Professeure

lotusphoto Alina Reyes*

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J’enseignerai donc à la rentrée. Quelle joie ! N’avons-nous pas bien plus de vies que les chats ? Je vais parler de littérature et de langue à des élèves, retrouver plus d’enfants que je n’en avais, maintenant que mes quatre sont tous devenus grands. Michel Tournier, qui avait étudié la philosophie en France et en Allemagne, ayant été refusé deux fois à l’agrégation, renonça à enseigner. Quel dommage ! Qui n’aurait aimé avoir un tel professeur ? Sans doute était-il trop singulier pour convenir au cadre du concours. J’aime passer ce concours, il se pourrait que j’y revienne, il est beau, complet et exigeant, mais je regrette qu’une seule forme de pensée, académique, y soit admise (je mettrai en ligne peu à peu le travail fourni). Peut-être, à force, finirons-nous par contourner la chose, la rendre peu à peu plus souple ?

En tout cas j’ai été admise au CAPES, dont l’esprit est très différent. Je l’ai passé comme l’agrégation en mode wild, en candidate libre, sans m’être entraînée notamment en didactique, une épreuve capitale à l’oral – mais en me rattrapant avec d’autres épreuves. J’ai regardé les nouveaux programmes du collège, la méthode d’enseignement par thèmes et cycles ne m’a pas convaincue, mais quelle que soit la règlementation (qu’importe le flacon) je crois que le professeur peut faire passer ce qu’il a à faire passer. Une aventure. Personnelle pour chaque élève, et commune.

 

*Je suis retournée au jardin, avec O cette fois, et j’ai rephotographié le lotus, plus ouvert et splendide encore qu’avant-hier

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« Une rose pour qu’il pleuve ». Étude de « À la santé du serpent » de René Char

Ce texte figure dans Fureur et mystère, qui est encore au programme de l’agrégation de Lettres modernes en 2018. Voici ce que j’en ai dit à l’oral de ce concours cette année (simple et exacte retranscription de mes notes prises au cours des 2h30 de préparation), où j’ai choisi d’en donner une lecture thématique en référence à Héraclite (un maître de Char) plutôt qu’à la Bible.

« Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ».

C’est l’aphorisme 24 de ce poème de René Char intitulé À la santé du serpent et situé dans les premières pages du recueil Fureur et mystère. Si nous appelons aphorismes les vingt-sept fragments qui composent ce texte, c’est faute de mots plus précis pour désigner cette création du poète que l’on pourrait désigner aussi, de façon plus vague encore, poème en prose. Quoiqu’il en soit, l’effet graphique dans la page de ces notations brèves séparées par des chiffres romains peut induire plus ou moins consciemment dans l’esprit du lecteur l’image d’une avancée par étirement, comme celle du serpent du titre, surplombant l’ensemble. Elle induit aussi un effet de silence et de vide entre les paroles. Et redouble l’effet de mystère par l’omniprésence des chiffres, fussent-ils exprimés en lettres. Umberto Eco dans un texte sur Nerval s’élève à juste titre contre l’idée qu’il ne faut pas essayer d’élucider un texte poétique. S’il est impossible d’en épuiser le sens, il est cependant du devoir du lecteur de répondre à ce qui lui est exposé en y entrant respectueusement mais sans peur, y ouvrir des pistes. Pour cela nous allons étudier le texte selon deux grands axes : dans un premier temps, en y cherchant comment est évoqué ce qui est ; et dans un second temps en y relevant les évocations de ce qui mue.

1) ce qui est :

a) Les éléments concrets du poème

La plupart des fragments contiennent l’évocation d’au moins un élément concret, le plus souvent des noms communs de choses :

le visage de nouveau-né (fragment 1) ; le pain ; le point du jour (fr.2) ; le tournesol (3) ; l’hirondelle ; l’orage ; le jardin (4) ; la goutte d’eau ; le soleil (5) ; la création (8) ; la maison ; la ville ; les habitants ; l’hiver ; la chair ; le jour (9) ; l’homme (11) ; se baigner ; le pays (12) ; l’écueil (13) ; les larmes ; le confident (15) ; le sable (16) ; l’oiseau ; l’arbre ; le fruit (18) ; les ténèbres (21) ; le dos de la terre ; l’encre ; le tisonnier ; le nuage (22) ; l’agneau ; la laine (22) ; l’éclair (24) ; les yeux ; le jour ; le vent (25) ; les eaux claires : les reflets ; les ponts (26) ; la rose ; la pluie (27) ; le serpent (titre)

