Des bienfaits des séries nordiques, et des méfaits des falsifications françaises (note actualisée)

Après avoir regardé plusieurs séries nordiques à la suite, je suis revenue vers une série américaine assez bien réputée et là, j’ai dû vérifier deux fois la date de production, tant elle me semblait datée. Dans la forme mais surtout dans le fond. Les caractères, les rapports humains, les rapports hommes-femmes, tout cela semble arriéré par rapport à ce qu’on voit dans les séries nordiques. Pourtant, première diffusion en 2014, ce n’est pas une vieille série, elle est même moins ancienne que certaines des séries nordiques que j’ai regardées, et dans lesquelles l’humanité paraît tellement plus évoluée.

De même qu’il y a beaucoup de films plus ou moins vieux que, même bons, je ne peux plus regarder, à cause des codes sociaux pénibles qu’ils véhiculent, en particulier sexisme éclatant et racisme plus ou moins larvé, je renonce, après un épisode, à ma série américaine, et retourne à une autre série nordique, là où je peux respirer. Malgré le mal qui bien sûr s’y déchaîne, puisque je regarde toujours des séries policières. J’aime les énigmes, la quête de la vérité, le combat contre le mal. Je n’aime pas une fiction qui étale son sexisme ou son racisme parce que son auteur les trouve normaux.

Les pays nordiques, qui travaillent dans le souci de la meilleure organisation sociale possible, du respect de chaque personne dans ses droits et ses devoirs au sein de la collectivité comme dans son environnement, de la responsabilité du groupe envers chacun et de chacun envers le groupe et envers la nature, dans le sens d’une société apaisée où chaque personne, à la fois sécurisée et autonome, peut se réaliser au mieux et être heureuse, ces pays montrent la voie pour toute l’humanité. C’est en cela que les bonnes séries nordiques sont précieuses. Elles ne montrent pas un monde parfait, mais elles montrent un monde où le respect d’autrui est possible, où la puissance des femmes est effective autant que celle des hommes, où l’autonomie des enfants est encouragé, où les enfants sont respectés autant que les adultes, en même temps qu’ils sont responsabilisés. Elles nous montrent une humanité plus accomplie, plus libre, et nous font comprendre que les pesanteurs patriarcales de nos vieux pays ne sont pas une fatalité. Nous pouvons nous en sortir.

Quelques minutes de visionnage de la série d’Arte sur l’Iliade et l’Odyssée m’ont suffi à voir que la falsification la gâtait comme le livre de Tesson. Comme son livre, elle est destinée à un public inculte en la matière, et visiblement écrite par un ou des incultes. Pleine d’approximations, d’erreurs, de contresens et de falsifications, elle véhicule une vision nihiliste qui n’a rien à voir avec la profonde humanité d’Homère. Chaque jour, continuant à le traduire, j’en suis bouleversée et extrêmement heureuse. Et je me dis que si seulement ceux-là qui en parlent avaient la capacité de lire vraiment cette œuvre, ils ne ressentiraient pas le besoin de la gâcher, à la façon de désirants dépités par leur propre impuissance. Un mal du vieux monde qui est en train de tuer le vieux monde, tandis que l’humanité vivante continue son chemin.

Les gens croiront savoir alors qu’ils ne sauront rien, comme les scénaristes de ce genre de documentaire, et n’auront nullement été incités à lire. On n’apprend rien d’ignorants, et ce documentaire est fait par des ignorants. Beaucoup d’argent public jeté par les fenêtres, alors qu’il aurait pu être utilisé pour enseigner intelligemment et sérieusement. Un problème trop souvent présent en France, d’où la baisse générale du pays. Grave culpabilité de services publics comme Arte, entre autres. Il devrait y avoir un contrôle sur l’utilisation de l’argent public dans les programmes des chaînes publiques, elles ne devraient pas pouvoir diffuser impunément de la fausse science. L’obscurantisme reste un mal à combattre.

P.S. 8-2-2021 Après écoute de quelques minutes de plus du docu d’Arte sur l’Odyssée, il apparaît que la thèse est de présenter Ulysse comme un athée (!) poursuivi par la colère de Zeus parce qu’il voudrait libérer les hommes des dieux. Évidemment c’est une énorme falsification. C’est exactement le contraire de ce que dit Homère, Zeus défendant Ulysse contre Poséidon, l’ennemi d’Ulysse qu’il faut faire plier afin d’assurer un heureux retour au « divin Ulysse » :

Ainsi répondit Zeus rassembleur de nuages :

« Mon enfant, quelle accusation sort d’entre tes dents ?
Comment oublierais-je jamais le divin Ulysse,
Si intelligent parmi les mortels et si généreux
En sacrifices pour les dieux, habitants immortels
Du vaste ciel ? Mais Poséidon qui enserre la terre
Est toujours irrité de ce qu’il aveugla l’œil
Du simili-dieu Polyphème, le plus fort
De tous les Cyclopes. La nymphe Thoosa,
Fille de Phorkys, l’un des chefs de la stérile mer,
S’étant unie dans les grottes à Poséidon, l’enfanta.
Depuis, Poséidon, l’ébranleur de la terre,
Sans le tuer fait errer Ulysse hors de sa patrie.
Mais allons ! Réfléchissons, nous tous, aux moyens
D’assurer son retour. Poséidon alors
Laissera sa colère. Car il ne pourra, seul,
Lutter contre le vœu de tous les immortels dieux. »

