café du matin, à la cuisine, tandis que tout le monde dort encore dans la maison
photo Alina Reyes
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J’actualise ma note en ajoutant après les premières 50 œuvres données hier 50 autres œuvres Maïakovski, nuage en pantalon
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Asteure, comme dit Montaigne, et donnée dans l’ordre où me sont venus spontanément, ce soir, (au gré de ma mémoire, n’ayant pas ma bibliothèque avec moi) ces 50 titres, voici ma sélection dans ma bibliothèque de sable. Je n’ai pas choisi des livres mais des œuvres. Le plus souvent j’ai lu d’autres œuvres des auteurs cités, parfois même toute ou quasi-toute leur œuvre, comme pour Borges, Kafka, Stevenson, Poe, Schwob, Rimbaud, Artaud, Nietzsche, Nerval, mais j’ai choisi de ne donner qu’un titre, celui qui me venait.
Axolotl de Julio Cortazar
Le livre de sable de Jorge Luis Borges
Les Chimères de Gérard de Nerval
Odyssée d’Homère
Fragments d’Héraclite
Coran
Bible
Impressions d’Afrique de Raymond Roussel
Le livre de Monelle de Marcel Schwob
Journal de Franz Kafka
Le Nez de Nicolas Gogol
Siddhartha de Hermann Hesse
Le Nuage en pantalon de Vladimir Maïakovski
Maintenant d’Arthur Cravan
Les Illuminations d’Arthur Rimbaud et Germain Nouveau
Phénoménologie de l’esprit de Hegel
La Montagne de l’âme de Gao Xinjiang
M/T et l’Histoire des merveilles de la forêt de Kenzaburô Oé
Voyage avec un âne dans les Cévennes de Robert Louis Stevenson
La chute de la maison Usher d’Edgar Poe
Éloge des oiseaux de Giacomo Leopardi
Le théâtre et son double d’Antonin Artaud
Tao Te King
Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Niezsche
Le poème de la montagne de Marina Tsvetaïeva
Routes d’antan de Papusza
L’Os à vœux, poèmes narratifs des Indiens crees
Vivre de Milena Jesenska
Le Paysan de Paris de Louis Aragon
Nadja d’André Breton
Ravensbrück de Germaine Tillion
La Poussière du monde de Jacques Lacarrière
Mathnâwi de Djalâl-od-Dîn-Rûmî
Yvain le chevalier au lion de Chrétien de Troyes
Où roules-tu, petite pomme ? de Léo Perutz
Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki
Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë
Melmoth de Charles Robert Maturin
La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss
Cahiers de Vaslav Nijinski
Sur la route de Jack Kerouac
Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline
Howl d’Allen Ginsberg
Mémoires d’un Sioux de Black Elk
Les Vagabonds du nord-ouest américain de Douglas Harper
Le Chant des pistes de Bruce Chatwin
Tous les Bony d’Arthur Upfield
Djamilia de Tchinghiz Aïtmatov
Le grand livre des Oiseaux de John James Audubon
Le Pèlerinage aux sources de Lanza del Vasto
L’idée de réaliser cette revue de titres m’est venue en lisant celle de la « Bibliothèque personnelle » de Borges, avec ses 74 titres en 1985 – il devait en donner cent et préfacer chaque livre mais il est mort avant d’avoir pu la finir, en 1988. Je donnerai peut-être une suite à la mienne, en postant cette note je pense déjà à d’autres titres, mais je la laisse ainsi pour l’instant, telle qu’elle est venue à l’instant.
