais aussi du peuple de toujours et de sa jeunesse, de tous ceux qui n’ont pas pour but dans la vie de dominer et exploiter autrui. Mais au fond les colonisés sont déjà plus libres que les colons, prisonniers de ce besoin de coloniser sans lequel ils ont peur de ne pouvoir survivre.

« L’islam sans gêne ». Cette couverture d’une jeune femme voilée avec de bien beaux yeux. Il y a quand même quelque chose de louche, si je puis dire, dans l’obsession de ces gens contre l’islam. Comme un désir refoulé. Le désir de Dieu. Ils essaient de se rattraper en brandissant leur sexe apeuré, mais cela ne suffira jamais. Car c’est pire qu’un désir sexuel refoulé pour ceux qui voient des gens aimer Dieu alors qu’eux ne le peuvent pas, à cause de leur culture. « Venez à la félicité ! », appelle le muezzin. Se tenir debout, s’incliner, se prosterner devant Dieu, rien n’est meilleur à vivre et ils se sont condamnés à ne jamais le connaître.

 

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« Nulle contrainte en religion » dit le Coran (II, 256). Dieu libère. Une religion qui se mettrait à dire le contraire irait vers sa mort. Mais parmi mes frères en islam, ils sont nombreux aussi à avoir quelque problème avec la femme. Le premier des cinq piliers de l’islam est l’attestation de foi selon laquelle « il n’est de dieu que Dieu, et Mohammed est son messager ». Ceci, nous le répétons plusieurs fois par jour, afin de nous prémunir contre l’idolâtrie, et de nous rappeler que la parole que nous devons suivre, c’est celle qu’a transmise Mohammed, lui-même recommandant aussi celle des autres prophètes. Dans le Coran il demande aux femmes la pudeur, de rabattre leur habit sur leur poitrine. Rien de plus. Il n’est jamais question de cheveux ni de hidjab, sauf pour tout autre chose que la tête de la femme (nous en avons parlé à propos des sourates Al-Khaf et Marie). Les historiens relatent que Mohammed a fait cette recommandation de pudeur aux femmes parce que les messieurs de Médine visiblement ne savaient pas se tenir, et voulaient se les échanger comme des chameaux. Ils rappellent aussi que le voile n’a jamais été imposé aux femmes en islam, qu’il n’a pas été porté pendant les siècles de splendeur de son règne et n’est devenu à la mode qu’à partir de sa décadence. À méditer.

Pour les prescriptions, plusieurs hadiths montrent que le Prophète était en fait un homme très souple et très compréhensif des différentes situations des êtres humains. Autant que je sache, il n’a jamais dit qu’une femme non voilée irait en enfer, alors qu’il l’a beaucoup dit pour les hypocrites.

Mais parmi nos frères (surtout) et nos sœurs, beaucoup semblent vouer une idolâtrie à cette question tout à fait secondaire, qui n’est en rien l’un des piliers de l’islam, et qu’ils sacralisent pourtant. Se retrouvant ainsi à faire le même jeu que ceux qui ont peur d’eux. Car c’est la peur aussi qui les fait se raccrocher au voile comme à la jupe de leur maman. Non mes frères vous ne perdrez pas votre virilité si vos femmes vont tête nue. Non mes sœurs vous ne serez pas assurées d’être plus saintes si vous êtes voilées. Je comprends le choix du voile d’autant mieux que depuis longtemps je suis moine dans l’âme et pratique beaucoup la contemplation et la méditation avec une capuche sur la tête. Je prie voilée, et je prie selon les temps et la règle de l’islam. Mais pour le reste du temps il faut que cela demeure un choix, un choix ni contraint ni forcément définitif. Et j’aime aussi sortir cheveux au vent, qu’il me parle librement aux oreilles. Dieu y souffle, et il est d’accord pour que je l’écoute.

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Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, est traitée par le Crif de « démon antisémite » pour avoir rappelé dans une émission télévisée que le problème de l’antisémitisme était lié à l’antisionisme, lui-même généré par les crimes commis par l’État d’Israël. Ah ! antisémitisme ! Le mot sert aux sionistes, juifs ou autres, de Vade retro Veritas ! Il est parfaitement vrai que le problème israëlien est crucial pour la paix sociale hors d’Israël et pour la paix dans le monde, mais comme ils ne veulent pas l’admettre ils sont prêts à toutes les dénégations. Ils ne sont évidemment pas les seuls à fonctionner ainsi, mais ils se trouvent malheureusement au coeur d’une question particulièrement aiguë, qui rend le déni de plus en plus invivable pour tout le monde.