Journal intime d’une jeune femme libre, 4 : travail travail, et première publication

Nous nous sommes arrêtés la dernière fois au moment où je m’apprêtais à quitter l’océan pour partir en ville. Nous y voilà. Changement de vie. Fin du premier couple, nouvelles amours, et surtout reprise des études (journalisme puis lettres). Encore parfois des moments d’épuisement, tout à la fois étudier, travailler pour gagner sa vie, élever ses enfants et s’entraîner à écrire n’est pas de tout repos. Mais finalement, arrive le moment où mon premier texte (hors journalisme) est publié, dans une revue. Je croyais me souvenir qu’il avait été publié dans la revue Schibboleth, mais en fait non, c’était dans Le Bouvier. J’ai commencé le théâtre vers 1982, donc j’ai rétabli la bonne date par rapport au livre papier. Rien de plus dans mon journal pour cette période, deux ans de très grande pauvreté, seule avec deux petits, avec des moments très difficiles mais aussi beaucoup de moments de grâce. Peut-être n’écrivais-je plus dans mon journal, ou bien les pages s’en sont perdues, je ne sais pas. La description d’un repas, plus loin, est le fait d’une gourmande, mais aussi de quelqu’un qui a eu faim pendant deux ans.

*

Bordeaux, 1982

Il me faudrait un seau d’eau froide sur la tête. Je viens de passer ma première audition devant le prof d’art dramatique, je jouais Aricie dans l’acte II, scène I, de Phèdre. Combien d’éloges j’ai reçus ! J’aime tellement ça, le théâtre !

1984-85

Première journée de stage à Sud-Ouest. J’ai écrit quelques petits papiers à partir de dépêches AFP, c’était vraiment un boulot de rien du tout, pourtant ça m’a fait très plaisir. Même un minuscule travail d’écriture, ça fait du bien, surtout quand il va être publié, donc lu. Il n’y aura pas mon nom, bien sûr, mais quand même, oui, ça me fait plaisir.
Ce matin, j’ai attendu encore la carte d’Arno, elle n’est pas encore arrivée. Dans vingt-quatre heures, il sera là (demain, ou aujourd’hui, minuit). Tout bronzé, j’espère, et avec une petite étoile de ski. Il m’expliquera pourquoi je n’ai pas reçu sa carte, et je ne serai plus triste ni inquiète.
Ce matin, j’ai aussi téléphoné à David. Mon cœur, il me tarde de lui faire des bises sur ses bonnes joues.
J’ai aussi acheté des cadeaux pour mon père. Pour ma mère, je n’ai encore rien trouvé. Pour moi, une jupe rouge, de grands gros clips en lion rayé rouge et blanc, de petits gants de dentelle rouge. Hier, une ceinture grise à grosse fermeture métallique, à mettre sur les hanches. De tout ça, cet après-midi à Sud-Ouest, je n’ai mis que la jupe rouge. Travail travail.
À midi, je suis allée manger au Nyoti avec Henry, galette de sarrasin aux légumes et tarte à la figue. Ce soir, en rentrant de Sud-Ouest, j’ai trouvé un charcutier-traiteur encore ouvert, je me suis acheté une barquette de poireaux-vinaigrette et une quiche. À la maison, en plus, j’ai mangé un demi-pot de fromage blanc fermier, une pomme, un thé à la vanille, des tranches de croissants grillés, et de la confiture de melons d’Espagne. À la télé, il y avait le premier épisode du feuilleton tiré du Parrain, et puis le film de Depardon que j’ai vu au cinéma l’année dernière, Faits divers. Je l’ai regardé encore. J’ai pleuré quelquefois dans la soirée, comme un enfant se laisse aller à mouiller son lit.
Maintenant, m’y voilà, au lit. Avant de me coucher, j’ai regardé mes bijoux de pacotille, tous mes petits bouts de rien du tout rangés dans de petites boîtes poussiéreuses, et ça m’a procuré un grand plaisir, surtout les petites choses très vieilles, très inutiles ou très laides.

Finalement, mon dialogue radio a été : le Jeune et le Vieux prennent l’ascenseur. L’ascenseur et le temps se bloquent. Le Vieux révèle au Jeune qu’ils sont tous les deux la même personne. Cela après avoir lu Le Livre de sable, de Borges.
Il est tard, j’ai encore du travail. Il faudrait que je finisse Palimpsestes, de Genette. J’ai d’autres bouquins à attaquer ! Alors, ce soir, c’est tout pour le cahier. Dommage, j’avais envie.

