Bret Easton Ellis, le retour

FRANCE-CINEMA-FANTASTIC-ZOMBIE

photo Frederick Florin/AFP

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Ces derniers temps, l’épidémie de clowns menaçants actualise le roman Lunar Park, paru en 2005, tel un avertissement pour les temps présents et à venir. Voici le compte-rendu que je faisais de ce livre à l’époque.

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Œdipe Roi, La chute de la maison Usher, Bartleby le scribe, Le temps retrouvé, American psycho, Dr Jekyll et Mr Hyde, et sans doute d’autres fantômes littéraires habitent Lunar Park.

Lunar Park où les scènes de crime « sont immaculées ».

Ellis est l’écrivain du doute, lequel gagne du terrain à chacun de ses livres. Le voilà qui franchit avec ce roman la dernière étape, en obligeant le lecteur à se demander : « Non mais, est-ce qu’il se fout de nous ? »

La réponse est : oui. Lunar Park c’est la fête foraine, les artifices en forme de grosses ficelles sont tous là, monstres et terreur-pour-rire à gogo, l’auteur turbine mécaniquement, c’est que, voyez-vous, l’emplacement est cher, il faut le rentabiliser.

Après le génial Glamorama, qui consacrait la déréalisation du monde, que faire de soi et de son lecteur hébétés par cette mise à néant ? Où trouver encore la possibilité d’un roman ? Eh bien allons-y, au cœur de la famille, de ce rêve américain ou de ce qu’il en reste alors qu’on a tant besoin de lui par ces temps troubles et menaçants. Un foyer en guise de rêve donc, de parc d’attraction si attractif que ni le profond ennui ni le malaise invivable ne sauraient en chasser notre candidat au rôle de bon père de famille, Bret Easton Ellis himself !

Et puisque dans cette affaire tout est mensonge, allons jusqu’au bout, l’auteur en personne entre de plain pied dans le plat qu’il est en train de décongeler pour notre dîner. Voici donc l’autobiographie de B.E.E., il te fait pénétrer chez lui en confiance, installe-toi, l’écrivain célèbre te rappelle ses débuts, ses succès, te fait quelques confidences inédites sur ses amours et ses goûts sexuels, sa vie de riche et de drogué, il t’amuse avec des anecdotes telles que les Américains en ont le secret – ils font tous ça délicieusement, n’est-ce pas, que vous assistiez à une cérémonie des Oscars ou que vous lisiez une interview de grand écrivain, chacun y va de son clin d’œil, les grands de ce peuple vous le savez ont la politesse de l’humour et donc vous ne vous sentez pas dépaysé, ce garçon, Bret, si célèbre, est tout de même charmant de se montrer avec vous aussi simple, direct, comme si, mais oui, vous étiez de ses intimes… À moins qu’il ne se foute de vous ?

Dis, Bret, sommes-nous bien loin du réel ? Mais oui nous sommes loin, laisse-moi tranquille, j’ai un roman à écrire. En ce temps-là j’étais en mon adolescence te dis-je, le ciel tourne, la Grande Roue aussi, voici que vient le retour du temps, voici la vieille lune, il faut que je la baise avant qu’elle ne m’avale, alors tant pis si je te trompe avec, j’ai ma peau à sauver !

Une fois devenu quasiment l’un de nos proches, Bret – nous pouvons bien l’appeler Bret – nous raconte maintenant comment il a eu un fils avec la star de cinéma Jayne Dennis, comment leur folle vie de célébrités les a aussitôt séparés et comment, désireux de faire une fin, il l’a retrouvée dix ans plus tard pour l’épouser et vivre avec elle, son fils et sa fille à elle dans une banlieue chic de la côte Est. Maintenant nous voici invités chez lui à une fête d’Halloween, le décor est planté, un décor de mort.

