La bonne vie

À Troumouse. Photo Alina Reyes

 

Ne sommes-nous pas tout le bestiaire du Christ ? Son troupeau, son âne, et son chien de berger ?

Berger, qui, sinon ce qui court dans ton sang, te demande

de rassembler et garder le troupeau ? Même

si tu n’as jamais vu une brebis, transporté dans la prairie

tu commences à courir, aboyer, ramener les bêtes éloignées,

aller, venir, tracer sur le sol la secrète écriture

qui finalement réunit, fait avancer comme la nuée

les âmes qu’un mystère t’a confiées.

Cependant le Maître nous conduit, il va devant,

nous mène le soir à la bergerie et le matin aux pâturages.

Quand nous serons tous entrés dans sa maison, dans sa lumière,

nous serons sur cette terre et dans les cieux

l’agneau et la colombe de Dieu.

 

Là-haut nous pouvons

Dans la montagne, à Troumouse. Photo Alina Reyes

 

Là-haut dans notre montagne nous pouvons

mettre la main dans son côté, et croire en sentant que nous sommes.

Mais aussi nous pouvons,

après avoir marché depuis le tout début du jour,

faire halte, contempler, et croire ce qui est.

Le coeur transporté, le coeur travaillé par le ciel.

Nous pouvons nous asseoir au bord du lac,

partager l’eau et le pain de nos sacs à dos,

lourds mais rendus par notre joie légers.

Nous pouvons écouter la transparence nous transpercer de pur amour.

Nous pouvons sans rien dire connaître notre union.

Là-haut nous pouvons connaître ce que veut dire croire,

et nous y répondons, et nous nous relevons,

nous repartons.

Là-haut nos pieds sont plus au ciel que notre tête en plaine,

et le ciel est plus solide, plus touchable encore que la roche.

Montons là-haut où nous pouvons,

dépouillés dans le dépouillement, l’âme à nu, le sang vivant,

tout ce que nous ne savions pas que nous pouvons.

 

Plénitude

Photo Alina Reyes

 

Le temps est d’or dans la clairière. Milliers de feuilles phrases très doucement ondulent autour de mon corps sans frontières. Le travail se fait, l’oeuvre se complète, le passé enfourché, sec déjà, tombe au chariot des âges dans une grande paix. Je sens dans ma poitrine la vie qui se repose au feu comme un couple d’amoureux.  Leurs enfants jouent en courant dans mes membres. Leurs courses agrandissent le pays que je suis, oui, je sens danser les arbres dans ma joie, et les rivières, les océans, les continents aux multiples reliefs où se nichent et circulent mes peuples bien-aimés ! Dans mes paumes la petite planète ouvre ses yeux mobiles, profonds, et les fixant dedans les miens, esquisse l’un de ses tout-premiers sourires.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 11) Singeries

L’entrée de la Demeure. Photo Microtokyo. Une utopie réalisée, voir ici.

 

Cela devient amusant. Lubac, appelant Fourier « notre auteur », ajoute drôlement : « (faudrait-il dire notre farceur ?) ». « Anticipant, dit-il, l’ère de l’harmonie, il a « trouvé le code » et il est devenu l’organe du Saint-Esprit. C’est-à-dire, pour les simples chrétiens que nous sommes, qu’il lit l’Évangile à l’envers. » Et Lubac d’ajouter en note : « Nous hésitons cependant à croire que, de la « sincérité », de la « conviction entière » et de la « parfaite cohérence » des exégèses proposées par cet homme qui fut « tout d’une pièce », toute ironie soit exclue. »… « Il est clair que son Dieu « mécanicien et équilibriste », lui-même tout figuratif, ne rappelle en rien celui du Pater et que sa morale du bonheur fondée sur le « calcul analytique et synthétique de l’attraction passionnée » est loin du « code divin » de l’Évangile. – Mais notre objet n’est pas d’exposer le système du monde « harmonien » en décrivant les quatre roues du char dont Fourier emprunte le symbole à Ézéchiel. »  (t.2, p.13)
Pour Fourier, dit aussi Lubac, « la providence divine, en réalité, n’était autre que « l’homme sociétaire » ; quant au Christ, il fut celui qui annonça « paraboliquement la destinée sociétaire sous le nom de royaume de Dieu ». » (t.2, p.11).
Ah le beau charabia, si voisin de celui des sciences-humanistes d’aujourd’hui, si insignifiant, si jetable ! Du moins peut-on en effet trouver une certaine drôlerie aux élucubrations de Fourier, et à quelques-unes de ses formules.