J’avais rendez-vous avec une équipe de télé, mais l’équipe n’était pas là, et moi j’ai attendu. En plus, c’est de ma faute, c’est moi qui ai mal pris le rendez-vous, et qui m’y suis mal rendue. Je lis le journal de Miguel Torga, En franchise intérieure, traduit par ma prof de lettres Claire Cayron, et ça me redonne envie d’écrire dans ce cahier. Mais je manque terriblement de temps, et à peine l’année scolaire s’est-elle terminée que me voilà casée dans ce fichu stage d’observation à FR3. Qu’est-ce qu’ils sont ringards ! Quelle misère une télé pareille !
Ceci est mon troisième stage en entreprise de presse et ma troisième déception. Serai-je vraiment journaliste un jour ? À Paris, on doit pouvoir faire mieux. Tout de même, je m’inquiète. Je me dis était-ce bien ma vocation ? Et si je n’avais aucune vocation ? Sinon celle de lire, et, je le voudrais, d’écrire. Par moments, je suis pleine d’ambition, je me vois gravissant hardiment les échelons de l’échelle sociale, à grands coups de travail et de durcissement de moi-même, et puis il suffit que je voie une clocharde, un clochard, et alors je suis prise du sentiment de l’absurdité, et même du tragique de la vie, et alors me voilà complètement désorientée.

Paris
Que je me sens bien ici, où tout est plus grand et plus fort. Où je suis seule depuis une semaine. Un jour, j’irai à New York.

Bordeaux
Quand j’ai relu mon premier papier pour Sud-Ouest, l’histoire d’un vieux qui se remettait au vélo à quatre-vingt-six ans, je l’ai trouvé tellement ringard que j’ai failli en pleurer. D’ailleurs, là-bas, à Libourne, ils m’ont dit que c’était bien.
J’attends avec impatience mes notes de l’IUT. En réalité, ce que j’attends, c’est l’appréciation de la prof de lettres sur mon dernier dossier, un encouragement à écrire…
En ce moment, j’écris pas mal. J’écris, et surtout je réécris les papiers des autres, pour Sud-Ouest bien sûr. C’est loin d’être un travail littéraire, mais ça m’apprend quand même le poids des mots. Qu’ils sont lourds, surtout quand ils sont faux, vains, vaniteux ! Il y a un tas de tels mots dans la presse.
Il y a quelque chose de précieux dans le métier de journaliste, c’est surtout pour moi, à la fois très timide et extravertie, l’obligation de la rencontre, de la découverte. Et puis, dans tous les sens, géographique, social, le mouvement. Dans mon dernier dossier de lettres, j’ai écrit, à propos des écrivains voyageurs, que ce que j’appréciais dans l’écriture, c’est qu’elle soit mouvement. Le reportage aussi, c’est mouvement.

J’ai terminé dans le train le Journal de Kafka. Un peu comme si j’avais vécu avec lui cet été. Dans ses notes de voyage, à la fin, il raconte un fait divers d’une façon désopilante : la voiture qui rentre dans le tricycle. Ah ! Si on pouvait voir ça dans les journaux !
Lu aussi : Pieyre de Mandiargues, La Marge, Pierre Louÿs, Trois filles de leur mère, Jacques Lacarrière, En suivant les dieux, Nathalie Sarraute, Enfance, Alejo Carpentier, Musique baroque. Et puis ? Quelle mémoire… J’ai une passoire à la place de la tête.

Plus on écrit, plus on a envie d’écrire. J’apprends. J’ai envoyé un billet au Monde, comme ils l’avaient demandé pour remplacer Claude Sarraute en vacances. Ils ne le passeront pas. Je suis quand même contente de l’avoir fait. C’était à propos des vacances. Je remarquais qu’on a l’air anormal si on n’en prend pas. Moi qui, en ce moment, ne pense qu’à travailler. Personne autour de moi ne le comprend, je crois. Mais un jour, j’écrirai. J’en suis de plus en plus sûre. D’ailleurs je l’ai toujours voulu, sinon su, sans oser l’avouer (maintenant pas davantage, sauf dans ce cahier). Merci, cahier.

Elsa Morante est morte. Je l’aimais tant.
Cette nuit, rêve où j’accouchais d’une salade « romaine ».
La nuit précédente, je me suis vue mourir plusieurs fois. Je venais de finir Victoria, de Knut Hamsun, juste après avoir relu La Faim, et je me suis mise à regarder L’Heure du loup, de Bergman, à la télé. Angoissée, j’ai appelé Henry à plusieurs reprises. Il a fini par se lever et m’a éteint la télé. J’ai eu une grosse crise de nerfs jusqu’assez tard dans la nuit. (Est-ce que je deviens plus nerveuse, cela ne m’arrivait pas comme ça, avant). J’ai rêvé plusieurs fois à ma mort : dans le canapé en compagnie de trois hommes, en allant danser avec ma sœur…

J’ai décidé d’écrire un roman. Une histoire initiatique inspirée des romans du Moyen Âge, que j’adore. Il faut que j’y pense. Je commencerai sans doute la rédaction en février.
J’adore être à la fac, baigner dans les livres.

Je vais peut-être travailler comme journaliste pour le Parc naturel des Landes. Ça m’aiderait pour mon roman.