Il ne s’agit pas de faire de l’État juif le bouc émissaire de tous les maux, mais de reconnaître ce qui est. À savoir que cet État viole chaque jour un peu plus le droit international, et ceci avec la complicité de pays occidentaux impérialistes qui perpétuent ainsi sous une autre forme le colonialisme des Blancs au détriment d’Arabes. L’antisémitisme est évidemment injustifiable, mais on ne peut le combattre sans agir aussi contre l’injustice énorme perpétrée par l’État juif, sans s’en désolidariser. Ces gars se contredisent allègrement, étant mystiques quand ça les arrange (le droit à leur terre sacrée) et ne l’étant plus quand il s’agit de voir comment le mal, à partir d’un point crucial, peut empoisonner le reste du monde.

Pour autant ils ne sont pas les seuls, loin de là, à boiter gravement. Citons aussi les anti-colonialistes collabos. Les féministes sans pensée. Les religieux sans Dieu. Les élites porcines. Les auteurs tortureurs de verbe… La fosse éternelle, les boiteux sont toujours tout près d’y tomber. Ils ont beau fermer les yeux, un jour ou l’autre ça finit par arriver. Allez hop, sortez de là !

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Bernard-Henri Lévy, l’antisémitisme et l’islamophobie


plutôt que par une photo du « vieil homme », je préfère illustrer ce texte avec ce portrait d’un nouvel homme, « Pèlerin d’Amour » selon mon sens, ayant accompli 6000 km à pied pour faire son Hajj (son histoire ici)

 

Bien coiffés bien sapés, ils se promenaient dans le Sud marocain à bord d’un 4×4 immatriculé en Suisse, pesant, vaste et rutilant comme un coffre-fort, tout en se plaignant que les gens du crû les considérassent « comme s’il y avait écrit banque sur notre front ». Je dus me retenir de rire ; leur bêtise arrogante me revint à l’esprit en allant lire dans Le Point la chronique de Bernard-Henri Lévy sur le « nouvel antisémitisme ». Encore un enfant gâté qui prête à rire, je lui en sais du moins gré. Le seul fait de voir son sourcil légèrement relevé et son petit air de tartempion des plus sérieux met de bonne humeur comme l’entrée sur scène d’un valet chez Molière. Or donc mon amusement redoubla en le voyant dénoncer l’islamisme qui s’appuie sur « le vieux thème du ‘juif riche’ » ou du « juif maître du monde ». Chacun sait que BHL n’est ni philosophe, ni journaliste, ni écrivain, ni dramaturge, ni cinéaste, mais qu’il est en revanche très riche, très égotiste et très soutenu par d’énormes réseaux, ce pourquoi on le voit et l’entend partout. Chacun sait aussi qu’il s’est vanté d’avoir mené la guerre en Lybie pour servir Israël. Et chacun, sans doute, reste bouche bée ou rit devant l’énorme inconscience qui lui fait dénoncer, sans craindre le ridicule, les clichés qu’il incarne de façon si flagrante. Je plains les petits juifs pauvres et humbles d’être défendus malgré eux par un semblable énergumène, caricature de leur peuple plus cruelle que n’en saurait faire Charlie Hebdo s’ils changeaient de cible, ce qui ne risque pas d’arriver de sitôt.

Mais attention, il est virulent, le personnage ! Il ne s’en prend pas seulement… aux islamistes évidemment, mais aussi à Marine Le Pen. « Lorsqu’elle met sur le même plan le port de la kippa et l’enfermement sous un voile intégral », dit-il, elle « disculpe par avance le nervi tenté de se cogner un enfant juif ». Marine Le Pen a fait ça il y a quelques semaines en Une du Monde, qui en plein pendant les affaires de caricatures islamophobes lui a servi sa soupe sur un plateau d’or, le numéro du week-end avec sa grande photo soignée en couverture et ce titre alléchant : « L’offensive laïque de Marine Le Pen ». Bernard-Henri Lévy est membre du conseil de surveillance du Monde (quel titre merveilleux non ?), il n’était certainement pas en désaccord avec cette opération puisque à ce moment-là c’était bien les musulmans qu’elle enfonçait un peu plus.

