Sous un autre jour

 

Dans le mot grec proseuchè, qui signifie prière, nous entendons :

pros : qui signifie face à (c’est aussi le préfixe de prosternation)

eu : qui signifie bien, bon

chéo : qui signifie verser, répandre

Ainsi est-il possible d’entendre dans la relation des trois syllabes de ce mot tout à la fois l’attitude de l’orant et celle de Dieu. Ainsi en est-il de l’attitude des derviches tourneurs, qui lors de leur prière dansée, bras en croix (et la tête couverte d’une coiffe signifiant la mort de l’ego), tiennent une main tournée vers le ciel pour recevoir la grâce qui en descend, l’autre tournée vers la terre pour l’y reverser. (C’est aussi l’attitude de l’arbre qui fait la couverture de Voyage).

Le bienheureux Charles de Foucauld écrivit en 1901 : « L’Islam a produit en moi un profond bouleversement. La vue de cette foi, de ces âmes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines ». J’ignorais quasiment tout de lui lorsque, « par hasard », j’allai un jour à Tamanrasset, et au désert – où je le compris d’un coup, tant cet endroit, avec ses habitants, sédentaires et nomades, me captura d’amour : Dieu Y est.

Ce père du désert écrivit aussi : « Avoir vraiment la foi, la foi qui inspire toutes les actions, cette foi au surnaturel qui dépouille le monde de son masque et montre Dieu en toutes choses ; qui fait disparaître toute impossibilité ; qui fait que ces mots d’inquiétude, de péril, de crainte, n’ont plus de sens ; qui fait marcher dans la vie avec un calme, une paix, une joie profonde, comme un enfant à la main de sa mère ; qui établit l’âme dans un détachement si absolu de toutes les choses sensibles dont elle voit clairement le néant et la puérilité ; qui donne une telle confiance dans la prière, la confiance de l’enfant demandant une chose juste à son père ; cette foi qui nous montre que, « hors faire ce qui est agréable à Dieu, tout est mensonge » ; cette foi qui fait voir tout sous un autre jour … »

 

Salves et bondissements

 

Réveillée avec une salve d’idées nouvelles pour la sortie de Voyage. Oui, je fais toutes choses nouvelles.

Ne croyez pas ce qu’on vous dit, que « nous sommes des pauvres gens », condamnés au péché. La voie de la libération est ouverte.

Le problème de notre monde c’est la perte de l’universalisme de l’homme, qui s’accompagne de la perte de son éternité. La spécialisation des tâches et des études accroît l’efficacité, mais vient un point où l’homme se retrouve au fond de l’impasse. Nous devons retrouver la voie de notre propre universalité, en goûtant notre humilité dans l’accomplissement des tâches humbles (au lieu de les déléguer) autant que dans celui des grandes missions. La voie qui donne et requiert celle de savoir prendre son temps, et d’en être en retour gratifié par Dieu à l’infini pour un.

Car plus, en allant humblement et lentement, on se rapproche de Dieu, plus on va vite dans les siècles des siècles. Tout en bondissant, à la fin qui est aussi à chaque instant, par-delà les siècles. Embrassant tout le temps.

 

« Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter »

photo Alina Reyes

 

Au carrefour, un ancien de la rue, voûté et recuit, faisait de grands gestes pour chasser les pigeons, comme s’il était fâché contre la vie. Un pas de plus et l’on s’apercevait qu’en fait, devant sa tente plantée là, il avait distribué, bien circonvenu sur une plaque d’égout, du pain émietté pour les moineaux. Et qu’il les protégeait de la voracité des pigeons. J’ai pensé à Abraham, chassant les rapaces de son offrande au Seigneur, un jour d’intense solitude.

De l’autre côté du même carrefour, un autre avait aussi planté sa tente, et se tenait assis devant, à côté d’une écuelle qui n’était pas destinée à recevoir la monnaie, mais à nourrir son petit chien. Je me suis engagée sur le pont, j’ai regardé en bas. Comme d’habitude, des habitants de la rue se trouvaient là, sur ce quai herbeux, à prendre le soleil. Il m’a semblé faire une photo, mais en rentrant à la maison je me suis rendu compte que l’appareil n’avait pas déclenché. Les gars en bas ont vu mon geste et l’un d’eux m’a adressé de grands signes de salutation, auxquels j’ai répondu pareillement, du bras et de la main. Sur quoi il m’a fait signe de venir. J’ai ri et fait au revoir, j’ai passé le fleuve.

Sur l’autre rive, en revenant, j’ai vu cet homme un rien dandy, avec son chapeau de paille, s’arrêter un moment pour souffler et reposer ses mains sciées par les cordelettes qui servent d’anses à ses pauvres sacs d’errant. Moi aussi comme lui je suis poussière, et je danse, éternelle, dans la lumière.

 

Sanctuaire

photo Alina Reyes

 

Le travail avance. Voyage est, aujourd’hui même, en train d’être imprimé. Finalement, et cela sans plan délibéré de ma part, il devrait être prêt à la Trinité, incha’Allah. La Trinité, c’est aussi à mon sens l’union des trois religions abrahamiques, appelée à se révéler sans pour autant que chacune ne perde sa personnalité. L’une venant du « Père », l’autre venant du « Fils », l’autre de l’Esprit Saint. (Je mets des guillemets où il ne faut surtout pas voir des analogies humaines, trop humaines, comme dirait Nietzsche – chacune et toutes viennent de Dieu, l’Unique Dieu). Je souris en pensant à l’expression « à Pâques ou à la Trinité », à savoir : dans si longtemps que ça n’arrivera pour ainsi dire jamais. Les hommes retombent toujours dans leurs doutes, leurs peurs où ils trébuchent, mais ça n’empêche pas le chemin d’être ce qu’il est depuis bien avant qu’Abraham ne fût, et de continuer.