Longue émission sur Bach à la télé, et sur France Musique. Magnifique. Terminé sur le Magnificat. J’étais seule, j’ai pu chanter en même temps. Envie de chanter à nouveau dans les chœurs. Tellement beau, poignant. Quelqu’un disait que l’œuvre de Bach n’était faite que de « citations de Dieu ». Glenn Gould dit qu’elle est structurée comme l’univers, ou comme un atome. Comment faire cela en littérature ? Ronsard, peut-être.

Mercredi 1er janvier 1986
Passé la fin de la nuit sur la route, à attendre le dégel, avec Jean-Pierre, Marie, Henry, Bernard. Circulation paralysée, voitures dans le fossé… Super. Nuit blanche, sensible.
Je viens de corriger Rendez-vous, en y ajoutant l’épisode du loup. Comme ça, je l’aime bien.
Dimanche et lundi, nous étions à la montagne, à Licq, chez Jean-Pierre et Marie. Il avait neigé, c’était très beau, l’air était pur, et Arno m’a dit de belles choses sur la vie. Il y a là-bas un mont qui s’appelle le mont du Loup Rouge. La montagne est tellement fascinante.
Pour cette année, je me souhaite de longues heures de travail, de grandes émotions, et de belles pages d’écriture.
« De grandes émotions », j’ai eu peur en l’écrivant et j’ai eu envie de le rayer, mais peut-on rayer ce qui est écrit dans un journal ?
Je continue dans les nouvelles. Il faut que j’écrive l’histoire de la vieille qui demandait l’heure. Et toujours celle du monosandalisme. Et encore… Je manque cruellement de temps. Et réécrire l’histoire des petits hommes, en commençant par les vers qui descendent l’escalier.

Hier soir, chez Jean-Pierre et Marie, j’ai été attirée par un bracelet de cailloux, posé sur le buffet de la cuisine. Comme je l’observais dans mes mains, Jean-Pierre m’a dit que je pouvais le prendre, si je voulais. Il suffisait de demander à Pomme, à qui il appartenait. Et puis il me l’a mis au poignet. Pomme me l’a donné. J’adore ce bracelet. Ce sont des petits cailloux colorés (vrais ou faux ?) d’Amérique latine. Ils s’entrechoquent, j’aime le bruit et le contact sur ma peau. Ce bracelet me donne envie d’écrire.
Si peu de temps. Tant de choses à faire, qui mangent le temps. Et ces violentes migraines, dès que je manque de sommeil.
Plus j’ai envie d’écrire, plus je me sens loin des autres.

La neige a une de ces façons d’envelopper le paysage qui vous en met plein la vue. Comme dit Arno, c’est rare ici, la neige deux hivers de suite, « surtout qu’on est protégés par les fleuves et la mer ». Et comme dit David, « Eh ben dis donc, la nuit doit être longue, pour qu’il ait tant neigé ».
Comme l’hiver 1956… On ne peut pas dire que je sois contente de voir venir mon anniversaire. Quand même, tout ce blanc illumine et adoucit bien les choses.

Je vais être publiée pour la première fois. Ma première nouvelle : Cailloux. Dans une revue régionale, Le Bouvier.

Sylvain Tesson, une grosse grosse imposture

Je n’ai pas d’adversaire. Les gens intelligents et bons, je les admire et je les aime, en aucun cas je n’en fais mes adversaires. Quant aux imbéciles qui se croient intelligents, et pire, qui le font croire, je peux les prendre pour punching-ball, mais un punching-ball n’est pas un adversaire, seulement un idiot utile à l’athlète, en l’occurrence à l’athlète du combat intellectuel et spirituel : ce n’est pas l’imbécile que je combats, c’est l’imbécilité et la mauvaiseté.

Sylvain Tesson a écrit un non-livre sur Homère, qu’il a non-lu, et pour cause : il n’est qu’un barbare, diraient les Grecs de l’Antiquité, c’est-à-dire quelqu’un qui ne parle pas le grec. Prétendre écrire un livre sur un poète qu’on ne peut lire, est la première monumentale imposture de cet « aventurier ». Il ne dit rien de son ignorance, laisse au contraire planer l’idée qu’il serait helléniste, en prétendant dès les premières lignes : « Pendant des mois, je respirais au rythme homérique, entendais la scansion des vers ». Il n’entendait rien, n’entendant pas le grec, et ne pouvait donc pas respirer au rythme de ce qu’il ne pouvait entendre. La meilleure traduction du monde ne saurait permettre de connaître ce qui se passe dans la profondeur de la langue d’un poète, ni d’entendre la sonorité et le rythme de son poème. Cette première imposture joue de bien mauvais tours à Tesson, nous y reviendrons.

