Voici, en PDF, l’ensemble de ma traduction du poème de Parménide, et son commentaire (qui se trouvaient auparavant ici publiés en plusieurs notes) :
Poème de Parménide, traduit du grec ancien
*
Parménide
De Parménide à Weinstein. Politique et non-politique
C’est à une déesse que Parménide prête la parole : « il y a bien de l’être, mais du néant, il n’y en a pas ». C’est à ce même principe féminin qu’il fait dire avec insistance qu’il ne faut pas faire porter sa recherche sur ce qui n’est pas.
Qu’est-ce qui n’est pas ? Ce que Nietzsche appelait « une côte de son idéal ». Un être créé avec « une côte » de notre idéal. Un tel être n’est rien. Rien d’autre qu’une illusion. Faire porter l’objet de sa recherche sur une illusion, en la prenant pour une réalité, voilà la faute fondamentale. Elle avait raison, la déesse, d’en prévenir et de l’interdire. Les humains, hommes ou femmes, tombent dans ce panneau : se forger une illusion et la prendre pour quelque chose qui est réellement, ou poser une illusion sur quelque chose qui est, et ainsi ne plus voir ce qui est, tel ou tel objet qui est, mais voir en tel objet qui est quelque chose qui n’est pas. Prendre ce qui est pour quelque chose qu’il n’est pas, ou prendre quelque chose qui est pour quelque chose qui n’est pas.
Cependant une déesse possède l’essence féminine comme productrice et protectrice du réel. La femme enfante, met au monde un objet qui est, des objets qui sont bel et bien. Il y a bien de l’être, et il est mis au monde par la femme : dans cette fonction, elle a statut de déesse, comme créatrice d’être et comme sublimité. Non pas comme mère – la mère est humaine, trop humaine, et comme tout humain, tout homme, toute femme, chargée d’illusions qu’il faut dissiper. Mais comme principe. Différent du principe masculin par rapport à l’être dans la mesure où rien ne prouve que tel homme soit géniteur de tel être (du moins avant l’invention des tests ADN). C’est pourquoi l’homme Parménide reçoit son enseignement d’un principe féminin, par principe et par essence connaisseur du fait que, qu’il soit caché (dans la matrice) ou mis au monde, l’être est, il y a bien de l’être ; alors que s’il n’y a rien (dans la matrice), il n’y a rien, et rien qui puisse sortir de ce rien, rien que puisse devenir ce rien, sur lequel il faut s’interdire de spéculer, donc.
Les affaires Ramadan, Weinstein, Matzneff, sont très révélatrices de cette tendance de l’humain à vivre de « côtes de son idéal ». Ces hommes ont vécu en illusionnant autrui – leurs proies parfois, mais surtout et d’abord la société, les hommes par lesquels ils se sont fait idolâtrer, ou assez respecter pour se rendre intouchables. Mais avant tout, ils se sont illusionnés eux-mêmes. Ils se sont crus puissants – et dès que le réel les a rattrapés, sous l’espèce de la parole des femmes, ils se sont effondrés misérablement. Soudain Ramadan et Weinstein ne tenaient littéralement plus debout, Matzneff parlait de se tuer. Ayant cru être ce qu’ils n’étaient pas, une fois que l’illusion qui leur servait de masque leur a été arrachée, il ne restait plus rien d’eux.
La déesse de Parménide prenant soin d’identifier l’être au percevoir, au penser, il nous est loisible de lier aussi le non-être au non-percevoir, au non-penser : à l’illusion, fausse perception et fausse pensée. Ainsi l’amour d’un être est, mais l’amour d’une illusion, en fait, n’est pas. Les illusions que nous font miroiter d’illusoires hommes et femmes politiques pour que nous les élisions ne relèvent ni de l’amour entre le peuple et ses représentants ni d’une capacité à engendrer un réel digne de cet amour, puisqu’il n’en est pas un.
*
Cette note fait suite à ma traduction et à mes précédents commentaires du Poème de Parménide.
*
« Autour de la nature ». Que dit Parménide ?
*
Ma traduction du Poème de Parménide se trouve ici sur le mot clé « Le Poème de Parménide » en remontant à partir du bas de la page.
Héritier d’Anaximandre et de Pythagore, né trente ans avant Héraclite, ce Grec qui a vécu à Élée (dans l’actuelle Italie du sud) entre le VIème et le Vème siècles avant notre ère, est passé à une riche postérité comme « premier penseur de l’être », voire comme fondateur de la philosophie. Mais il révèle d’abord, par la forme de son expression, ce qu’il n’énonce pas : la pensée est poésie.