Quant à Saint-Simon (parent de la commère de la Cour), ne l’ayant lu je ne sais s’il peut être amusant aussi, cet autre utopiste « singeant le catholicisme ». « En fait, nous dit Lubac, dans un projet (manuscrit) d’Encyclopédie, notre révélateur a clairement indiqué que l’idée de Dieu n’était d’aucun emploi dans une religion fondée sur la science, même si elle devait servir longtemps encore « dans les combinaisons politiques » ; ce qu’il a voulu promouvoir, il le dit sans fard dans un article de l’Industrie littéraire et scientifique (1817), c’est le « passage de la morale théologique à la morale industrielle » [Voilà, c’est fait]. Il n’a pas changé quant au fond, depuis qu’il écrivait dans le meilleur style du dix-huitième siècle : « Je vois que la force des choses veut qu’il y ait deux doctrines distinctes: le physicisme pour les gens instruits, et le déisme pour la classe ignorante », aussi « les opinions scientifiques arrêtées par l’École devront être revêtues des formes qui les rendent sacrées, pour être enseignées aux enfants de toutes les classes et aux ignorants de tous les âges ». Son vocabulaire déiste n’est donc qu’un artifice littéraire, qui varie d’ailleurs selon les circonstances. S’il est devenu prophète, c’est pour prophétiser un « positivisme scientifique », une religion « radicalement sécularisée » [ce que certains aujourd’hui veulent faire par la culture]. Les savants y feront la relève des prêtres ; ils aideront le christianisme « à reconnaître son essence : la glorification de la nature cachée depuis dix-huit siècles sous les allégories évangéliques » et susciteront l’activité des industriels [même chose aujourd’hui avec les industriels de la culture]. C’est là ce qu’il appelle « rétablir le christianisme en le rajeunissant ». » (t.2, pp 20-21)

« Si, poursuit Lubac, la prétention d’achever l’Évangile en en dévoilant l’essence éternelle n’allait pas chez Fourier sans un grain de folie malicieuse, elle n’allait donc pas chez Saint-Simon sans une dose assez forte d’astuce. Aucun des familiers de ce grand seigneur inventif, aimable, libertin, fantasque et opportuniste, devenu bourgeois spéculateur, ne semble avoir jamais perçu en lui… la moindre disposition mystique… Cependant, il aimait se donner des titres tels que « fondateur de religion », « pape de la nouvelle théorie scientifique », ou « destiné par le grand Ordre des choses à faire ce travail », et dans ses derniers mois, auprès de nouveaux disciples, il en vint à faire « figure de Messie ». C’est précisément ce que devait lui reprocher Auguste Comte, brouillé avec lui, en évoquant plus tard « ce célèbre jongleur », dont les prétentions messianiques étaient le « signe d’une incurable faiblesse intellectuelle ».  » (t.2, p.22)

Bref, ce « fondateur » d’une « religion de la Banque », comme l’appela Michelet, fut l’un des nombreux très faux disciples de Joachim. En plus de six cents ans, la vision de l’abbé de Flore avait eu le temps de subir de graves distorsions et contre-sens, et ce n’était pas fini. Mais il est vrai aussi que les contre-sens arrivent à peine un texte est-il écrit ou publié, ne serait-ce qu’en discrète édition numérique. Courage, il faut pourtant bien avancer. À suivre.

 

Notre arbre

Photo Alina Reyes

 

Le temps était venu où son visage
subissait dans des salles obscures
les dernières injures. Des hommes
applaudissaient. D’autres jetaient
sa dépouille ligotée à l’étal des vitrines.
Il faisait rutiler ses saletés, le monde.
Le monde mourait de grande bouffe
acquise à même ses égouts. Et la parole
était jour après jour défigurée
par des faussaires aux yeux en manque.

 

Pur désir du pur amour, ne hurlais-tu
en moi de douleur pour notre arbre,
l’enfance de notre âme insultée,
la vérité laissée à ses froids tortionnaires ?
Elles chuintaient, les fourches des serpents,
et la mort essayait d’attraper les petits.

 
Pur désir, pur amour, notre arbre relevé,

du ciel tu penches doucement ton visage,

que sa bonté, que sa beauté paraissent

à qui daigne lever la tête et l’incliner très bas

en te voyant si bas descendre, ô notre grâce,

afin que nous puissions monter, fleuris de blanc,

nouveau-nés par le sang et par l’eau

versés de ton coeur dans le nôtre,

au trône de tes bras ouverts.

 

Que disent les roseaux ?

Photo Alina Reyes

 

Le ciel est descendu au milieu des roseaux

où depuis la genèse la brise murmure sa parole

le ciel a songé entre les eaux et sa pensée

creusait doucement la berceuse

et le berceau de ce qui lui venait

dans la musique de la langue

en train de créer sur son ordre la lumière et la vie,

ses ailes,

à bord desquelles nous montons.