La deuxième monumentale imposture de cette aventure est le fait, qui éclate aussi dès les premières lignes, que Tesson ne connaît rien, vraiment rien, à son sujet. D’emblée, il situe Homère « il y a deux mille cinq cents ans », pêle-mêle avec « quelques penseurs, des philosophes » (apprécions le flou), confondant dans une seule période tous les Grecs. En réalité, Homère a composé l’Odyssée au VIIIe siècle avant notre ère – d’ailleurs le fait est mentionné plus tard dans un paragraphe savant du livre. Ce qui n’empêche pas Tesson de répéter son ignorance au moins trois fois en parlant des « deux mille cinq cents ans » d’Homère. Comment est-ce possible ? Soit Tesson ne sait pas du tout compter, au point de croire qu’entre le vingt-et-unième siècle après notre ère et le huitième avant notre ère ne se sont écoulés que deux mille cinq cents ans. Soit il n’est pas le seul auteur de son livre – et il ne s’est même pas donné la peine de lire les passages rédigés par l’auteur qui en sait plus que lui, afin d’harmoniser un peu le tout. Voilà la troisième grosse imposture.

La quatrième énorme imposture tient au sens de son livre. Facilement résumable en trois mots : « en même temps ». Lui-même les dit, et entre guillemets, pour bien évoquer le macronisme de la chose (Macron a d’ailleurs apprécié, lui envoyant une lettre dithyrambique sur son livre, preuve s’il en était besoin qu’il est tout aussi faux, ignorant et sot que Tesson ; des qualités qui marchent par les temps qui courent, puisque Macron est devenu président, et le livre de Tesson l’essai le plus vendu l’année de sa parution). En même temps quoi ? Eh bien, nous, les hommes, nous sommes les jouets des dieux, et en même temps, chacun sa merde, démerdez-vous (du sous-Spinoza, louchant vers l’ultra-individualisme ultralibéraliste). Voilà toute la philosophie qu’il trouve chez Homère. Et qu’il répète, et qu’il radote – c’est d’un tel ennui que je reconnais avoir survolé pas mal de passages. En fait il ne lit pas Homère, il se sert d’Homère pour asséner sa pensée de droite et d’extrême-droite, mâtinée de considérations écologiques.

Tesson se sert d’Homère pour taper sur Bourdieu et sur les universitaires.
Tesson se sert d’Homère pour taper sur les religions révélées, et en même temps pour christianiser Homère (« le verbe se fait chair », la rédemption, etc.) – qu’est ce qui reste donc ? Que Tesson se sert d’Homère pour taper sur l’islam (« les mahométans », comme il dit), voire sur le judaïsme – mais prudemment, sans le dire ouvertement (c’est que Tesson ne fait pas partie des héros, quoiqu’il les admire tant, nous allons le voir).
Tesson se sert d’Homère pour exprimer son sexisme, là aussi à bas bruit : Athéna, qui est le grand dieu et la grande déesse homérique, n’est mentionnée par lui que lorsqu’il ne peut faire autrement, et quand il y ajoute son commentaire, la plupart du temps c’est avec mépris et en tentant de rabaisser sa condition, parlant de crépage de chignon entre Athéna et Aphrodite, estimant qu’elle a pour Ulysse « une affection de mère amoureuse », la désignant comme déesse de la ruse (alors qu’elle est celle de la sagesse et de la stratégie militaire). Pour Tesson, Zeus le père est le dieu d’Homère, et tant pis si en vérité c’est Athéna qui occupe cette place dans la pensée du poète. On n’en est pas à une trumperie littéraire près.

Tesson tisse donc sa grossière toile à sa façon, sans se soucier d’Homère, dans son simili-style-grand-siècle, son style ranci et épate-bourgeois au possible (mais parfois plus neutre – de la main de l’autre auteur ?), et comme les bourgeois balzaciens, endossant les dépouilles des nobles, s’installaient dans leur mobilier conçu pour un tout autre univers que le leur, les fausses élites de notre époque et leurs suiveurs s’empressent de s’admirer dans la prose et les poses de Tesson comme dans ces selfies truqués, avec filtres et effets, qu’on poste sur les réseaux sociaux.

Tesson se sert d’Homère pour se rêver en héros, rabâcher sa hantise de « l’égalitarisme », vanter « l’inégalité naturelle ». Déplorant cette « philosophie égalitariste » qui a « porté au pinacle le faible à la place du guerrier », se lamentant du fait que « dans l’Occident du siècle xxi, le migrant ou le père de famille, la victime ou le démuni seront dignes du podium ». Pauvre petit fils à papa, né avec une place toute faite ou si facile à se faire, de par sa naissance, dans la société, et qui sait bien qu’il n’a même pas l’héroïsme d’un migrant, d’un père de famille, d’une victime ou d’un démuni. Et qui ne voit pas que les héros d’Homère sont tous des voyageurs partis dans la précarité, comme les migrants qui traversent aujourd’hui la même Méditerranée, des pères et des mères de famille soucieux de leurs enfants, des nobles que leur esprit d’aventure transforme en victimes et en démunis – sans quoi ils ne seraient pas des héros. Où éclate l’humanité d’Homère, éclate l’inhumanité de Tesson.