Parménide expose sa doctrine en vers. Les fragments de son poème qui ont traversé le temps doivent s’entendre comme un chant. De fait sa parole est scandée, de la même façon que celle d’Homère. Au rythme de l’hexamètre dactylique, vers dont la mesure est fondée sur le dactyle (doigt), à savoir un son composé d’une (phalange) longue suivie de (deux phalanges) courtes ou brèves.
Partant de ce constat, nous comprenons que son poème s’intitule Péri phuséos : Sur la nature, ou plus précisément Autour de la nature. Il est très productif de songer aux Présocratiques comme « physiologues », « parleurs de la nature ». La forme et le fond forment ici un cercle parfait, dont le tour est poétique. Que dit Parménide ? Ma traduction, par sa forme sonore et par son fond, le sens qu’elle indique, ainsi que par l’option choisie de se conclure au fragment 16, dit elle-même ce que j’y entends. La pensée comme le corps est mue par un ensemble d’articulations, de même que la parole s’articule dans le vers selon la mesure du dactyle, des articulations du doigt. Si conceptuelle puisse-t-elle paraître, la pensée de Parménide, comme celle de tous les Présocratiques, est fondée sur la nature, l’ordre du cosmos, qui en grec ancien est beauté, comme la parole poétique.
Esti gar einai, mèden d’ouk estin – mot à mot : « Est en effet être, rien, au contraire, n’est pas ». Entendons : « Il y a être, mais le néant, cela n’est pas ». Ou plus familièrement : « Être, je connais, mais rien, non, ça n’existe pas ». Ou encore : « ce qui est, c’est ce qui est – quant à ce qui n’est pas, ce n’est pas ».
Parménide constate et affirme que l’être est, et que le rien n’est pas. Autrement dit, qu’il y a quelque chose, et non pas rien. Et qu’il faut s’en tenir à la voie de ce qui est, sans croire que ce qui est n’est pas, sans faire comme si ce qui est n’était pas. Son exigence est avant tout de lucidité et de responsabilité. Ce que Parménide martèle, au fond, c’est qu’il ne faut pas fuir ce qui est, la nature, le réel, en faisant comme si cela n’était pas, en empruntant la voie de la croyance en ce qui n’est pas. Parménide prend la voie de ce qui est, il la prend physiquement en utilisant la forme poétique et en commençant son poème par la description d’une course vers et dans la lumière, avec des juments, un char, des jeunes filles, des cris de flûte dans les roues, une déesse qui parle, une porte à franchir. Il se peut que les juments soient ses pupilles, ses veines ou ses neurones, le char son corps, les jeunes filles des photons, que le cercle criant des roues soit la vérité lancée et lançant l’homme à la vitesse de la lumière vers l’illumination, que la déesse soit la sagesse ou le logos et que la porte à franchir implique le nécessaire dépassement des limites de l’humain, trop humain. Le poème d’emblée se place dans l’enseignement annoncé plus tard par la déesse : « comment les apparences doivent être en leur apparition, traversant tout via tout ».
« Le soi c’est de percevoir, de même que d’être ».
To gar auto noein estin te kai einai- plus simplement : « Penser et être, c’est la même chose ». Je traduis to auto par le soi, plutôt que par le même, et je reporte son sens de même dans le te kai (« et » redoublé). Noein signifie penser, mais plus précisément se mettre dans l’esprit, percevoir (avec une continuité sémantique temporelle : percevoir, comprendre, projeter, faisant signe d’un processus – Parménide n’est pas le penseur de la fixité que l’on dit, même s’il voulait l’être la langue grecque le lui éviterait). Sa phrase dit donc que percevoir-comprendre-projeter et être sont une même chose, et que cette même chose est le soi. Elle dit aussi que le soi est être, et que cet être est conscience.
Si être et pensée sont même, cela signifie que tout être pense, et que toute pensée est. Il n’y a pas des êtres qui pensent et des êtres qui ne pensent pas. Tous les êtres pensent, même si certains, prenant la voie de ce qui n’est pas, croient que d’autres ne pensent pas (c’est qu’il faudrait éviter de croire, pour ne pas tomber de la pensée dans la doxa, « l’opinion »). Tout être est conscient, d’une façon ou d’une autre. L’Être créateur crée en conscience, et la création est le fruit de la conscience, sa manifestation. À son tour l’être créé, lui aussi conscient, se met dans l’esprit la manifestation de la conscience, fait le travail de la percevoir, de la comprendre, et d’ainsi participer à sa projection.