Bret casé, une fois énumérées quelques marques des vêtements de son fils, que va-t-il bien pouvoir nous raconter ? Nulle nuit citadine agitée en vue, nul(le) top-model dans les parages. Un dîner chez les voisins où tous les couples présents ne parlent que de leurs enfants gavés de Ritaline et autres anxiolytiques, une réunion de parents d’élèves… À l’évidence tout le monde est fou, tranquillement mais bien profond, même le chien Victor, important personnage, est sous Prozac. Tout le monde est fou, plus rien n’a de sens, mais l’argent et les médicaments maintiennent un semblant de vie dans ce corps social en état de décomposition avancée. Les jeunes garçons des environs disparaissent mystérieusement l’un après l’autre, Bret entretient un semblant de liaison avec l’une de ses étudiantes, à l’Université proche où il donne des cours de creative writing, rien d’abouti puisque plus rien ne saurait aboutir à quoi que ce soit. Bret ne couche plus avec sa femme adulée par des millions de fans, plus de goût à ça non plus, une fois par semaine ils suivent une thérapie de couple en plus de son rendez-vous personnel chez une psy pour laquelle il s’invente de faux rêves. Bret enfin n’arrive pas à communiquer avec Robby, son fils de onze ans qui n’aime que la lune et les étoiles, et qui lui, reste silencieusement mais résolument hostile.

Et Bret, bien entendu, replonge dans l’alcool et les drogues.

Pendant ce temps, « la maison pelait ». La peinture toute neuve des murs extérieurs s’écaille de plus en plus, au point qu’une nuit il a l’air de neiger. Et les phénomènes inexpliqués se multiplient, dans le registre ordinairement grand-guignolesque de l’horreur : la peluche enfantine qui s’avère vivante et capable de se transformer en gros monstre poilu et tueur, la moquette qui pousse comme quand on la fume trop, les ordinateurs qui délivrent de mystérieux messages, la vidéo venue de l’au-delà, la voiture fantôme, le double surgi du passé… C’est ridicule mais on a peur quand même, oui, peur pour Bret, qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans la tête pour se laisser aller à un tel cirque ?

Apparemment un gros complexe d’Œdipe pas réglé, énorme sentiment de culpabilité pour ne pas avoir su être un fils et ne pas savoir être un père. « C’est le temps retrouvé, pas vrai, Bret ? » Oui mais ce temps n’a rien d’un paradis, ce temps est celui d’un enfer trop longtemps refoulé, le temps de l’écrivain dont la vie est « un maëlstrom de mensonges », qui sait qu’écrire lui « coûtera un fils et une femme », qui sait sans se l’avouer que sa conduite avec Aimée Light, son étudiante, lui vaudra le reproche de son double accusateur, qui se sait traître et démissionnaire, et que de plus torture sa responsabilité d’auteur.

« Je Suis De Retour », « je suis partout », dit l’être qui le poursuit. Si ce qu’il a écrit devient réel, et si ce réel est criminel ? Bret encore une fois sous nos yeux se dédouble, il y a lui et l’écrivain, l’écrivain a son existence autonome, incontrôlable :

« Pendant les quatre heures qui ont suivi, il s’est passé quelque chose dont je ne me souviens pas. L’écrivain a rempli les blancs. »

Le désastre accompli, l’auteur se paie une dernière fois notre tête avec une louche de sentimentalisme suspect. Voilà, c’est tout, c’est fini. Vous êtes frustré, un peu vexé, vous vous êtes fait balader et vous vous demandez secrètement si ce n’est pas ce qui vous arrive tout le temps dans votre vie, vous faire balader, vous vous demandez si ce n’est pas ce qui arrive de plus en plus à tout le monde dans ce monde où tout est de moins en moins sûr, vous vous demandez si vous aussi vous ne serez pas dévoré par le passé. Alors vous n’avez pas bien envie de reconnaître que, pourtant, c’était un grand livre.

Dans la nuit du divin

PHO2b66fff6-602c-11e4-8f16-c968e96369b4-805x453crédit photo : INAH

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Un jour, invitée à faire une intervention poétique dans la grotte de Gargas, j’ai inventé sur place (et le lendemain écrit) que les peintures pariétales préhistoriques figuraient un ciel nocturne, avec son bestiaire, dans le noir des grottes. Une scientifique a essayé de démontrer que Lascaux représentait les constellations à telle période de l’année. Mais son livre ne fut pas convaincant, car la vérité du poète a lieu dans un tout autre univers. Celui de l’homme total, de l’univers total.

Aujourd’hui je lis ceci, à propos d’une grande découverte dans la cité pré-aztèque de Teotihuacan :

«Cette voie courait au niveau de la nappe phréatique parce que selon les mythes, l’inframonde a sa propre géographie métaphorique: ses rivières, ses montagnes, ses lacs et même son propre ciel», a expliqué le scientifique. Son équipe a relevé sur «les murs et les voûtes du tunnel une poudre d’un minéral métallique, fait d’hématite et de magnétite, ce qui révèle qu’on y entrait avec des torches et que tout s’illuminait comme un ciel d’étoiles scintillantes».