Sylvain Tesson a choisi de ne pas avoir d’enfants mais aime à entretenir une réputation de séducteur, sans songer que plus d’un qui se flatte d’aventures sexuelles est en vérité incapable d’engendrer. Il est un admirateur déclaré de Matzneff, qui le fascine. Vieille histoire : son père, Philippe Tesson, qui le protégeait déjà dans les années 60, disait de lui l’année dernière : « Nous savions qu’il défendait la pédophilie, cela ne nous choquait pas ». Admiré de Macron et de Sarkozy comme de Redoine Faïd ou de Robert Ménard, il est le champion des incultes, des imposteurs et des petits qui se rêvent grands. Comme tous ceux qui se prennent pour des élites, il est intrigué pourtant par le fait qu’Homère qualifie de divin le porcher d’Ulysse. Il y a là quelque chose qui ne concorde pas avec leur propre conception de la supériorité. Alors ils trouvent une explication plus ou moins alambiquée – Tesson y va d’Heidegger et de son Dasein. Heidegger et sa philosophie d’une supériorité d’une race, ça les rassure. Le porcher d’Ulysse serait en quelque sorte l’exception qui confirme la règle, l’ami noir des racistes. Mieux, il serait divin sans en être conscient, comme la bête. Que tous, toutes et tout puissent être divins chez Homère, ils ne le comprennent pas, ne veulent pas le comprendre.

Et à propos des épithètes homériques, Tesson commet l’une des plus grosses bourdes de son livre. Paraphrasant, sans le dire, une remarque de Jacottet qu’il interprète de travers, il prétend qu’Homère change ses épithètes en fonction des besoins de son vers. Certes cela arrive, mais les exemples qu’il donne sont complètement faux, et cela parce qu’il ignore le grec. Tantôt, dit-il par exemple, Homère qualifie Athéna de déesse aux yeux de chouette, tantôt de déesse aux yeux pers. Mais non ! C’est un seul et même mot, en grec, qu’on traduit différemment, car il a tous ces sens à la fois, ainsi que « aux yeux brillants », entre autres. Et il multiplie la même erreur pour d’autres figures, comme Poséidon. Il a beau vanter les « vers éternels » d’Homère, la vérité est qu’il ne peut ni les lire, ni les comprendre.

Bluffe-t-il autant quand il raconte ses aventures de riche dans les montagnes et sur les routes du monde ?

Des contrefacteurs, des homophobes, des incestueux, des pédocriminels et des fachos amusants

Le couvent Saint Jacques et ses passages de l'Apocalypse en façade, ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes

Le couvent Saint Jacques et ses passages de l’Apocalypse en façade, ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes

Xi Jinping déclare que «La protection de la propriété intellectuelle est un élément clé dans les plans de développement du pays». Amusant, ce président chinois.

Recep Erdogan déclare que « Nous allons mener vers l’avenir non pas une jeunesse LGBT, mais une jeunesse digne de l’histoire glorieuse de cette nation ». Amusant, quand on se souvient que celui qui reste l’idole des Turcs, à savoir le grand Atatürk, était bisexuel.

Richard Berry nie fermement avoir abusé de sa fille aînée quand elle avait huit à dix ans. Amusant ! Comme si les incestueux et autres abuseurs s’empressaient ordinairement de reconnaître les faits.

Gabriel Matzneff annonce publier bientôt ce qu’il appelle son « chant du cygne », à savoir une ultime insulte à Vanessa Springora. Amusant, quand on sait que le chant du cygne est encore moins beau que celui du corbeau, une espèce de couinement sans force et virant dans les aigus comme la voix d’un adolescent qui mue. Tout chrétien qu’il soit, la dernière mue de ce mesquin monsieur le laissera nu pour l’enfer.

Autre petite voix, Gérald Darmanin, trafiqueur d’influence, déclare à la radio que le fait que des chercheurs à l’université travaillent sur les questions d’« idéologie racialiste » (c’est-à-dire en fait sur le racisme systémique) est « un drame pour la France ». Amusant, de la part de cet ancien de l’Action française.

Zineb El Rhazoui a été proposée pour le prix Nobel de la Paix – ce dont Gérald Darmanin se déclare « satisfait ». Amusant, quand on sait que cette nomination est le fait de Jan Bøhler, député norvégien d’extrême-droite.

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à bientôt pour la suite du Journal intime d’une jeune femme libre

Journal intime d’une jeune femme libre, 3 : avant le départ

Après le Prologue, puis la première moitié de 1979, voici les notes d’août 1979 à septembre 1980. Au début, travaillant dans la restauration sept jours sur sept et douze à dix-sept heures par jour (avant de rentrer chez moi m’occuper de mon tout petit garçon), je manifeste un épuisement qui est aussi le signe d’un désir de changement de vie, à cet âge où l’on cherche de façon souvent aiguë comment entrer dans la vie adulte sans s’y perdre.
Comme je l’ai dit, je ne change pas un mot au texte tel qu’il a été imprimé, recopié de mes journaux intimes. Mais je découvre en avançant qu’il y a eu une erreur dans le livre papier, une note sur mon fils « Arno » âgé de moins de quatre ans se trouvant placée en 1984, alors qu’il en avait huit à ce moment. Je l’ai donc ajoutée à la note précédente, dans la bonne chronologie, en 1979.
Voici donc pour aujourd’hui les notes datant de mes vingt-quatre puis vingt-cinq ans.
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Depuis l’année dernière, j’ai maigri de huit kilos. Trente-huit kilos, on commence à voir les côtes. Je suis contente, mais je me demande si ça n’est pas une forme de mini-suicide. Ou si ça n’est pas une manière, ou une tentative, d’éliminer mes angoisses, en éliminant mes graisses. J’ai envie d’être toujours plus maigre, jusqu’à avoir l’air de n’avoir pas de corps. La chair est lourde à porter.