Mais voyons de plus près sa petite phrase mensongère. Non BHL MLP ne parlait pas du voile intégral mais du voile ordinaire, celui qui simplement couvre les cheveux, c’est celui-ci qu’elle voulait interdire dans la rue, ainsi que la kippa parce qu’il faut bien que la loi soit la même pour tous. Vous faites donc son jeu en déformant ainsi ses propos, en faisant accroire qu’elle n’est pas si sévère envers les musulmans, ou bien qu’il n’est de voile qu’intégral, et que les vraies et seules victimes de racisme sont les porteurs de kippa, les juifs. Ah vous êtes un beau témoignage de victime, Monsieur Je-fais-et-dis-partout-tout-ce-que-je-veux-grâce-à-mon-argent-et-mes-réseaux.

Et puis, si vous voulez parler de voile intégral, croyez-vous que voir une femme en niqab soit plus triste que voir un petit garçon à papillotes, kippa et costume engoncé ? Si vous voulez voir les extrêmes, n’y en a-t-il pas aussi chez vous ? Au moins la femme est-elle adulte et le plus souvent c’est elle qui choisit son vêtement, ce qui n’est pas le cas de ces petits. Et puis, continuons encore. Croyez-vous qu’une femme comme celles de votre monde, chirurgiquées, apprêtées à coups de fric et d’innombrables heures en instituts et boutiques, affamées et parfois sans enfants pour tenter de garder une silhouette juvénile « vendable » (d’une façon ou d’une autre), soit plus libre qu’une femme qui choisit de se voiler afin de faire passer son rapport à l’absolu avant quelque nécessité de séduire ?

Mais quelque chose est encore bien plus malhonnête et grave dans l’entreprise que vous et vos amis du même avis, à peu près le seul qui ait accès à la grande presse, déployez en ce moment, cette entreprise qui consiste à dénoncer le « nouvel antisémitisme » porté par l’islamisme et les habitants des banlieues. Non, on ne peut pas parler de l’antisémitisme sans parler de l’islamophobie, alors même qu’elle bat son plein, y compris de la part des médias, des politiques et de l’État. D’autant qu’au plus profond l’islamophobie est un antisémitisme, non seulement parce que linguistiquement les Arabes sont sémites autant que les Juifs, mais, et cela découle du même fait, parce que l’antisémitisme est une phobie de ceux qui sont réputés pour être proches du Dieu unique, celui que reconnaissent le plus fortement les Juifs et les Musulmans. Et leur hostilité réciproque, quand elle existe, et elle existe pour des raisons politiques et particulièrement en lien avec le problème capital posé par l’État d’Israël, est largement due à un Occident ni juif ni musulman mais tout à la fois chrétien et déchristianisé, qui a été si hostile aux juifs et maintenant aux musulmans que nous en sommes là où nous savons, au Moyen Orient et en Europe.

Ceux qui parmi nos bons bourgeois de culture chrétienne disaient volontiers jadis leur antisémitisme, aujourd’hui souvent se déclarent au contraire, pour des raisons politiques, philosémites. Leur antisémitisme, constitutionnel de leur christianisme, n’a pas pour autant disparu, il s’est seulement reporté sur l’islam. D’où vient l’antisémitisme ? De la chrétienté, qui l’a enraciné, nourri et mis en œuvre pendant des siècles, et qui maintenant se rachète à bon prix sur le dos des Arabes et des musulmans en soutenant l’État factice et voyou d’Israël. Oui il s’agit bien là de la cause majeure du « nouvel antisémitisme » que vous dénoncez tout en niant sa cause. Car voyez-vous, de même que vous êtes lié à votre peuple, les musulmans aussi ont une histoire et sont solidaires des leurs. Cet antisémitisme-là n’a pas les mêmes racines viscérales que celui de l’Occident chrétien, il est avant tout le fait d’une intense exaspération de peuples multi-bafoués par l’Occident au cours des deux derniers siècles, et qui voient dans la colonisation toujours empirant de la Palestine par Israël l’ultime crachat de mépris que leur envoie une civilisation judéo-chrétienne qui a semé durant tout le dernier siècle un désordre effroyable et des crimes inouïs dans le monde, qu’elle prétend pourtant continuer à gouverner – que vous ne cessez vous aussi, monsieur Lévy, de vouloir gouverner avec elle, en prônant et réalisant l’ingérence, afin de réorganiser le monde selon votre point de vue – n’était-ce pas ce que vous vouliez dire quand vous déclarâtes que l’œuvre de votre vie était de faire réécrire le Coran par un juif ? Permettez qu’une Européenne convertie à l’islam vous réponde qu’à entendre vos vaniteux discours elle rit d’abord, mais ensuite, de cœur avec ses frères et sœurs musulmans, elle souffre de voir notre pays laisser s’exposer une aussi crasse bêtise et une si désastreuse outrecuidance. Cessez donc de vous rêver dieu à la place de Dieu, Solal à la petite semaine, chroniqueur de votre propre chroniquerie, vous n’impressionnez pas Allah, ni, vieil homme au sens biblique, les peuples qui sont en train de vivre les convulsions de l’enfantement d’un nouvel homme.

