En regardant Le maître du haut château

J’ai commencé à regarder la série The Man in the High Castle, d’après le roman que je n’ai pas lu. Torture, chantage, élimination : les techniques des nazis n’appartiennent pas au passé, et l’uchronie de Philip K. Dick a bien lieu dans un temps, le nôtre, mais de façon cachée, souterraine et, dans les sociétés « avancées » comme la nôtre, en s’en prenant à tout dans un être mais pas au corps, justement afin d’éviter que par sa disparition il ne signale l’existence de ce monde immonde à l’arrière de notre monde. Pas de gaz pour éliminer les personnes qu’on veut éliminer, on les étouffe autrement, tout en les laissant vivre afin que leur vie apparente serve de témoignage contre elles-mêmes, si jamais elles voulaient dénoncer des faits qui seraient alors déclarés faux. Pour les néonazis souterrains, ceux qui n’affichent aucun signe de nazisme, qui ne se savent même pas eux-mêmes nazis, voire qui se croient humanistes et le font croire, un vivant rayé de la société est moins dangereux qu’un vivant qu’on a physiquement tué. Les morts crient, mais on peut empêcher les vivants de parler, ou de parler assez fort pour qu’on les entende. Cependant les vivants seront morts quand même un jour, et le jour viendra où leur cri sera entendu et leurs bourreaux démasqués, et le voile sur leur monde immonde arraché.

L’humble aristocratie d’esprit des Grecs de l’Odyssée, ou l’égalité en douceur

Une statue d'Arété, reine des Phéaciens, à Ephèse (image wikimedia)

Une statue d’Arété, reine des Phéaciens, à Ephèse (image wikimedia)

Dans l’Odyssée, presque chaque personnage dont il est question est dit le ou la meilleure, dans tel ou tel domaine, force, beauté, vaillance, sagesse, intelligence, etc. (vertus également distribuées aux personnages féminins et aux personnages masculins, divins ou humains – bien que peignant une société patriarcale, Homère, lui, n’est pas sexiste). Les Grecs anciens aiment l’excellence, et c’est d’autant plus beau que leur élitisme est à la fois fier et humble, ne manquant ni d’élégance ni de générosité. Tous ces meilleurs et meilleures en ceci ou cela (même si par ailleurs ils peuvent avoir d’horribles torts ou défauts) sont en fait, précise quasiment toujours le texte, le meilleur ou la meilleure… après tel ou telle autre, ou tout au moins avec tel ou telle autre.

L’élitisme des Grecs est partagé, un peu comme don et contre-don, mais gratuitement, par grâce, par amour. Il n’est pas le signe d’un désir d’être premier – puisqu’on s’empresse de placer toujours une autre personne au-dessus de la meilleure personne – ni d’une volonté de hiérarchisation des êtres humains, même s’il y a bien dans les faits des hiérarchies sociales, mais celui d’une capacité pleine de fraîcheur à s’émerveiller, et notamment à s’émerveiller de la nature humaine, et des qualités d’autrui comme de soi. Les adjectifs « divine », « divin », et apparentés, émaillent tout le texte et peuvent s’appliquer à tout être – beaucoup se sont étonnés, à travers les siècles, qu’Homère ait qualifié un porcher de divin – c’est qu’ils n’ont rien compris à Homère.

Seuls quelques criminels particulièrement indignes, comme Égisthe, ne suscitent aucune reconnaissance de quelque supérieure qualité et n’inspirent aucun respect. Ulysse dans une très belle scène rend hommage à l’un de ses compagnons qui n’est ni vaillant au combat, ni futé, mais mort d’ivrognerie, avec le même respect qu’il le ferait pour un compagnon plus doué ou plus noble. Le rapport entre hommes et femmes est aussi très égalitaire, malgré des rôles sociaux définis : tous ces guerriers par exemple obéissent avec joie à Circé (après qu’elle leur a rendu depuis longtemps leur forme humaine), comme ils obéiraient à un homme qui serait d’aussi excellent conseil ; Pénélope, Hélène, Arété et bien d’autres femmes sont écoutées avec grand respect (mais les traductions, j’en ai déjà parlé, ajoutent souvent du sexisme où il n’y en a pas dans le texte). Les qualités de cœur des uns, des unes et des autres, ne sont pas vantées mais à tout instant manifestées. Une même épithète, largement appliquée, peut signifier aussi bien « au grand cœur » que « au grand courage ». Voilà sans doute le plus bel élitisme de l’Odyssée.