La mer est
froide et noire, cette nuit, comme la peur
le phare, comme la mort, me fait de l’œil,
appels de rire jaune

Et je marchais, au bord du front de mer noir
tout au bord de la mort,
de la mer qui se balançait lentement
dans ma tête débordante de vides
Et j’imaginais son corps, mort,
froid et immobile,
son corps sans âme
ses yeux éteints et vitreux
Je le voyais,
comme une glace sans tain
un précipice envoûtant
Le ciel tourne, la mer chante,
les hommes pleurent, je me noie dans leurs larmes, et je m’en vais à la dérive, squelette ambulant, sur des lacs de mercure, mes mains crochues lancées en avant, j’attends un signe qui ne vient pas.

La nuit a pondu
une lune toute ronde
rayonnante.
Il y a au fond de mon ventre
un œuf qui palpite
à mourir
il y a un œuf
prisonnier
Ô lune ma lune je t’aime
lune d’espoir
qui me protège des tourbillons d’étoiles
des précipices qui sont en moi
lune, cœur du ciel,
qui bat au rythme des marées,
dans mon océan de vie,
en va et vient, en va et vient.

Est-ce que je deviens folle ? J’ai encore mal dans les membres, des difficultés à respirer et des envies de pleurer. Hier à minuit, au travail, à cause de la mort d’une amie de Marianne que je ne connaissais même pas, j’ai eu une crise de nerfs. La mort me suit partout, je me vide lentement.

La boucle est bouclée
Si parfait, le 8 !
Ma lune cabossée, la mort est encore venue ! Par le cerveau !
Elle est venue par le cerveau !
La mort couleur très vide,
ma lune cabossée.
Je les ai entendus, les ricanements du vent,
énervants, énervants,
dans les porte-drapeaux du front de mer.
Si sombre, la mer, si loin.
Les motos rugissent, les motards crient, pour ne pas entendre la mort
chanter dans la tempête.
8, 8, la boucle est bouclée.

Un drapeau noir
claque, claque dans ma tête
claque aux vents de la mer
à la bave des lames
je vois vos bras se tendre et retomber
se tendre et retomber
et j’ai l’Envie
de marcher
à vous
de courir
et d’embrasser vos ventres.

Escargot des dunes,
tu rampes dans mon globe têtestre
lentement, si lentement
La pluie t’est douce,
le sable t’est dur
univers si aride
Escargot des dunes,
colimaçonne dans ma tête,
tourne en rond, tourne en rond,
rentre en toi,
future coquille vide.
Il y a des escargots dans les étoiles aussi.
Regarde le tableau de Van Gogh !

Après les crises de nerfs, la fatigue, j’ai fini par tomber malade. Tombée évanouie de fièvre, soignée à coups de piqûres, et restée au lit jusqu’à hier après-midi. Demain je retourne au travail.
Cette nuit, j’ai rêvé que les dunes sur la plage, très hautes, étaient devenues considérablement étroites, et donc absolument inaccessibles. La plage avait ainsi un caractère assez lunaire, presque hostile, mais cela ne me déplaisait pas. À la réflexion, ces dunes ressemblaient assez aux Météores, non construites.
La nuit précédente, j’avais rêvé que j’étais atteinte d’un cancer dont l’issue serait fatalement la mort, mais je n’en étais ni surprise ni mécontente.
Je me souviens aussi d’avoir eu peur, hier soir avant de m’endormir, d’une vision que j’avais d’une sorte de long robot mauve, qui m’attendait, debout, immobile et silencieux, avec cette sorte de sourire imperceptible de la Joconde, et qui était la Mort.
Allongée entre les coussins, sur la banquette, je passe toute la matinée à écouter de la musique et à rêver. Comme je suis bien ! Ça ressemble au paradis, la musique.

Le ciel afflue dans les narines
comme un lait nourricier et bleu

Ces deux vers d’Antonin Artaud viennent et reviennent à mon esprit. Je me sens mieux. Quand je marche, l’air sent bon et me caresse le visage, quand je lève les yeux, le ciel est grand et haut par-dessus le monde. Les routes sont belles et chaudes. Mon corps est mince, je suis légère.