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17 octobre 1961. Témoignage de Jean Cau dans l’Express quelques jours après

C’est un reportage de Jean Cau paru dans l’Express du 26 octobre 1961. Il est très long, j’en donne quelques passages, déjà donnés sur mon blog à la même date l’année dernière – mais ce blog n’existe plus et ce massacre qui fit parmi les manifestants pacifiques sans doute près de deux cents morts n’a toujours pas été reconnu par l’État français. Loin de cela, au lieu de rendre à tous les Français ce devoir de mémoire élémentaire, les politiques, les médias, les employeurs de ce pays continuent trop souvent à discriminer nos compatriotes issus des anciennes colonies.

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Nord’af, bicots, ratons, melons, crouillas, ça se saurait si vous étiez des hommes. Je vous le dis, ça se saurait. (…) vous ne vous bourreriez pas de patates, de fayots et de semoule, mais vous mangeriez des biftecks avec des frites et de la salade ; vous ne vous entasseriez pas à six dans une chambre d’hôtel ; vous ne vivriez pas dans le décor de vos bidonvilles “à la Céline” (…)

Si vous étiez des hommes, vous comprendriez ce qu’on vous dit au lieu d’être si désespérément bouchés. Pour un agent tué, dix terroristes (c’est-à-dire dix bicots) en prendront sur le citron, vous a dit un excellent Français, M. Papon, notre préfet de police. C’est pas clair, ça ? (…)

Brusquement, vous avez faussé le jeu. Sans crier gare, vous êtes venus nous déranger. Par milliers, par dizaines de milliers, vous êtes apparus dans nos rues et nous vous avons découverts. Sans armes, souvent habillés de vos pauvres costumes “des dimanches”, vous avez crié des slogans dans nos beaux quartiers. Que faire ? Vous troubliez l’ordre. Nous avons été obligés de lâcher sur vous notre police qui vous a “soignés” comme vous le méritiez. (…)

Il se trouve que je suis Français et que j’écris pour des Français. Il se trouve que j’ai voulu, pour mon compte, voir et savoir, écouter et entendre. Aujourd’hui, j’apporte ma moisson. Aujourd’hui, je sors d’un monde insoupçonnable. Ces derniers jours, je n’ai vu que des visages désertés par le sourire, des yeux tuméfiés, des dos bleuis à coups de crosse ; je n’ai entendu que des récits où revenaient, en litanie, les mêmes mots : rafles, coups, tortures, disparitions, assassinats. Et j’écris ces lignes avec ces visages qui défilent en ronde sous mon regard ; avec ces mots qui m’encombrent la tête et qui y sonnent leurs coups de gong.

(…)

Le fils cadet a 14 ans. Il a d’immenses yeux, étonnés à jamais et parle le français sans accent.

– Maman s’est couchée sur moi quand elle a entendu les mitraillettes, puis je l’ai perdue.

Il a été embarqué. Il a eu droit à une ration de coups de matraque sur les épaules. Regardez…

– On était deux ou trois mille dans un machin où il y avait des ping-pong, des choses de gymnastique…

– Le stade Coubertin ?

– Je ne sais pas. J’y suis resté trois jours. On dormait sur le ciment. On n’avait pas de place. C’est les soldats qui nous donnaient à manger.