Commencé ce lundi la traduction du chant 12 – sur 24. Ce qui me tient des heures à ma table n’est pas tant le désir de terminer vite que le désir de continuer à lire. Je suis prise par le texte comme on peut l’être par un excellent polar. En français, non. Mais en grec, oui, c’est une merveille absolue. Moi non plus je ne pourrai pas la restituer toute en français, mais je ferai de mon mieux, après tant d’autres, meilleurs hellénistes que moi.

La leçon de Tantale

Finissant de traduire le chant XI, une visite aux enfers très antérieure à celle de Dante mais non moins puissante ni moins belle – plus, même, à mon sens, ne serait-ce que par son caractère originel – j’arrive au supplice de Tantale et j’ai pitié de lui qui, debout dans un lac, de l’eau jusqu’au menton, et assoiffé, ne peut boire, car dès qu’il se penche, l’eau se tarit, « et la terre noire apparaît autour de ses pieds » ; une multitude de beaux fruits pendent au-dessus de sa tête, mais dès qu’il tend la main pour les cueillir, le vent les emporte jusqu’aux « sombres nuages ».

Tantales en tous genres, que ne sortez-vous tout simplement de tel funeste lieu ? À pied, à la nage, comme vous voulez, partez, au lieu de vous obstiner à essayer de saisir ce qui est insaisissable. Ailleurs l’eau et les fruits sont encore meilleurs, et vous pourrez boire, cueillir et manger.

Tantale est supplicié pour avoir donné son enfant à manger aux dieux, par ruse. Pour sortir du supplice il faudrait qu’il soit capable de reconnaître son crime mais il ne l’est pas, voilà ce qui le paralyse et le supplicie.

Journal du jour et pensées en train de penser

Finalement ce confinement m’aura permis de traduire l’Odyssée, ce que je ne n’aurais pas fait si j’avais pu continuer à aller travailler tous les jours en bibliothèque, à mes propres écrits. À la maison je ne suis pas assez isolée pour l’écriture pure, mais pour traduire c’est très bien, je peux travailler pendant des heures, mon gros dictionnaire sur ma table et en écoutant de la musique autant que je veux – le sublime Haendel convient particulièrement en ce moment où je m’achemine vers la fin du chant XI, contant la descente d’Ulysse chez les morts. Au rythme où je vais maintenant, je devrais terminer au début de l’été. Il me restera l’été pour réviser le tout et rédiger mon commentaire, et à la rentrée, les salles de travail des bibliothèques seront sans doute de nouveau accessibles (sans masque, j’espère) et je pourrai me remettre à mes propres écrits. Sinon, eh bien on avisera encore. Être souple, avec sa tête au moins autant qu’avec son corps.

Vent froid de face aujourd’hui en courant : j’ai couru un peu moins longtemps. Sinon j’en suis à près de 3 km en fractionné (ou plutôt quelque chose d’inspiré du fractionné), et ma vitesse moyenne monte doucement, chaque fois. Bien sûr, en comparaison avec celles et ceux qui courent depuis longtemps, ou bien mieux du fait de leur jeunesse, mes performances sont très humbles, mais ce qui compte n’est pas de se comparer aux autres mais de se donner le courage et la joie de progresser par rapport à soi-même ; c’est ce qu’on apprend aussi au yoga et c’est une excellente chose, assez bien connue mais pas toujours évidente dans nos têtes trop souvent formées à l’esprit de compétition. Il en va de même pour toute pratique, et pour la vie en général. J’ai toujours détesté l’esprit de compétition, ce qui a fini par me faire me détourner des premières places que j’obtenais comme malgré moi (mais non, c’est juste que le travail me semblait naturel) à l’école. Les Grecs avaient l’esprit de compétition dans les jeux sportifs, et ce n’est pas une mauvaise chose tant que l’esprit reste sportif, justement, fair play, et non mauvais et délétère comme dans la compétition sociale.