Tous ces éléments donnent à la pensée du corps, de l’habitation. Il s’agit bien d’une pensée poétique. Le poète est celui qui fait, au sens artisanal du terme, qui travaille une matière. Le corps du monde est le matériau de René Char, et ce qui rend sa langue matérielle, de même que les couleurs d’un Nicolas de Stael sont matière, effet de matière. Mais Char se fait aussi lui-même matériau du monde : « au tour du pain de rompre l’homme ». Lui-même se laisse travailler, afin que le monde l’enfante et qu’il puisse chanter « la chaleur à visage de nouveau-né » issue de ses noces avec le monde, dont le titre d’un autre de ses poèmes, Le visage nuptial, est évocateur. Mais ici le visage du nouveau-né est évoqué pour imaginer un élément sensible, la chaleur. Le poème repose en effet sur des éléments concrets, mais également sur des éléments sensibles, ou qui font référence à des expériences sensibles, souvent par des noms d’état, éléments que nous allons maintenant relever.

b) les éléments sensibles

la chaleur (deux fois dans le fragment 1) ; la beauté (fr 2) ; l’ébranlement (5) ; le trouble (7) ; le mourant (8) ; la saison (9) ; le réchauffement (9) ; l’avidité ; l’assiduité (10) ; le meilleur (11) ; la témérité ; le bain ; le plaisir (12) ; le souci ; le remords (14) ; le mépris (15) ; la profondeur ; le mesurable ; le subjuguant ; l’amour ; le visible ; la disparition (17) ; la marche ; la tromperie ; l’extase (18) ; l’accueil ; le plaisir ; la gratitude ; le souvenir ; la présence (19) ; aimer 520 ; l’éclair (24) ; les yeux (25) ; les reflets (26)

Autant de références à des expériences, des ressentis, vécus par le poète et destinés à se communiquer au lecteur -> le mettre en condition, lui aussi, de progresser vers un but qui n’est pas dit, de progresser en partant du concret et en passant par le sensible, vers quelque chose qui est du domaine de la pensée.

c) les éléments de l’intellect

souvent exprimés par des verbes ou des dérivés de verbes

chanter (1) ; méditer ; les pensées (deux fois) (3) ; s’informer ; se construire (4) ; l’ascendant (5) ; la connaissance (deux fois) ; le passage ; produire (6) ; venir ; troubler ; mériter ; égards ; patience (7) ; durer ; manque ; mourant; création ; congédié (8) ; être ; se répéter ; connaître ; s’en aller (9) ; essence : constamment (3x) ; pouvoir ; conscience (10) ; faire ; exister (11) ; regarder (12) ; attendre ; franchir ; se définir (13) ; remercier ; prendre souci ; être (14) ; mépriser (15) ; rester (16) ; importer ; devenir ; disparaître (17) ; pouvoir ; marcher ; tromper (18) ; accueillir ; présence ; délivrer (19) ; se courber ; aimer (2x) ; mourir (20) ; s’infuser ; être régi (21) ; négliger ; dévider (22) ; mystifier (23) ; habiter (24) ; croire ; inventer ; éveiller ; pouvoir ; être (25) ; requalifier (26) ; souhaiter (27)

Que la pensée s’appuie sur des verbes signifie qu’elle est un processus. Ceci nous amène tout naturellement à considérer, après avoir vu dans un premier temps l’expression de ce qui est dans le poème, l’expression de ce qui mue, de ce qui est en tant qu’il est en mouvement et donc, comme la peau du serpent, obéit à un phénomène de mue.

