Pacotilles et trésors

Je me disais, on ne peut pas reprocher aux journalistes d’avoir des goûts et des idées de journalistes. Ce ne sont ni de grands penseurs, ni grands artistes, ni de grands scientifiques, etc. À chacun son métier, et les vaches seront bien gardées. Le problème est que les journalistes ne font pas assez souvent leur métier, qui est d’informer aussi honnêtement que possible, et font trop souvent métier d’influenceurs. Que la presse écrite fait le même job d’occupation des cerveaux que la télé, et pire, que le plus souvent elle le fait en se croyant intelligente. Ainsi les journalistes propagent-ils dans le grand public leurs goûts et leurs idées médiocres et approximatifs, n’ayant ni la stature ni la formation pour endosser le rôle de guides, y compris ceux qu’on nomme critiques. Et puis à force de propager la médiocrité, non seulement ils rabaissent le grand public, mais ils rabaissent aussi ceux qui font profession de penser ou de créer, et qui se mettent eux aussi à œuvrer dans la médiocrité, encouragés, dans un cercle vicieux, par le succès qu’ils rencontrent ainsi auprès de la presse, et partant, du grand public. Et voici que tout ce monde, producteurs de médiocrité, transmetteurs de médiocrité, receveurs adeptes de médiocrité, se prend pour une élite, et que la médiocrité passe pour l’excellence dans une grande partie de la population.

Voilà ce que je me disais. Ce n’était pas faux, mais en marchant dans les rues cet après-midi, je me suis dit qu’au fond ils n’étaient peut-être pas des influenceurs, mais seulement des gens à l’image les uns des autres. Oui, c’est ce que j’ai pensé en sortant de la bibliothèque, où je venais de lire quelques pages culture d’un « grand » magazine. Les gens dont le magazine parle, ou qui y écrivent, ou qui y sont interviewés, ces gens dont la prose et la pensée me tombent des mains, rencontrent un très grand succès ; et en fait je ne peux pas en rejeter toute la responsabilité sur les journalistes. C’est que beaucoup de gens aiment ça, en fait, ce niveau si moyen, trop moyen. Tous ces gens sont là en miroir les uns des autres et après tout c’est leur droit. Rien de nouveau sous le soleil, les exceptions… sont exceptionnelles, et maltraitées ou occultées (en fait, ce n’est pas ni ne fut le cas dans toutes les civilisations, dans toutes les époques, dans tous les groupes humains, ou pas de la même façon qu’aujourd’hui, mais c’est une autre histoire). En tout cas j’aime mieux les gens qui ont une autre culture, quelle qu’elle soit, que celle que véhicule la presse, ils sont beaucoup plus intéressants.

Je suis donc allée à la bibliothèque, non pour lire les magazines, mais pour prendre le tome des chants IX à XVI de l’Iliade en bilingue, l’édition des Belles Lettres en Livre de poche. Car dans quelques jours j’aurai terminé le chant VIII, et je ne veux surtout pas manquer de la suite. J’ai le texte grec en ligne (en deux versions, avec de très rares et minimes variations), mais je tiens à l’avoir aussi en papier. Je suis revenue avec le livre dans mon sac à dos, radieuse comme si je portais un trésor. Et c’était bien le cas. La médiocratie, telle un avion détourné dans une tour, a fait main basse aussi sur Homère ces derniers temps (voir ici ou ) mais – ce sera le dernier proverbe de cette note – les chiens aboient, la caravane passe. À travers temps, chargée de trésors.

*

Leçons de musique : Ravel et Aloysius Bertrand ; Homère (VII, 421-441, ma traduction)


Une magnifique leçon de musique et de poésie
*
mes autres notes mentionnant Maurice Ravel : ici
et Aloysius Bertrand :

*
et ces vers, traduits aujourd’hui, du chant VII de l’Iliade, chant que je suis ce soir en train de finir de traduire :
*

Le soleil se projette tout juste sur les champs,
Sorti des flots calmes et profonds de l’Océan,
Montant dans le ciel ; et les voici face à face,
Ceux des deux camps, peinant à distinguer les cadavres.
Mais ils lavent le sang des blessures avec de l’eau,
Et versent de chaudes larmes en chargeant les chariots.
Le grand Priam n’autorise pas les lamentations ;
En silence ils empilent les morts sur le bûcher,
Le cœur affligé ; après les avoir brûlés, ils s’en vont
Vers la sainte Troie ; pour leur part, les Achéens bien guêtrés
Empilent leurs morts sur le bûcher, le cœur affligé,
Et après les avoir brûlés, vers leurs nefs creuses s’en vont.

Ce n’est pas l’aurore, mais l’aube encore à mi-ténèbre,
Quand autour du bûcher des Achéens choisis, réunis,
Versent sur son pourtour de la terre prise à la plaine,
Pour un tombeau commun, puis construisent devant lui
De hauts remparts, pour protéger les vaisseaux et eux-mêmes.
Ils pratiquent dans le mur des portes bien ajustées,
En sorte que les attelages puissent y passer ;
À l’extérieur, tout contre, ils creusent un long fossé,
Large et profond, dans lequel ils plantent des pieux.