– Dans quoi ?

– Le premier jour dans rien. On n’avait pas de gamelles, rien.

Il met ses mains en coquille comme on recueille de l’eau à la fontaine.

– Ils nous ont dit de mettre les mains comme ça et ils versaient dedans. Les policiers m’ont demandé pourquoi j’étais venu. J’ai répondu que des frères avaient été jetés dans la Seine… et ils n’ont plus écouté et m’ont giflé trois fois.

Il a les joues gonflées comme par une rage de dents. Il s’appelle Medjid et il a quatorze ans. Le père Mohammed me dit que toute la famille est venue en France en 1947. En Algérie, il était fonctionnaire, un tout petit fonctionnaire.

– En 47, j’aurais dû être titularisé comme mes collègues européens. C’était la loi : j’avais l’âge et j’avais fait le temps nécessaire. Alors, un mois avant ma titularisation, bien sûr, moi et tous les autres Musulmans dans mon cas, nous avons été mis à la porte. J’étais sans travail, sans certificats et j’ai décidé de venir en France. Voilà… depuis la France s’est transformée en Algérie.

Le fils aîné a réussi, en France, à aller à l’école jusqu’à seize ans. Le soir, il lisait, travaillait et aujourd’hui il occupe un emploi de bureau. Il parle sans aucun accent, d’une voix très calme. Lui aussi est allé manifester avec ses “frères”. Lui aussi a été arrêté. Il a vu une mère qui portait son bébé dans le dos, “à l’arabe”. Les policiers lui ont “décollé” le bébé du dos. Le bébé est tombé à terre. La femme a crié. Un remous l’a séparé de son enfant qu’une deuxième vague de policiers à piétiné. Au commissariat, on l’a raisonnablement frappé. Il a entendu un policier qui est entré, soufflant et transpirant, et qui a dit à ses collègues :

– Y’en a déjà six de crevés.

(…)

Sont entrés [dans un café du 18e arrondissement ] trois manœuvres qui travaillent dans le métro.

– On arrive du travail à sept heures et demie, des fois huit heures. Alors, couvre-feu ! Et comment tu achètes le pain, la soupe, le pétrole ? Alors tu manges pas ? Et rester dedans ?

Ils sont dix manœuvres auxquels l’hôtelier loue deux chambres.

– On peut pas avoir plus de chambres. Patron de la maison veut pas et il dit si vous êtes pas contents, adieu !

Ils ont manifesté.

– On a un frère qu’a eu sa tête cassée. Il a pris un foulard, il s’a enveloppé sa tête et il a crié encore : “Libérez Ben Bella ! Algérie algérienne !” Et tous les frères on a crié. Et on n’avait pas de couteaux, pas de pierres, pas de bâtons. Même que des frères nous fouillaient pour voir et que des frères nous ont fouillés encore à Vincennes… Nos frères nous avaient dit : “Pas de pierres, pas de bâtons, rien…”

– Et tu sais, y’a des choses embêtants, dit un maigre aux joues sèches et aux cheveux gris. Depuis deux mois dans là où je travaille, j’ai manqué trois fois parce que j’ai été arrêté trois fois et trois frères pareil que moi et le patron dit : “Ah ! ça va pas, ça va pas… Qu’est-ce qu’elle a la police à vous taper tout le temps ! Ah ! ça va pas, ça va pas, ça…!”

Iront-ils encore manifester ? Oui, si de nouvelles manifestations sont décidées. Pourquoi ? Parce qu’on les “tape tout le temps”. Parce qu’on les réveille la nuit… Les policiers entrent, fouillent, bouleversent. Nez au mur, mains levées et collées au mur, rassemblés sur les paliers, ils entendent le cyclone ravager leurs misérables chambres. Souvent l’un d’entre eux est emmené. Pourquoi ? Pour rien.