L’être tout entier est communion. À partir de son centre, la pensée, équidistante de toute sa projection. La pensée est profonde, ou elle n’est pas. L’opinion qui s’agite à la surface du monde ne pense pas. Elle s’imagine changer les choses en changeant « la surface brillante » des choses. Ce qui pense, et donc crée et agit réellement, vient du centre profond de l’être, a fait le voyage de l’apparence à l’être et en revient, éclairé. Que chacun fasse le trajet avec le texte et le laisse éclairer, guidé par les vierges particules de lumière, sa pensée, son être.
*
Parménide par Badiou
http://youtu.be/k2kLF06AW-g
*
Beaucoup de réflexions viennent à l’esprit en l’écoutant, et pour commencer : le « père » Parménide est en fait une femme, celle qui ordonne la pensée, à tous les sens du terme. Intéressant, non ?
Rappel : ma traduction du Poème de Parménide. (Une éditrice à laquelle je l’ai montrée l’a trouvée bien belle, reste à voir comment elle serait publiable – mais j’ai tant à dire encore sur ce texte que je pourrais agrandir beaucoup la petite préface que j’ai écrite).
*
Le Poème de Parménide (fragments 9 à 16, ma traduction) Articuler sa pensée
Je terminerai ainsi ma traduction, du grec ancien, de ce fameux Poème.
9
Mais puisque toute chose a été nommée lumière et nuit,
et ce, d’après sa puissance en ceci ou en cela,
tout est à la fois plein de lumière et de nuit sans lumière,
l’une et l’autre égales puisque avec ni l’une ni l’autre il n’est rien.
10
Tu verras l’éther et la nature, et dans l’éther tous
les signes, et le pur et saint flambeau
du soleil à l’action invisible, et d’où ils proviennent ;
tu apprendras les périples de la lune circulaire
et sa nature, tu verras aussi le ciel qui entoure tout,
d’où il est né, et comment la Nécessité qui le conduit l’a obligé
à servir de terme aux astres.
11
Comment la terre, le soleil et la lune,
l’éther commun, la Voie Lactée, l’Olympe
ultime et l’âme ardente des astres, se sont élancés
dans le devenir.
12
Les lieux les plus étroits sont pleins d’un feu sans mélange,
les suivants sont pleins de nuit, puis vient le tour de la flamme.
Au milieu d’eux est la divinité qui tout gouverne.
Car elle préside au terrible enfantement et au coït,
envoyant la femelle se mêler au mâle et réciproquement,
le mâle à la femelle.
13
Oui, le tout premier de tous les dieux qu’elle médita, ce fut Éros.
14
Brillante dans la nuit, autour de la terre errante, lumière d’ailleurs.
15
Toujours jetant ses regards vers la lumière du jour.
15a
Dire la terre enracinée dans l’eau.
16
Comme chacun conduit le mélange de ses articulations si mobiles,
ainsi l’esprit se présente en l’homme. Car ce qui pense
en l’homme est de la nature de ses articulations,
pour tous et pour tout ; et l’entier est la pensée.
*
Le Poème de Parménide (fragment 8, ma traduction). Le choix
Je continue ma traduction, du grec ancien, du Poème de Parménide qui nous enseigne que la voie de l’être réel est une voie de communion, tandis que l’illusion et le mortel vont avec la division. Cette partie du texte me rappelle notamment le verset du Trône (Coran 2, 255).
*
Seule reste donc la voie de ce message :
il y a quelque chose. Sur elle sont des signes
très nombreux que ce qui est, est inengendré et impérissable,
intègre en tous ses membres, sans tremblement ni fin,
et ne fut ni ne sera car il est tout entier en même temps au présent,
un, continu. Quelle génération lui chercherait-on ?
Où et d’où aurait-il grandi ? De ce qui n’est pas ? Non, je ne te laisserai
ni le dire ni le penser : on ne peut dire ni penser
qu’il est comme il n’est pas. Car alors, quelle nécessité l’aurait fait se lever,
après ou avant, s’il venait de rien, pour pousser ?
Ainsi faut-il qu’il soit là complètement, ou pas du tout.
Jamais non plus la force de la foi ne laissera, de ce qui n’est pas,
naître quelque chose de son côté. C’est pourquoi la Justice
ne l’a pas, relâchant ses entraves, laissé se produire ni périr,
mais l’empêche. Voici donc sur cette question quel est le choix :
il est ou il n’est pas. Eh bien le choix est fait, comme nécessaire,
entre d’un côté l’inepte et l’anonyme (car sans vérité
est cette voie) et de l’autre, ce qui est là et réel.
Mais comment ce qui est pourrait-il être après ? Comment se serait-il produit ?
S’il s’est produit, il n’est pas, et il n’est pas non plus s’il doit être un jour.
Ainsi s’éteint la production, et il n’est plus question de mort.