2) Ce qui mue

a) les actes

Le processus est l’effet d’actes, accomplis par le poète ou par d’autres sujets.

je chante (1) ; le pain rompt l’homme (2) ; celui qui ne médite pas (3) ; la boucle de l’hirondelle etc (4) ; durer (5) ; produire (6) ; venir au monde ; troubler (7) ; congédier (8) ; l’acte d’être (10) -> caractère héraclitéen de l’être [je l’ai expliqué à l’oral]  -> d’exister (11) ; de se baigner (12) ; d’être soulevé, d’être franchi, de se définir (14), de remercier (14), de naître et disparaître (17), mutation de l’arbre au fruit (18), présence sans adieu (19), rapport ténèbres-lumière (21), critique de ceux qui font remontrance à la condition de l’homme, des tricheurs, des orgueilleux (25), l’éternel dans l’éphémère (24), les eaux qui ne s’attardent pas (26), le rapport entre les éléments, l’éphémère et le temps de la durée (27)

La dialectique ainsi exprimée entre l’être fixe et l’être en mouvement, le durable et l’éphémère, est couplée avec la dialectique poétique induite par les effets de miroir.

b) les effets de miroir

visage (1) ; pain/homme (2) ; pensée/tournesol (3) ; goutte d’eau/soleil (5) ; ce qui vient au monde/trouble (7) ; homme mourant/congédié (8) ; maison/saison ; hiver/chair réchauffée (9) ; essence/conscience (10) ; âme/homme (11) ; image/plaisir (12) ; écueil/définition (13) ; celui qui/ton égal (14) ; larmes/confident (15) ; profondeur/destinée (16) ; visible/disparais (17) ; l’arbre/le fruit (18) ; souvenir/présence (19) ; aimer/mourir (20) ; ténèbres/lumière (21) ; rose/pluie (27)

Comme dans le fleuve héraclitéen, le miroir renvoie une image troublée, autre. Ainsi fonctionne aussi le texte, qui met en miroir l’auteur et le lecteur, le je (1) et le tu (20). Cette relation nous conduit à considérer pour finir les éléments du poème qui évoquent l’amour.

c) l’amour

Dans le poème précédent, « Suzerain » -> relation du poète avec un Ami :  » Ceci n’est plus, avais-je coutume de dire. Ceci n’est pas, corrigeait-il. Pas et plus étaient disjoints. Il m’offrait, à la gueule d’un serpent qui souriait, mon impossible que je pénétrais sans souffrir ».

L’amour se révèle dans la disjonction entre le pas et le plus (alors qu’il meurt dans le « jamais plus » du Corbeau de Poe)

Amour lié au chant, à la chaleur, au visage, au nouveau-né (1) ; au fait d’être rompu (2) ; au fait de tourner vers la source de lumière (3) et dans ce tour, « un orage, un jardin (4), une connaissance (6), un trouble (7), le fait d’être poète (10), la mise au monde de l’homme (11), le plaisir (12), la définition de soi (13), l’égalité (14), les larmes (15), le rapport à la profondeur et à la destinée (16), la parole qui s’efface et transmet (17), le fruit (18), la présence (19), la courbure (20), la poésie (26), la pluie de grâce (27)

Au bout de ce trop bref parcours dans le poème, nous avons essayé de montrer qu’il offre une infinité de pistes, déployables à l’infini à partir des quelques occurrences que nous avons relevées, des quelques ouvertures que nous avons esquissées. Le poème, né de la contemplation, offre lui-même un espace et un temps de contemplation sans compter, comme Char aimait contempler, notamment les tableaux de Georges de La Tour, et particulièrement « La femme de Job », qui disait-il, avait su lutter contre l’hitlérisme – ceci bien sûr au mépris de l’ordre chronologique de l’histoire. Telle est la santé du serpent. La poésie de René Char, poète et résistant, est aussi une façon de combattre le nihilisme de tous les temps.

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À la suite de mon exposé, l’examinateur a voulu me faire dire que ce serpent était en fait biblique. J’ai dit que c’était une lecture possible, que le symbole était polysémique, mais qu’une lecture faisant référence à Héraclite, un maître du poète, me semblait particulièrement pertinente (je l’ai dit autrement, pour ne pas le vexer, mais c’était bien le sens). Résultat : 8/20. Ce n’est rien à côté de la sanction qui m’a été appliquée à la leçon, où j’ai contesté, avec arguments, le lieu commun selon lequel Montaigne nous présente un Socrate christique. L’examinateur voulait absolument me le faire admettre. 4/20 pour une épreuve à coefficient 13.