La stratégie du choc, par Naomi Klein (11) Pologne, Chine : le « traitement de choc » en terres communistes

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Nous continuons d’avancer dans ce livre qui dresse un panorama de ce que l’auteur appelle « la montée d’un capitalisme du désastre » dans le monde au cours des dernières décennies. Voici quelques extraits significatifs du chapitre 9.

« Tout comme le FMI avait réussi à introduire en douce la privatisation et le « libre-échange » en Amérique latine et en Afrique sous le couvert de programmes de « stabilisation » d’urgence, Fukuyama essayait d’introduire le même programme fortement contesté à la vague de démocratisation qui déferlait de Varsovie à Manille. Fukuyama avait raison d’affirmer que le droit de tous les citoyens de s’autogouverner de façon démocratique faisait l’objet d’un consensus de plus en plus fort et irrépressible, mais il n’y avait que dans les rêves les plus fous du secrétariat d’État que les citoyens en question réclamaient à grands cris un système économique qui les dépouillerait de leur sécurité d’emploi et entraînerait des licenciements massifs.

S’il y avait un véritable consensus, c’était celui-ci : pour quiconque avait échappé aux dictatures de gauche comme de droite, la démocratie signifiait une participation aux grandes décisions, et non l’application unilatérale et forcée de l’idéologie d’autrui. En d’autres termes, le principe universel que Fukuyama appelait le « droit souverain du peuple » comprenait le droit souverain d’établir les modalités de la distribution de la richesse au sein de son pays, depuis l’avenir des sociétés d’État jusqu’au financement des écoles et des hôpitaux. Un peu partout dans le monde, des citoyens étaient prêts à exercer leur droit démocratique (arraché de haute lutte), à être enfin les auteurs de leur destinée collective. » (pp 225-226)

« Pour Deng et le reste du Politburo, les possibilités offertes par le libre marché étaient désormais illimitées. De la même façon que la terreur à la Pinochet avait ouvert la voie au changement révolutionnaire, la place Tiananmen rendait possible une métamorphose radicale, sans risque de rébellion. Si la vie des ouvriers et des paysans devenait plus difficile, deux choix s’offraient à eux : l’accepter tranquillement ou faire face à la furie de l’armée et de la police secrète. (…) En d’autres termes, c’est le choc du massacre qui rendit possible la thérapie de choc.

Dans les trois années suivant le bain de sang, la Chine ouvrit toutes grandes ses portes aux investissements étrangers, notamment par le truchement de zones économiques spéciales créées aux quatre coins du pays. En annonçant ces initiatives, Deng rappela au pays qu’ « au besoin, on prendra tous les moyens pour étouffer les bouleversements, dès les premiers signes d’agitation, au moyen de la loi martiale et même d’autres méthodes plus rigoureuses ».

C’est cette vague de réformes qui fit de la Chine l’  « atelier de misère » du monde, l’emplacement privilégié des usines de sous-traitance d’à peu près toutes les multinationales de la planète. Aucun pays n’offrait des conditions plus lucratives que la Chine : des impôts et des tarifs douaniers peu élevés, des fonctionnaires faciles à soudoyer et, par-dessus tout, une multitude de travailleurs bon marché qui, par peur des représailles, ne risquaient pas de réclamer de sitôt des salaires décents ou les protections les plus élémentaires. » (pp 232-233)

« Reflet fidèle de l’État corporatiste dont Pinochet fut le précurseur au Chili : un chassé-croisé en vertu duquel le milieu des affaires et les élites politiques unissent leurs pouvoirs pour éliminer les travailleurs en tant que force politique organisée. Aujourd’hui, on observe la même collaboration : en effet, les sociétés technologiques et les grandes entreprises de presse internationales aident l’État chinois à espionner ses citoyens et s’arrangent pour que les étudiants qui effectuent des recherches sur le Web – en tapant par exemple « massacre de la place Tiananmen » ou même «  démocratie » – fassent chou blanc. » (p.234)