(…)

Dans chacun de ces bidonvilles [à Nanterre], vous pourrez admirer les rues de terre que la moindre pluie transforme en bourbiers, les venelles si étroites qu’il est besoin d’effacer les épaules pour y passer ; vous pourrez visiter les charmants gourbis construits de planches, de tôles, de toile goudronnée et sablée, de vieux pneus découpés en plaques de caoutchouc. A condition de vous casser en deux, vous pourrez entrer et vous émerveiller de la disposition de trois, quatre, cinq ou six châlits dans un espace aussi exigu, de l’astuce avec laquelle a été résolu le problème du chauffage (un poêle et un trou dans la toile goudronnée) ; celui de l’aération (un autre trou dans la tôle ou la toile) ; celui de l’eau (quelques seaux dans un coin). Dans ces huttes, dans ces gourbis, des milliers de célibataires et des centaines de familles vivent.

– C’est propre, dis-je.

De fait, les gourbis sont très propres.

– Les frères nous disent qu’il faut être propres.

Savez-vous quel serait leur bonheur ? De vivre, de dormir, de manger là. Là ? Mais oui, . Ce sont des pauvres, des misérables, et figurez-vous qu’ils sont habitués à ça. Ce plafond qui vous écrase, ce châlit aux ressorts brisés, cette promiscuité, pour eux, ça n’est pas l’enfer. A ça, ils sont résignés. Si la paix s’installait sur leur sommeil, sur leurs repas, sur leur vie,  ces bidonvilles seraient le paradis car ils n’en sont pas encore à réclamer la télévision et le petit bungalow avec garage. Les pauvres, les très pauvres, c’est long et lent à se remuer et à s’écrier un jour en contemplant la baraque : “Y’en a marre de vivre comme des bêtes !” Les pauvres, les très pauvres, c’est fou ce que c’est patient.

Mais voilà, sur ce paradis s’est abattue la guerre. Ou quelque chose de pire que la guerre : la terreur soudaine, la peur permanente, le meurtre quotidien. Et un jour c’est l’arrestation, un autre jour le bouclage, un autre jour la rafle, une nuit la fouille et la mort et les morts.

Et depuis des semaines, des mois, des années. Et chaque jour, c’est plus “dur” et chaque nuit les bidonvilles s’endorment dans une peur plus lourde. Et le nombre de ceux qui disparaissent puis reviennent “tout bleus” ou qui ne reviennent pas, chaque année, chaque mois, chaque jour, devient plus nombreux.

Et un jour des “frères” leur disent de manifester. Et ce jour-là, tout ce peuple d’ombres se lève, met son costume “des dimanches”, vide ses poches de la moindre épingle et du moindre canif et marche vers les rangs sombres et denses de nos policiers armés de matraques, de bâtons lestés de fer et de plomb, de mitraillettes et de relvolvers. Et des journaux français écriront : “Poussés par la menace et la terreur FLN… Forcés… Contraints… “ et ceci encore : “Les Algériens ne doivent pas être les maîtres de la rue…” Pauvres cons !

(…)

Jean Cau

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Du passé, du présent, de l’avenir

rue Cuvier à Paris, un bâtiment du Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Ceux qui comme Charlie Hebdo vivent dans l’ordure morale méprisent les Roms parce qu’à travers leur saleté matérielle ils ont peur de se voir eux-mêmes au dépotoir. Ils sont nombreux, les propres sur eux, à être au-dedans un capharnaüm ou même un cloaque. On sait où finit l’ordure. Qui ne veut pas l’y suivre, qu’il s’en défasse.

Ce sont toujours ceux qui ont grandi et vécu à l’abri qui veulent apprendre à vivre aux pauvres. Un peu comme si les politiciens écologistes voulaient apprendre la nature aux Sioux. Ou comme si les abstinents sexuels voulaient apprendre la sexualité aux pratiquants. Comme si je voulais apprendre à un peintre à peindre, parce que j’ai contemplé des tableaux et acheté quelques tubes de gouache. Ce dont l’homme n’a pas l’expérience, ce qu’il n’a jamais enduré ni connu, il s’imagine volontiers que nul n’en est capable sinon selon la science abstraite que lui-même peut en avoir, et qu’il veut infliger à qui elle ne servira strictement à rien.

Il me reste à apprendre la troisième prière, At-Tachaoude. Al-Fatiha, je la dis en m’endormant et en me réveillant, dans la journée aussi, je laisse la parole se mettre en place dans mon corps, jusqu’au moment où elle exigera que j’y joigne les gestes. Le Christ est avec moi dans la paix et la lumière de l’islam, nous aimons le Prophète et ses amis, nous avons foi en ce qui vient.

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