Ajout du 3 août 2017 : voir aussi ma note sur le lien entre René Char et Héraclite ; et ma note sur Montaigne à l’oral de l’agrégation

Après plusieurs démonstrations du bien-fondé de mes exposés sur Char et sur Montaigne, j’ai fini par poser la question d’une éventuelle discrimination religieuse à l’agrégation : explications et tous liens utiles dans cette note.

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Lotus roses, nymphéas rouges, chardon blanc, roses mouillées (et résultats de l’agreg)

jardin 1 lotus rose

jardin 2 lotus roses

jardin 3 nymphéas rouges

jardin 4 nymphéa rouge

jardin 5 chardon blanc

jardin rose mouillée 1

jardin rose mouillée 2

jardin rose mouillée 3

jardin rose mouillée 4

jardin rose mouillée 5hier au Jardin des Plantes, photos Alina Reyes

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Les résultats de l’agrégation de Lettres modernes viennent de tomber. J’ai obtenu des notes correctes  en grec (je tenais à passer le grec plutôt que le latin, parce qu’il est important qu’il y ait des candidats en grec) : 10,75 ; et  en anglais : 13, 5. Ailleurs piètres notes, sans doute mes lectures ne sont-elles pas académiques (je n’ai pas suivi de préparation et je ne tiens pas à abandonner ma façon de penser) mais tant pis, j’y tiens, elles valent. J’ai raté la leçon, l’épreuve au plus fort coefficient ; je suis tombée sur une explication littéraire de Montaigne, alors que j’aurais tant aimé faire une vraie leçon, correspondant mieux à mon esprit d’analyse et de synthèse (et surtout, sans doute, le jury m’a fait payer le fait que j’ai refusé d’accepter la lecture classique voyant dans ce texte un Socrate christique, j’en reparlerai dans une note ultérieure en retranscrivant la leçon que j’ai donnée). Et puis et puis… « Refusée », donc.

Bah

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Écritures, dessins et cueillettes

du cote de nadjales concours passés, ayant repris doucement l’écriture, j’ai recommencé aussi à dessiner dans mon manuscrit en cours, en écoutant des conférences ou émissions sur des poètes (vidéos likées)

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Je cueille encore d’autres sortes de champignons, dans mes montagnes. La cueillette est toujours un bon prétexte pour s’enfoncer des heures durant dans la forêt. Même quand il s’agit d’une territoire que l’on connaît, il y a toujours un moment où l’on est dépaysé, surtout si l’on y va seul. C’est peut-être ça que je cherche avant tout, le dépaysement. Attention, quand on y prend goût, on ne peut plus s’en passer !

Chaque cèpe trouvé, je l’ai dit, est en soi un dépaysement, puisqu’il semble à la fois mystérieusement très vivant et surgi de nulle part, et vous renvoie comme en miroir la même sensation, le même sentiment de vous-même.

La forêt vous dépayse de mille autres manières. L’oxygène qu’on y respire, couplée au silence et au léger effort de la marche, procure vite une sensation d’ivresse. Bientôt les mousses, les feuilles mortes, les rochers, les cris des oiseaux, les lichens qui pendent des arbres, la lumière qui filtre d’entre les faîtes, les branchages qui cassent sous vos pas, les troncs couchés qu’il vous faut enjamber, l’odeur entêtante de l’humus, tout vous paraît surréel.

C’est comme si une porte s’était ouverte pour vous faire entrer dans un autre monde. Il y a aussi, bien sûr, la variété, les formes et les couleurs fantastiques de tous les champignons que vous croisez sans les cueillir.

Il y a l’amanite rouge à pois blancs, il y en a des tout noirs, des tout jaunes, des tout blancs, il y en a des petits orange ou bruns qui poussent par colonies, il y a ces langues qui semblent sortir des troncs et notamment des souches où elles grandissent en durcissant, par cercles concentriques, parfois presque jusqu’à faire le tour…

Tout ceci, vous le sentez, est plein d’une vie secrète, mi-merveilleuse, mi-terrifiante. Et puis, si vous partez suffisamment longtemps, il vient toujours un moment où vous êtes un peu perdu. Soudain vous ne savez plus où vous êtes.