Comme le dit en substance Ulysse à un jeune Phéacien qui le provoque, les dieux distribuent des dons différents à chacun, et toi par exemple qui es beau comme un dieu, ta tête sonne creux. Moi je dirais que ce n’est pas parce qu’on est né beau comme un dieu qu’on doit négliger son cerveau et ses autres qualités humaines, et que ce n’est pas non plus parce qu’on est né avec un cerveau agile qu’on doit négliger ses autres qualités humaines, dont celles du corps, si humbles soient-elles. Chacun·e de nous a un corps et un cerveau en état de fonctionner, d’une manière ou d’une autre, sinon c’est que nous sommes mort·es ; et nous avons à les faire fonctionner, fleurir et fructifier. Voilà des évidences bien plates, mais le fait est qu’elles sont trop souvent peu suivies, que nous les oublions souvent et que des rappels, à commencer par des rappels faits à nous-mêmes, ne sont pas inutiles. Comme on dit en islam, Dieu ne change pas un peuple qui ne se change pas lui-même. C’est d’abord la façon dont nous vivons qui compte, pour changer le monde. Rien ne sert de lutter pour un meilleur monde si on n’apprend pas à diriger sa propre existence. C’est-à-dire à suivre une éthique – notamment le refus de la compétition et de la compromission dans la vie sociale, et le mépris de la domination, dans tous ses aspects et dans tous les aspects de la vie. Une société abusive et inique est une société dans laquelle trop d’individus vivent le contraire de cette éthique, ou se laissent corrompre par les corrompus et les malfaisants.

Ce n’est pas aux justes de se sacrifier dans le combat pour une société meilleure, ce n’est pas à eux de faire plus de travail pour l’humanité qu’ils n’en font en vivant justement. La faute est celle des injustes, et c’est à eux de payer. Le premier prix qu’ils paient, sachons-le, c’est celui d’avoir à vivre dans leur iniquité, dans leur merde. Et ce n’est pas aux injustes, eux qui sont prisonniers de leur merde, de prétendre donner des leçons de libération aux autres. D’appeler les autres à renverser leurs semblables, donc eux-mêmes, tant ils sont las de leur merde, de leur merde dans laquelle il leur faut vivre et dont ils fantasment qu’on les débarrasse, afin de pouvoir reprendre leurs iniquités comme après confesse, dans une illusion de propreté. « Qu’ils viennent me chercher », comme dit Macron dans un fantasme de menteur et d’injuste, un fantasme de compétiteurs, de ceux qui se rêvent en premiers de cordée, tout en armant toujours plus toutes sortes de polices pour se bunkériser un peu plus dans leur merde, pour épaissir toujours plus les murs de merde autour d’eux et en eux.

Dieu merci, nous sommes un beau nombre de bienheureux à ne pas vivre dans les tinettes qui leur sert de monde, mais de notre mieux sur la belle terre, et doués comme le ciel nous a faits, et vaillants au mal, et courageux à faire travailler nos dons, au service de la vie.

Le progrès, la croyance, les morts

Certains croient au progrès, d’autres croient qu’il n’y a pas de progrès. Moi je ne crois rien, je me contente de progresser (à la course, par exemple). Comme toutes celles et tous ceux qui aiment progresser et font en sorte de progresser, pendant que d’autres espèrent ou fustigent le progrès.

Le progrès ne peut être un bloc monolithique, ni pour l’humanité, ni pour l’individu. Il y a des progrès et il y a des régrès. Ainsi sont les flux de la vie.

Je ne crois à rien, je pratique, à ma façon, ou je ne pratique pas, c’est tout. Ce à quoi il faut croire pour que ça existe n’est qu’un fantasme. Ce qui est se pratique. Que ce soit le sport, l’art, la lecture, l’amour, Dieu, etc.,… si ce n’est pratiqué mais seulement fantasmé, c’est vain, inconsistant, faussé, nul. Comme les ombres dans la caverne de Platon. La vraie vie est dehors, le réel est vivant et se vit concrètement.

C’est la leçon que donne à Ulysse sa mère morte, quand il la rencontre aux Enfers. Il veut l’embrasser, mais il n’étreint rien. C’est que, lui dit-elle, quand les mortels sont morts, ils n’ont plus de muscles pour tenir les chairs et les os. Comme sa mère, Tirésias lui aussi ramène Ulysse au réel et lui recommande de bien retenir ce qu’il lui dit : que seuls lui parleront, et lui diront la vérité, les morts qu’il voudra faire parler. Inutile de se soucier des autres. Ils sont morts et retourneront là où ils sont déjà, à la mort.