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Voici la suite des œuvres présentes dans ma bibliothèque intérieure :
Le Necronomicon, seul livre de ma liste que je n’ai pas lu, mais que j’ai été amusée de trouver un jour chez un bouquiniste (alors que c’est un livre imaginaire)
Moby Dick d’Hermann Melville
Don Quichotte de Miguel de Cervantes
Les Mille et une nuits
La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars
Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain-René Lesage
Axion esti d’Odysseas Elytis, chanté par Mikis Theodorakis
Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare, sur scène
La Divine comédie de Dante Alighieri
L’Autre côté d’Alfred Kubin
Nous autres d’Ievgueni Zamiatine
Lettres de Vincent Van Gogh
Armen de Jean-Pierre Abraham
Les Structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand
Encyclopedia Universalis
Zohar
L’Eau et les rêves de Gaston Bachelard
Mythes sur l’origine de l’homme de Xavier Yvanoff
Dictionnaire (tous les dictionnaires)
Les Saltimbanques de Guillaume Apollinaire, récité à l’école primaire et resté dans les veines comme un alcool
Messie de Haendel (et toutes les partitions que j’ai chantées)
Corto Maltese d’Hugo Pratt
Les Tables de multiplication (vraies tables de la loi)
Les Traces d’animaux dans la neige fraîche
Les Formes des nuages
Les Chants des oiseaux
Les Bruits de l’eau
Les Souffles du vent
Les Rumeurs de la pluie
Les Grondements des orages
Les Battements des cœurs
Les Comptines chantées aux bébés
Les Odeurs
Les Goûts
Les Textures
Les Paysages
Les Arbres
Les Herbes
Les Animaux
Les Visages
Les Corps
Les Rires
Les Cris
Les Pleurs
Les Halètements
Les Couleurs
Les Lignes
Les Points
Les Étoiles
L’Invisible
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Le duc du Livre du Duc des vrais amants a-t-il jamais existé ? Si le texte et ses illustrations ne donnent aucun indice sur l’identité de celui dont l’auteure se présente comme une sorte de ghostwriter, c’est peut-être que celui pour qui elle dit je est lui-même le fantôme de l’affaire, son prétexte pour se faire homme le temps d’un roman, tout en gardant la main, sa main de femme et de militante de la cause des femmes qui récupère la romance mensongère racontée par les hommes pour finalement la démystifier. Et après tout, peu importe qu’il ait existé ou non. Car, tout séduisant amoureux qu’il soit, il n’est qu’un stéréotype. Il est même moins que l’archétype de l’amant tel que l’élaborèrent les romans de fin amor. En ce début du XVe siècle, on est déjà bien loin de Chrétien de Troyes, de ses chevaliers valeureux et aventureux, hommes accomplis affrontant tous les dragons du monde par sens de l’honneur, le leur, celui du roi et celui de leur dame. Ici l’amant est un tout jeune adolescent qu’une jeune femme mariée à un vieil homme pénible va jouer à séduire. Mais le garçon charmant finira en homme comme les autres, et de l’histoire d’amour il ne restera rien, qu’un sentiment de gâchis.
Christine, comme elle s’appelait elle-même, essaie-t-elle donc de décourager les femmes de l’amour ? Loin de là. Elle-même, avant la mort de son aimé, a vécu avec lui le grand et heureux amour. Ils étaient tous les deux jeunes et amoureux, ils ont eu trois enfants, et bien des indices dans ce livre montrent qu’elle a goûté pleinement tous les plaisirs de l’amour, qu’ils ont joui d’une vie amoureuse ardente et accomplie. Christine ne repousse pas l’amour, au contraire : elle met en garde les femmes contre le faux amour. En a-t-elle eu l’expérience après son veuvage ou l’a-t-elle simplement observé autour d’elle ? En tout cas c’est une femme redoutablement intelligente qui dénonce l’illusion d’aimer à laquelle hommes et femmes s’adonnent volontiers comme à un vin, une drogue. Ainsi que le fera bien après elle Stanley Kubrick dans son film testament, Eyes Wide Shut, Christine déploie le spectacle de l’ivresse amoureuse, mais jusqu’à la gueule de bois. Et quand Nicole Kidman, au bout du compte, déclare à la fin du film qu’il ne reste au vrai couple qu’à laisser au néant les fantômes et à recommencer à faire l’amour, il semble que Christine ait écrit son dialogue. Ce sont bien souvent les conseils les plus simples qui sont les plus subtils et les plus difficiles à comprendre. Lors d’une journée consacrée à ce livre, j’ai entendu des agrégatives se demander comment on pouvait qualifier de féministe une auteure qui donnait aux femmes, à travers le personnage de Sibylle de la Tour, des recommandations telles que de s’occuper de leurs travaux et de leur foyer plutôt que de rêver d’amants. Mais Christine de Pizan fait la même chose qu’allait faire Cervantès deux siècles plus tard avec son Don Quichotte : non seulement prévenir les hommes et les femmes contre les vaines rêveries, mais aussi et surtout, ce faisant, dénoncer une société rigide, hypocrite, bornée, liberticide. Car le rêve ne devient néfaste que parce qu’il est interdit de cité.