Il n’est pas non plus divisé, puisqu’il est tout entier identique.
Il n’y a rien de plus, ce qui lui ôterait sa cohésion,
ni rien de moins, car il est tout entier plein de ce qu’il est.
Tout y est communion, car ce qui est approche ce qui est.
D’autre part, immobile en des termes de hauts liens,
il est sans début et sans cesse, puisque naissance et mort
ont été déroutées tout au loin, repoussées par une foi vraie.
Lui-même en lui-même, subsistant par lui-même, stable
et solide, il demeure là-même. Car la robuste Nécessité
le garde accompli en ses liens, entouré et enclos,
la règle étant que ce qui est ne peut être inaccompli :
il est en effet sans manque ; s’il ne l’était pas, il manquerait de tout.
Le même est le fait de penser et ce pourquoi il y a de la pensée.
Car loin de ce qui est, en lequel elle s’est fait jour,
tu ne trouveras pas la pensée. Jamais en effet ne fut, n’est ni ne sera
quelque autre chose hors de ce qui est, puisque la Destinée l’a lié
afin qu’il soit entier et inviolable : en lui tout sera nom,
tout ce que les mortels ont posé, persuadés que c’était vrai :
naître et aussi mourir, être et aussi ne pas être,
changer de lieu en échangeant la surface brillante.
Et puisque la fin est dernière, il est accompli
de toutes parts, semblable à la masse d’une sphère bien circulaire,
de son milieu équidistant à tout ; car ni plus grand
ni plus petit il ne lui faut se trouver ici ou là.
Et il n’est rien qui pourrait le détourner d’atteindre
au commun, et ce qui est n’est pas non plus tel qu’il serait
ici beaucoup, là peu, car il est tout entier inviolable :
à lui-même égal de toutes parts, pareillement en ses termes il se rencontre.
Sur quoi, j’arrête pour toi la parole fiable et la pensée
autour de la vérité ; à partir d’ici, apprends les opinions
des mortels en écoutant l’ordre trompeur de mes dires.
Ils ont pris le parti de nommer deux formes
– dont l’une ne doit pas l’être – et c’est en quoi ils sont errants.
Ils ont opposé et séparé les corps, ils les ont étiquetés
à part les uns des autres : d’un côté le feu éthéré de la flamme,
doux, tout léger, en tout égal à lui-même,
mais non égal à l’autre forme ; d’un autre côté celle-ci,
en soi contraire, nuit sans savoir, corps épais, pesant.
Quant à moi, je vais te dire tout l’ordonnancement vraisemblable,
afin que la façon de voir des mortels jamais ne te dépasse.
*
Le Poème de Parménide (fragments 2 à 7, ma traduction)
2
Allons-y donc ! Moi je parle, et toi, écoute la parole et garde-la.
Quelles sont les seules voies de recherche pour la pensée ?
L’une, selon laquelle il y a quelque chose et il n’y a donc pas rien,
est un chemin convaincant : il suit la Vérité.
L’autre, selon laquelle il n’y a rien et il faut qu’il n’y ait rien,
celle-ci, je t’en avertis, est une sente absolument pas renseignée.
Car on ne peut ni connaître ce qui n’est pas -et par conséquent ne peut être accompli-,
ni l’énoncer.
3
… Le soi c’est de percevoir, de même que d’être.
4
Mais regarde en esprit ce qui est absent aussi solidement que ce qui est présent.
Car tu ne sépareras pas ce qui est de ce qu’il est,
afin qu’il ne se disperse en tout partout selon l’ordre des choses,
ni ne se condense.
5
Cela m’est commun,
d’où je commence ; car j’y retournerai de nouveau.
6
Il faut donc dire et penser ce que peut être ce qui est : car il est être,
alors que le rien n’est pas ; voilà ce que je t’exhorte à considérer.
C’est pourquoi tout d’abord je t’écarte de cette voie de recherche,
et ensuite, de la contrefaçon de voie que les mortels qui ne voient rien
se font, doubles têtes qu’ils sont. Car l’impuissance dans leurs
poitrines dirige leur esprit vacillant ; et ils se laissent porter,
sourds et tout autant aveugles, ébahis, masses confuses
pour qui se valent se trouver là et ne pas être, ceci
et son contraire : le chemin de tous revient en arrière.
7
Or jamais l’être ne pourra être soumis aux choses qui ne sont pas.
De ton côté donc, écarte ta pensée de cette voie de recherche.
Et que l’habitude si ancrée ne te fasse pas tomber malgré toi dans cette voie,
à agiter un œil sans vision, une oreille remplie de bruit,
et la langue ; mais distingue par la raison le si combatif argument
par moi avancé.
*
à suivre