Ayons soin de nos muscles, et de tout notre corps. Le mépriser, c’est se mettre avec les morts. Ayons soin de nos paroles, et de tout notre être. Fausser nos paroles, c’est détruire notre être.

C’est l’un de mes soins d’éviter aux gens que j’aime, et même aux autres, de détruire leur être, ou de continuer à le détruire.

Les voies étonnantes de l’esprit

Square René Le Gall à Paris 13e aujourd'hui, photo Alina Reyes

Square René Le Gall à Paris 13e aujourd’hui, photo Alina Reyes

Je rêve en grec homérique maintenant la nuit, comme si Homère parlait à même mon esprit (alors que moi je suis incapable, le jour, de parler en grec). Ce matin me réveille le verbe grec, bien conjugué et prononcé dans ma tête, signifiant : lève-toi. Je me lève et quand je reprends ma traduction, soudain je reçois les paroles de Tirésias en plein cœur, son oracle s’éclaire, c’est à moi qu’il parle, qu’il indique ce que je dois faire, bien clairement et fortement, ce qui s’est passé et ce qui se passera, et comment arrivera ce qui arrivera.

C’est si fantastique, la façon dont l’esprit travaille. Quand je traduisais de longs passages de la Bible, toute seule là-haut dans ma montagne, il m’est arrivé d’entendre, éveillée, de l’hébreu, comme prononcé par l’invisible. Et quand je travaillais sur le Coran, dictionnaire d’arabe en mains, j’ai eu le sentiment, devant les lettres alignées sans signification connue au début de certaines sourates, qu’elles devenaient soudain des clés, à la fois des clés, des serrures et des portes que je pouvais ouvrir. Quand j’ai lu le Kalevala, en français sauf quelques vers que j’ai tenté de traduire du finnois, pour sentir quand même la langue, vers la fin j’ai eu la sensation d’un retournement, comme si le texte était un gant que j’avais retourné.

Ce que nous traduisons par « élever un tombeau » se dit dans l’Odyssée « verser un signe ». Ma traduction de l’Odyssée avec mon commentaire, ça va être de la bombe.

Toute à ma traduction, mais n’oubliant pas mes exercices physiques, yoga, gym et course (je progresse).

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square rene le gall,-min

Les moutons du Soleil, ce big brother à la petite semaine

Aux vers 106 et 107 du chant XI, chant que j’ai commencé à traduire ce matin, je m’amuse de trouver « les moutons du Soleil », soleil « qui surveille tout et écoute tout ». C’est bien lui en effet qui cafte, qui a rapporté par exemple au mari jaloux, Héphaïstos, que sa femme Aphrodite couchait avec Arès, puis a continué à surveiller les amants pour aider le mari à les piéger. Admirable Homère qui en fait dans l’Odyssée une scène comique dans laquelle tout le monde est ridiculisé, sauf Aphrodite dont les dieux comprennent très bien qu’elle vit tout simplement son existence de déesse de l’amour, et ne lui reprochent absolument rien, voire envient Arès, même enchaîné par le mari (tout en reconnaissant sa faute de cocufieur).

Le soleil est le Big Brother de l’Odyssée, mais qui n’a pas grande importance, en fait, comme surveilleur et cafteur. Le monde de l’Odyssée n’est pas un monde préoccupé par la surveillance. C’est un univers au grand air. Justement ce qui manque aux morts, dans ce magnifique passage de la descente d’Ulysse chez Hadès, au début du chant XI. Dans lequel Ulysse doit lui-même exercer une surveillance, sur le sang du sacrifice, afin que les morts ne se jettent pas dessus pour le boire avant qu’arrive et parle le devin Tirésias. Les Enfers sont un endroit sombre et brumeux, dit Homère. Et les moutons du Soleil me font penser à des nuages que l’astre ferait paître dans le ciel, en miroir des brumes de sous terre. Ses bœufs aussi peuvent s’imaginer en troupeaux de nuages, et c’est peut-être ce que voyaient les Grecs, qui sait ? Logique du déroulement de l’histoire : après les brumes des enfers, les moutons du soleil, et toujours, la mort au bout – sauf pour Ulysse.