Cela va mieux. Et cependant je continue de voir dans tout ce que je fais, même ce qui me semble positif, une sorte de suicide. Nous venons de décider, avec Yannick, d’avoir un autre enfant. Et même cela, par moments… Pourtant je crois que cela me rendra heureuse, je voudrais déjà être enceinte de huit mois. Je m’imagine préparant la layette, et ensuite berçant, nourrissant un tout petit bébé… Et mon impatience de le voir grandir… alors que c’est tellement adorable, tout petit…
Je me dis que je suis adulte maintenant, il me faut absolument choisir un mode de vie et m’en contenter. Mais la vie est tellement absurde, de quelque côté qu’on la prenne ! Je crois qu’il faut, ou bien la refuser totalement (ce que je ne pourrais faire), ou bien choisir une façon de vivre et l’aimer envers et contre tout – et ça, le pourrai-je davantage ? D’ailleurs, c’est certainement un faux problème : ai-je le choix ? N’est-ce pas plutôt la vie elle-même qui choisit pour moi et me trimbale à sa guise ?

Je suis contente. Je vais avoir un bébé. Si c’est une fille, elle s’appellera Blanche. En l’honneur d’Aragon, et parce que ce prénom me plaît et qu’il m’est venu soudain, comme une inspiration.
Yannick et moi allons certainement nous marier dans quelques jours. Cela nous sera utile pour un projet de gérance de magasin. Sans être passionnant, ce sera du moins plus intéressant que nos emplois actuels. Et puis, il sera bon de se séparer un peu de Soulac. J’aimerais beaucoup aller vivre du côté de Pau.

Malgré les nausées et la fatigue, je me sens bien d’être enceinte.
Nous avons reçu notre nouvelle chaîne hier. Depuis, quel festival de musique ! Quel régal ! Par moments, il me semble que si c’était possible, je passerais ma vie à écouter de la musique, tellement c’est bon !
J’aimerais écrire, aussi. L’hiver s’est déjà installé sur Soulac, gelée blanche le matin, air très frais malgré un beau soleil à la mi-journée. Je dors très tard le matin, Arno ne va plus à l’école, j’hiberne. Cependant je me sens bien, je suis enceinte. Bien que mon poids n’ait pas varié depuis deux mois, mes seins ont gonflé, mes hanches se sont élargies.

Je pense à toi
ou plutôt à ton sexe, rond et dur,
à l’immortelle magie d’une belle érection,
aux va-et-vient langoureux
de mes doigts, de mes lèvres, de mon ventre, de mes seins, de ma peau affolée,
au plaisir infini de la lave ascendante
je pense à l’amour
avec ton corps comme un pays
à explorer
et je pense à nos corps
qui s’enflamment et se perdent
étoiles filantes.

J’ai envoyé à Marc Torralba un petit recueil de mes poèmes préférés. J’avais honte et j’ai beaucoup hésité parce que, objectivement, je les trouve assez mauvais, mais l’envie d’être lue a été la plus forte. Maintenant, je vais attendre avec impatience une réponse. J’ai envie d’écrire quelque chose de sérieux, mais ça ne vient pas du tout, j’ai même l’impression que plus j’y pense et moins ça vient.
… J’étais perdue dans l’écoute du Concerto n°2 de Rachmaninov. La musique est vraiment l’art qui me procure le plus de plaisir, aucun mot ne peut la traduire, mais comme c’est bon !

Souvent je rêve de l’activité de la ville, je me dis que là est la vie – mais tout de même la vie à la campagne a bien des charmes, et même je la trouve assez raffinée : on a le temps d’écouter de la bonne musique, de lire de bons livres, de se rafraîchir corps et esprit dans la nature. Une certaine douceur de vivre qu’il n’est peut-être pas facile d’abandonner pour le tumulte de la ville, même s’il a ses charmes.
Quant à la consommation, ici elle ne se fait ni dans les magasins ni dans les salles de spectacle, puisqu’il n’y en a pas, elle se fait dans ma tête. Une surconsommation de rêves. Pas très constructif, mais si envoûtant. Ce que j’aimerais, c’est pouvoir construire avec mes rêves. Hélas ils sont un matériau bien ingrat, pratiquement insaisissable.

J’ai fait, cette nuit, un rêve assez étrange : mon bureau, la bouteille d’alcool, et l’invisible inconnu qui m’intime d’écrire.

Dernières lectures : La Femme et le pantin, de Pierre Louÿs, Le Conformiste, de Moravia, Tzigari, histoire d’un gitan, de Giuseppe Levakovitch, Le Testament de Merlin, de Théophile Bruant, Soleil des loups, de Pieyre de Mandiargues, Les Grands Pays muets, d’Hubert Haddad, Le Dieu éparpillé, de M.Balka.
Nous nous préparons à partir pour une grande ville, de préférence (pour moi) Paris. J’ai envie de faire du théâtre.

29 septembre 1980
Je suis allée sur la plage, le vent tiède m’a enveloppée de sa caresse, la mer bleue et blanche bourdonnait, ronronnait. Elle ressemblait à un œil immense, aussi vivante, aussi secrète, antre mystérieuse aux trésors fabuleux. Voilà le pays adorable que je vais quitter, et pourtant j’en suis heureuse. J’ignore encore quel sera l’horizon de demain, je sais seulement que ce ne sera plus cette merveilleuse immensité. Me supprimer l’océan, c’est un peu comme si on me supprimait le ciel. Et cependant je veux partir. Pourvu que tous mes espoirs, attachés à la grande ville, se réalisent !