*

Réflexions au fil du clavier autour du procès des attentats du 13 novembre

Ce que je préférais lire dans Le Monde, c’était les commentaires des abonnés, pour les articles non payants. Maintenant on ne peut même plus lire ceux-là. Du coup je me désintéresse du Monde. C’est quand même gonflé de faire payer les commentaires écrits par leurs lecteurs. Quand je n’étais pas encore blacklistée par la presse, j’ai publié chez eux comme ailleurs quelques tribunes, elles ne m’étaient pas payées, mais elles sont passées dans les articles payants. Pourtant nous les contribuables finançons largement la presse écrite, les pouvoirs ayant besoin de ses bons services. J’ai une formation de journaliste et je sais l’importance du travail fait par les journalistes mais je sais aussi que beaucoup trop d’entre eux trichent. Un journaliste de l’Obs aujourd’hui a fait dire au terroriste Abdeslam quelque chose qu’il n’a pas dit ; soit il ignore l’importance des mots et il faut qu’il retourne apprendre son métier, soit il ment délibérément et il faut le virer. Comment être crédible, et comment oser donner des leçons de démocratie au monde quand propage de fausses informations ? À propos d’Abdeslam, je vois des gens, dans les commentaires çà et là, se laisser berner par ce qu’il dit, s’imaginer qu’il « assume », qu’il est au service de Dieu, etc. Cela pour mieux le haïr, mais ce n’est pas pour ce qu’il dit qu’il faut le détester, car ce qu’il dit est faux – il n’assume rien du tout, puisqu’il refuse de reconnaître son crime et se cache derrière l’islam, salissant ainsi l’islam, les musulmans, ses victimes, et toute l’humanité. Ainsi en reprenant la même rhétorique que la sienne on ne fait que faire son jeu. Ce qui est à détester, c’est qu’il refuse de reconnaître le crime, la faute, l’horreur commise.

Déjà au premier jour du procès nous voyons à l’œuvre, et pas seulement à l’intérieur du Palais de Justice, les processus du faux qui conduisent au crime. Ce procès devrait nous en révéler encore beaucoup, c’est une mauvaise nouvelle pour les camps des opinions toutes faites, de quelque bord qu’elles soient, et tant mieux.

*

Homère, Dante… journal du jour en beauté

« Ajax, bondissant, perce le bouclier ; traversant
Droit, la pique s’enfonce, repousse Hector en plein élan »
Homère, Iliade, VII, 260-261

Premier bonheur au lever : relire les quelques dizaines de vers traduits la veille. La communion avec un aussi immense poète ne donne que du bonheur. Que du meilleur. Je continue à penser à la Divine comédie, en fait je crois que je vais bel et bien la traduire, malgré les hésitations dont je faisais part la dernière fois. Peu importe si ma théologie n’est pas, loin s’en faut, celle de Dante. D’ailleurs il se peut qu’en la traduisant je la découvre autre que ce dont elle a l’air. Et puis l’essentiel c’est le poème. En écoutant hier un bon documentaire d’Arte sur cette œuvre, j’ai entendu cette phrase qui m’a convaincue de réaliser cette traduction : « l’avantage que les Italiens ont sur nous, c’est que ce texte, c’est eux ». Eh bien moi qui ai un grand-père italien, j’ai envie que ce texte, ce soit moi, aussi. Et pour cela, de le transposer dans ma propre langue, en beauté. Puis ensuite j’écrirai ma propre Divine comédie, au moins aussi belle que celle de Dante, oui, je le peux. Je suis devant toute cette perspective – mes traductions de l’Odyssée, de l’Iliade, de l’Énéide, de la Divine comédie, puis mon écriture de ma propre œuvre nourrie de tous ces prédécesseurs et de mon travail avec eux, comme lorsque, arrivé très haut dans la montagne, on se retourne pour contempler le splendide paysage, à 360 degrés et à des dizaines ou des centaines de kilomètres à la ronde, dans l’air pur et vivifiant, le corps chaud de toute la marche accomplie, bienheureux de ce qui est fait et de ce qui reste à faire, l’esprit tout de lumière, de joie, de liberté.

Quelle belle invention que la roue, décidément ! Faire du vélo est toujours euphorisant, et quand il fait trente degrés comme en ce moment, cela me convient mieux que de courir. Je peux tout faire, et je fais tout ce que je peux faire. Une autre personne dans le documentaire sur Dante, un étudiant, disait qu’il cherchait dans ce poème une expérience de la beauté qu’il ne trouvait pas à faire dans la littérature d’aujourd’hui. Belle remarque profonde. Nous vivons dans un univers de communication, où l’essentiel n’est ni le faire, donc la poésie, puisque c’est le sens premier du verbe poiein, ni la beauté, donc la grâce, mais la communication et l’utilitaire – deux domaines qui sont aussi ceux des faussaires, de la facture faussée, de l’assombrissement des esprits. La bassesse du faux est ce qui nous tue, la grandeur et la beauté du vrai ce qui nous donne vie.

*

Bébel le charnel

Un corps magnifique, musclé et délié, des lèvres pleines, un nez de boxeur, une posture et une démarche pleines de noblesse naturelle, de souplesse, de droiture et de force, le sourire et le grand rire faciles, Jean-Paul Belmondo, c’était la grande classe du charnel, à l’africaine, traduisant la beauté d’un esprit accordé à la vie. Il est né ainsi, mais il doit aussi l’accomplissement de son charisme, il me semble, aux visites qu’il faisait, enfant, dans l’atelier de son père quand il sculptait d’après modèles, d’après des corps nus. La grâce de la chair, sans doute l’a-t-il ainsi complétée dans sa propre chair.

Je l’ai croisé il y a quelques années au Vieux Campeur, j’ai été sidérée de sa beauté, « en vrai », que les dernières photos de lui ne rendaient pas. Il semblait errer dans le magasin, un peu perdu mais avec un air d’innocence supérieure, et puis quelqu’un est venu le chercher, un chauffeur qui l’a fait monter dans une voiture.

Il est parti.

*