Le sexisme fait des ravages dans toutes les parties de la société et dans toutes les parties du monde mais le combat contre ce fléau a tendance à se perdre sur des voies contraires à son but. Un fort courant du féminisme œuvre à épouvanter les femmes au sujet de leur corps, tout en leur faisant croire que ce corps est l’objet, sur ces sujets faussés, de quelque complot de la société pour les asservir. On a vu récemment des articles présentant l’épisiotomie comme une barbarie effroyable, pratiquée sans discernement ni sans l’accord des parturientes (comme si médecins et sage-femmes n’étaient pas mieux à même de juger comment se présente la naissance et comment il faut la faciliter dans l’intérêt de l’enfant et de la mère), et qui laisserait des séquelles et des souffrances immenses et sans fin. Bien souvent ces articles sont écrits par des idéologues qui, comme des adolescents au stade larvaire, dans leur inquiétude à l’idée de changer de statut trouvent quelque satisfaction à se raconter des histoires effroyables sur la vie des papillons.
Présenter l’épisiotomie comme monstrueuse c’est à la fois idéaliser l’accouchement (en voulant ignorer les particularités de la morphologie humaine qui en font une opération difficile ) et l’avoir en terreur (la hantise d’une aide médicale torturante cachant celle de la torture de l’accouchement lui-même). Cette fragilisation psychique des femmes se manifeste par d’autres réactions névrotiques, comme celles qui consistent à se sentir culpabilisées ou infériorisées à tort et à travers, et à pousser les autres femmes au même mal-être. On dira par exemple que ceux des hommes qui s’étalent dans les transports en commun, qui en prennent à leurs aises, jambes écartées sur leur siège, donnent un sentiment d’infériorité aux femmes. Pourquoi la grossièreté d’autrui donnerait-elle à quiconque un sentiment d’infériorité ? C’est illogique et absurde, mais certaines féministes y croient dur comme fer et propagent cette idée en exigeant, outrées et intimement blessées, l’arrêt de ce comportement, qui a reçu le nom de manspreading.
La campagne actuelle de l’UNICEF en faveur de l’allaitement provoque des réactions analogues. Informer sur les conséquences sanitaires positives de l’allaitement et promouvoir une société où il serait facilité – en public, sur le lieu de travail… – est regardé comme « culpabilisant ». Le rejet est fort, irrationnel, et cette fois partagé par beaucoup d’hommes. C’est que l’allaitement est vu par ces personnes d’une part comme un geste animal, dégradant, d’autre part comme une corvée. Simone de Beauvoir, qui ne fut jamais mère, a des mots épouvantables sur la maternité. À propos de la grossesse et de l’accouchement s’enchaînent sous sa plume les « problèmes », l’ « angoissant », le « singulièrement effrayant », les « terreurs », la « maudite », la « mutilation », l’ « impotence », la femme « jouet de forces obscures… ballotée, violentée », le « martyre », l’ « instrument souffrant, torturé »… Tandis que celles qui aiment la maternité sont qualifiées de « pondeuses » qui « cherchent avidement la possibilité d’aliéner leur liberté » de femme « aliénée dans son corps et dans sa dignité sociale »… Selon elle « dans le sein maternel, l’enfant est injustifié », il est « un polype né de sa chair et étranger à sa chair » qui « va s’engraisser en elle », elle qui est « la proie de l’espèce », comparée aux « autres femelles mammifères ». Bref, « celles qui traversent le plus facilement l’épreuve de la grossesse, ce sont d’une part les matrones totalement vouées à leur fonction de pondeuse, d’autre part les femmes viriles qui ne se fascinent pas sur les aventures de leur corps. » Il y en a des pages et des pages (deuxième tome du Deuxième sexe), j’abrège : c’est ainsi que la volonté de libérer les femmes se change sous nos yeux en manifestation d’une peur panique puritaine du corps des femmes, une gynophobie que les mâles religieux de toutes les religions réunies ne sauraient dépasser.
Toujours selon Beauvoir, une fois l’enfant né la femme « est stupéfaite de l’indifférence avec laquelle elle l’accueille » et une fois sorties de l’hôpital beaucoup « commencent à le regarder comme un fardeau ». Autant dire que « l’allaitement ne leur apporte aucune joie, au contraire, elles redoutent d’abîmer leur poitrine ; c’est avec rancune qu’elles sentent leurs seins crevassés, leurs glandes douloureuses ; la bouche de l’enfant les blesse ; il leur semble qu’il aspire leurs forces, leur vie, leur bonheur. Il leur inflige une dure servitude et il ne fait plus partie d’elles : il apparaît comme un tyran ; elles regardent avec hostilité ce petit individu étranger qui menace leur chair, leur liberté, leur moi tout entier. » Il y en a encore des pages, jusqu’à la « haine déclarée » et les « mauvais traitements » pour les pires cas – mais selon elle les mères ordinaires sont incestueuses, sadiques, dominatrices… Certes de telles mères existent, mais Beauvoir s’aveugle en ne faisant pas le lien entre le dégoût du corps féminin qu’elle exhibe elle-même et ces conséquences sur la maternité. C’est ainsi qu’une intellectuelle pour le moins gravement névrosée a engagé pour des décennies le féminisme dans une voie d’épouvante qui continue à montrer sa nuisance aujourd’hui. À parler comme les curés de ce qu’elle ne connaissait pas, Beauvoir a, comme eux sur la sexualité, engagé celles et ceux qui la suivent dans l’erreur absolue, d’autant plus dramatique qu’elle concerne le rapport à l’enfant.
Bien évidemment chaque femme doit avoir le choix d’allaiter ou non. Mais sans une bonne information, le prétendu choix n’en est plus un mais conformation souvent inconsciente à l’idéologie dominante du milieu dont on fait partie. Parlant de ce que je connais (j’ai eu et allaité deux enfants dans mes vingt ans, puis deux autres dans mes quarante ans), je veux dire ce que savent beaucoup de femmes : que la grossesse et l’allaitement ne sont pas des « épreuves épuisantes » contrairement à ce qu’elle affirme, mais des temps de belle aventure. Que ce n’est pas l’UNICEF qui met la pression sur les femmes en œuvrant pour la facilitation de l’allaitement, mais la société qui les contraint souvent d’y renoncer ou de l’abandonner – je l’ai vécu, comme d’autres. Allaiter facilite beaucoup la vie par rapport à nourrir au biberon (y compris la nuit : le père peut toujours participer en donnant à l’occasion un biberon, mais pouvoir mettre son enfant au sein sans avoir à se lever ni entendre se lever l’autre parent, en gardant le berceau près de soi, est très appréciable). L’allaitement, passées les toutes premières fois, est un geste extrêmement simple, qui ne fatigue pas plus que nous ne sommes fatigués d’avoir à respirer. Il n’abîme pas les seins, il est excellent pour la santé de l’enfant et celle de la mère. C’est l’un des grands bonheurs de la vie, ne laissons pas les idéologies puritaines nous en priver.