« Dames d’honneur, sans vouloir vous déplaire,
Je vous conseille que de vous vous écartiez
Les imposteurs, croyez-moi, sans colère,
De ces méchantes langues il faut vous méfier »,
écrit Sybille à l’amante. Et si l’histoire est narrée par le duc, et selon son point de vue, c’est elle, la dame, qui a les derniers mots du livre :
« Seule Mort l’en détachera,
Qui m’a atteinte. »*
Mais le poème virtuose qu’est le roman de Christine de Pizan recèle d’autres audaces que celles de sa versification et que cet avertissement implacable, qui démolit la romance et met à nu des fonctionnements sociaux tristes et mortifères sous leurs apparences joyeuses. Il est aussi, malicieusement, une ode à l’amour physique, l’amour vrai pour le coup, l’amour des vrais amants. Alors que la règle de l’amour courtois est de ne pas aller « jusqu’au bout » et de se contenter de flirter indéfiniment, hypocritement et stérilement, les embrassades étant permises mais pas la pénétration, Christine ponctue son texte de petits mots aussi importants que les petites fleurs dans les tapisseries de dame et de licorne, et qui sont autant d’évocations des plaisirs bien crus et nus de l’amour. Le jeune homme, auprès de la dame, « attise son tison ardent » (celui qui est dans son cœur, bien sûr) et se compare à « un papillon attiré par la chandelle » ou à « un oisillon qui se prend à la glu » ; une fois de retour chez lui, seul, il s’étend sur son lit sans pouvoir dormir, obsédé par « la douce et exquise piqûre d’amour » ; une autre fois, il prend congé d’elle « après la dégustation des épices » ; d’autres fois la dame se fait préparer des bains et invite le jeune homme à venir la voir prendre son bain (Ains joye avoye perfaitte, « j’avais une joie parfaite », Se ce m’estoit grant delis, « mon plaisir était immense »…) ; une autre fois, loin d’elle, il lui écrit que son ardent désir l’épuise, lui parle de ses transports d’ardeur ; une autre fois encore, il lui demande de le soulager de son désir amoureux ; une autre fois, après l’amour, il se félicite d’avoir pris la peine de tenir les chevaux (il s’est déguisé en palefrenier pour la rejoindre) pour en retirer « un si doux et délicieux salaire ». Ces chevaux ne sont-ils pas aussi ceux de son ardeur qu’il a retenue pour la rejoindre ? Au milieu du XIIIe siècle, dans le Fabliau de la dame qui demandait l’avoine pour Morel, Morel était le nom d’un cheval noir pour lequel, par code entre eux, la dame demandait à son mari de l’avoine, c’est-à-dire, en décodé, lui signalait qu’elle désirait faire l’amour. Comprenons aussi que tout au début, quand le jeune puceau s’en va à la chasse aux connilz, ces « lapins » désignent aussi, déjà, les cons, les sexes des femmes. À n’en pas douter, Christine n’ignorait rien de l’amour vrai, et duc signifiant conducteur, son livre pourrait s’intituler Guide des vrais amants.
* éd Champion Classiques, traduction Dominique Demartini et Didier Lechat
La pensée s’étend dans tous les sens, flaire partout. À travers le fouillis des odeurs, les pistes se précisent, les parfums se distinguent, tracent des voies. Dans la vaste bibliothèque laborieuse, je suis le tigre de mon poème, ma thèse.
J’en suis à ma centième page écrite ornée (davantage sont écrites). Les précédentes sont ici
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par Thomas Struth
(source)
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par Melvin Sokolsky pour le Harper’s Bazaar
(source)
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*et une interprétation maison vite fait, à l’instant, photo Alina Reyes
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Le texte de Michel Foucault sur ce tableau
Une conférence du professeur Philippe Desan sur « Foucault et « Las Meninas » «
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enregistré hier à la Sorbonne
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« …l’une de mes esquisses. C’est ce que j’appelle un texte : une rose blanche du jardin (…) Est-il possible de lire les apparences naturelles comme des textes ? »
John Berger, lettre à son fils, lue dans ce documentaire sur l’auteur dessinateur engagé qui vient de mourir, visible, et à voir, sur Arte pendant 27 jours encore
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