En Pologne, la thérapie de choc, loin d’entraîner de simples « bouleversements provisoires » comme Sachs l’avait prédit, provoqua une dépression caractérisée : deux ans après l’introduction des premières mesures, la production industrielle avait diminué de 30 %. En raison des compressions gouvernementales et des produits importés bon marché qui inondaient le pays, le chômage monta en flèche. (…) La thérapie de choc, qui eut pour effet d’amoindrir la sécurité d’emploi et d’augmenter considérablement le coût de la vie, n’était donc pas la route que la Pologne aurait dû emprunter pour devenir un des pays « normaux » de l’Europe (où les lois du travail sont strictes et les avantages sociaux généreux). Elle débouchait au contraire sur des inégalités criantes, comme dans tous les pays où la contre-révolution avait triomphé, du Chili à la Chine. » (p. 235)

à suivre

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Surréalisme et surrection

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Des si belles poutres apparentes du surréalisme, j’en vois deux, l’une nommée niaiserie et l’autre dogmatisme, qui m’inspirent quelque méfiance envers la fiabilité générale de la charpente et me font préférer Dada, plus brut, le Grand Jeu, plus risqué, ou des personnalités périphériques telles Arthur Cravan ou Antonin Artaud, qui réellement vécurent la poésie au lieu de se faire plaisir à la tripoter et jouer à faire « comme si ». Comme si l’on vivait vraiment dangereusement, poétiquement, alors que l’on est fort bien installé, et surtout préoccupé de maintenir une position acquise par quelques habiles manipulations de concepts et de personnes. À cet égard, Breton n’est ni le pire ni le dernier de cette tendance française à produire de la pensée de (grande) surface – une tendance qui n’a fait que se développer et croître avec la médiatisation.

C’est bien ce que signalent ces deux poutres traîtresses, mais non maîtresses, ce qu’elles disent non des surréalistes, qui furent divers, mais du surréalisme. La tendance à la niaiserie, qui se manifeste par un foi complaisante en toute une bimbeloterie littéraire et spirituelle comme l’exaltation un peu douteuse de l’amour fou, la pratique du cadavre exquis ou l’intérêt pour l’astrologie, sent son art épate-bourgeois ; tandis que le dogmatisme guindé de Breton fleure son chef d’entreprise autoritaire, sinon paternaliste.

Breton est un révolutionnaire avec-culottes, bourgeois fin et lettré tout à la fois décidé à se libérer des carcans et à régner. Il a su reprendre Dada, l’éduquer comme on éduque un enfant turbulent, lui donner une culture originale en lui faisant redécouvrir œuvres et auteurs négligés par l’Histoire et l’Académie, en faire un jeune homme brillant, délicieusement subversif mais tout de même acceptable en société, voire très prisé dans les salons. Indéniablement la voix de son maître empêtre souvent le surréalisme dans le-surréalisme-pour-le-surréalisme, alors que son ambition proclamée est le surréalisme pour la vie.

Le phénomène se produit dans toutes les écoles – combien de situs ne voit-on faire, à leur corps et esprit défendants bien entendu, du situationnisme-pour-le situationnisme ? Pourtant le surréalisme fut et reste une aventure et une force magnifiques, grâce à la multitude de grands artistes qu’il sut inspirer, grâce à son universalisme, à sa puissance de pénétration des inconscients, puissance à la fois immédiate et durable qui en fait une expérience toujours à renouveler et réinventer, toujours actuelle. Contrairement au Nouveau Roman par exemple, le surréalisme vieillit bien parce qu’il ne vieillit presque pas, parce que malgré ses impasses il est un mouvement perpétuel, un œuf constamment prêt à éclore, un chemin toujours de nouveau à défricher. Et ceci autant du fait de ses faiblesses et de ses facilités, qui le rendent accessible par bien des voies, que par sa qualité essentielle : être une invitation permanente aux noces très intimes de l’art et de la vie.

Le surréalisme est toujours vivant, mais non pas où il perpétue les procédés qui l’ont fondé. Il est vivant là où justement l’on ne songe généralement pas à l’appeler surréalisme. Il est vivant où il se dépasse, perd ce suffixe en isme qui en fait un système vite stérilisant, vidé de ressort. Sarane Alexandrian m’offrit son amitié, m’ayant trouvée surréaliste. Mais peut-être suis-je surtout surréelle, irradiant le féminin de virilité. Mon art, nourri de mille racines et radicelles courant dans la chair des eaux, des terres, des cieux, je l’appelle surrection, car j’aime être à la fois livrée au monde et tendue en lui.

*22 avril 2017 : plus je lis ou relis Breton, plus je le trouve à relire, astringent, bénéfique. Honneur à lui, vrai combattant.