Aujourd’hui aussi j’ai préparé une impression d’essai pour un livre de photos dont nous voudrions accompagner la publication de Voyage, si possible. Et j’ai encore d’autres projets pour aller avec Voyage. Je crois à la force des images, du moment qu’elles ne sont pas idolâtrées. (Pour cela, toujours rappeler l’indispensable ascèse qui donne le détachement). Comme la musique, elles parlent toutes les langues, et à tous les hommes, de toutes conditions.

Je bouge mais demeure qui je suis. Al-Aqsa, La Lointaine, est l’un de mes noms, et j’accomplis mon humble office de gardienne et donneuse de clé, pour tous ceux qui désireraient entrer dans les églises, les mosquées ou autres temples trop souvent, d’une façon ou d’une autre, fermés, ou en tout sanctuaire qu’ils sont eux-mêmes, et que le monde leur a fermé. Al-Fatiha, l’Ouvrante, est un autre de mes noms ! :-)  Et nous œuvrerons en chœur avec tous ceux qui se présenteront d’un cœur pur.

 

À la Caverne de l’Apocalypse

La grotte de Patmos, semblable à la caverne du Coran (image trouvée ici)

 

Un dimanche de juillet 2007, sur l’île de Patmos, je me levai à l’aube et partis par la forêt, seule, monter à la grotte où saint Jean écrivit l’Apocalypse. J’y avais déjà passé du temps la veille, mais quelque chose me pressait d’y retourner. En arrivant, je découvris qu’il s’y célébrait une messe. Voici le récit que j’en fis dans mon journal.

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La grotte était occupée par une assemblée assez nombreuse, mais seulement composée de fidèles grecs. C’était la première fois que j’assistais à une messe orthodoxe. Une iconostase double le fond de la grotte, qui est de dimensions assez modestes. Le pope allait et venait de chaque côté de la paroi, agitant son encensoir, chantant et lisant. Sachant la prononciation moderne du grec, je reconnaissais beaucoup de mots. Les fidèles, très pieux, n’hésitaient pas à passer devant l’officiant pour aller baiser les icônes, se prosterner devant l’endroit de la roche où Jean reposait sa tête pour dormir.

Assis sur d’étroits bancs de bois ou debout, ils se signaient très souvent, dans le sens inverse du nôtre et de nombreuses fois à la suite, très rapidement, comme pris d’urgences répétées. Des jeunes filles semblaient vouloir rivaliser de ferveur, à qui s’agenouillerait le plus longtemps – et les plus vilaines étaient les plus ferventes, mais de belles femmes étaient aussi très émues, et les hommes paraissaient tout pénétrés et forts de leur foi. L’ensemble de la cérémonie était tout vibrant de beauté, essentiellement grâce aux textes dits et chantés, de densité, de mystère (notamment par les allers et retours derrière et devant l’iconostase), et en même temps, dans cette atmosphère de rigoureuse observance des rites, d’une singulière liberté de l’assistance qui pouvait aussi aller et venir – à moment donné, un homme est même passé derrière l’iconostase avec le pope.

À la fin vint le moment de la communion. Du pain normal coupé en cubes fut distribué aux fidèles qui sortaient, mais avant cela le pope donna à chacun, à la petite cuillère, ce que je supposai être un vin épais. Je me demandai si j’irais aussi, mais une petite scène m’y fit renoncer. La plupart des femmes s’étaient couvert la tête, et j’avais mis aussi le foulard que j’avais dans mon sac, mais lorsque se présenta devant le pope une jeune femme qui s’était entouré le visage à la façon d’une musulmane, le barbu lui demanda, d’une voix forte et sévère : « Istè orthodoxi ? » (« Tu es orthodoxe ? »)

« Nè », répondit-elle, « Oui », et il accepta de lui donner la communion. Je compris que je n’avais nul droit de prendre ma place dans le défilé, et que si j’osais me présenter devant lui, le regard du pope à la barbe noire aurait tôt fait de m’identifier comme iconoclaste. Je me suis sentie toute joyeuse.

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Je suis fidèle à ce voyage que je fis dans ce triangle d’or, Patmos-Éphèse-Samos (île de Pythagore), songeant aussi à Rûmi, un peu plus loin dans les terres. Je ne suis à personne, je suis pour tous, en tous, et mon amour scintille, brûle et s’étend dans mon corps comme tout le cosmos.

 

Parole de Parole

Paolo Uccello

 

Aujourd’hui est la fête de Notre Dame de Fatima. Depuis quelques jours, je m’intéresse de près à cette révélation privée, qui dépasse en vérité le christianisme, tout en touchant l’Église au cœur. Je cherche quelque chose, voilà ce qu’est avancer, je cherche vivement et doucement, je cherche le sens sur ses chemins, c’est un exode, une extase, une promesse. Rien n’est fini, et tout vient à son heure.

Depuis vendredi je révise Forêt profonde, que nous allons bientôt publier en version numérique. Je l’ai allégé d’une centaine de pages, en coupant çà et là ce qui n’était pas indispensable. C’est un livre qui terrasse le lecteur, avait dit un critique – mais c’est le dragon en l’homme qu’il terrasse. Et après cette cure de minceur et de jeunesse, il sera plus terrassant encore. Comme fut terrassé saint Paul.

Ce matin une palombe bleue est venue par trois fois se poser au bord de ma fenêtre, en me regardant. Ensuite elle s’envolait, je regardais ses ailes se déployer dans la lumière, ses petits cris déchirant l’espace. Puis le ciel a parlé, avec une voix de basse. Plus tard j’ai marché dans la ville, bienheureuse dans le souffle léger du vent.

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