Au fur et à mesure de votre progression dans la forêt vous vous êtes laissé gagner par une légère et joyeuse panique, et voici qu’elle se retourne en sourde inquiétude. Vous ne savez pas où vous êtes, et c’est presque : vous ne savez pas qui vous êtes.

Voilà ce que j’appelle le dépaysement : vous n’êtes plus pour vous-même votre pays de connaissance. Vous n’êtes plus cet être qui mène ses pas, mais un être que ses pas ont mené où il ne se reconnaît plus. Tout se tait si fort que vos oreilles en bourdonnent.

Qui est là ? Par où est ma maison ? Un pic martèle un tronc, mais il ne vous répond pas, ni lui, ni rien d’autre. Tout à l’heure vous marchiez en contemplant tous ces éléments charmants de la forêt, maintenant ce sont eux qui semblent vous contempler, immobiles, muets. Chacun son sort, semblent-ils penser. Vous voient-ils en intrus ? Ou simplement comme une pierre qui roule çà et là ? (Un jour, si vous vivez, viendra le moment de votre vie où vous serez devenu vous-même la forêt, et son regard immémorial sur l’être humain).

Alina Reyes, Cueillettes

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Qu’est-ce que rien ? Déterminations de l’être

 

Comme le pronom indéfini on, qui peut être pronom personnel lorsqu’il est employé à la place de nous, rien est à l’origine un nom : on vient du latin homo, « homme » (en ancien français hom, om ou on, tantôt nom et tantôt pronom), rien vient du latin rem, accusatif de res, « chose, être, affaire, fait » (« chose publique » dans république, faut-il le rappeler à M. Macron qui dans son nihilisme existentialiste – l’être ne serait pas donné, il faudrait y accéder en s’accrochant de toutes ses longues dents à la société – déclarait le 29 juin dernier qu’il y a « des gens qui ont réussi et des gens qui ne sont rien » – qui, donc, ne feraient partie ni de l’humain ni de la république). C’est avec des « ils ne sont rien » qu’on (pronom indéfini) remplit les camps de la mort. Parménide a bien spécifié que ce qui est, est ; et que ce qui n’est pas, n’est pas. Dire « des gens qui ne sont rien », c’est-à-dire « des gens qui ne sont être », « des gens qui sont néant », c’est tout simplement une faute de logique. On ne peut être non-être, on ne peut être néant (du latin populaire negens), littéralement non-gens : on ne peut être à la fois gens et non-gens. Nihilisme et confusion, nuit et brouillard.

Rien peut être un nom (un rien, des riens). Le plus souvent, il est employé comme pronom indéfini (rien ne va plus). Quelle est sa nature dans la négation ? Selon les grammairiens, pronom indéfini ou adverbe. Essayons d’y voir plus clair.

Si nous transformons en affirmative la proposition négative ce n’est rien, nous obtenons c’est quelque chose. Pour il n’est rien : il est quelqu’un. Que rien puisse être remplacé par des pronoms indéfinis indique qu’il est également pronom indéfini dans une telle configuration.

Mais quelque chose et quelqu’un sont-ils toujours de simples pronoms indéfinis quand nous disons c’est quelque chose ou il est quelqu’un ? Ne peuvent-ils avoir une valeur adverbiale, être adverbes comme lorsque, par antiphrase, rien est employé à la place de l’adverbe rudement (« C’est rien bath ici » Queneau) ? Un pronom représente ou remplace un nom. Que fait un adverbe ? Il modifie, précise, détermine le sens du verbe ou du mot (l’adjectif bath dans l’exemple précédent) auquel il s’ajoute. Si nous pouvons remplacer ces pronoms indéfinis par d’importance ou par sans importance, groupes nominaux à valeur adverbiale, (« cela n’est rien » : « cela est sans importance »), ou par les adverbes beaucoup ou peu, n’est pas parce qu’ici ils modifient le verbe, deviennent adverbes ? Avec rien, être ne prend-il pas le sens de compter pour (« n’être rien » : « compter pour rien ») ? N’être rien, dans la philosophie de l’être et du néant où l’être n’est que s’il se fabrique et s’il compte, c’est en fait n’avoir rien, socialement parlant, n’avoir pas de costard pour vous maquiller le manque d’être. Nu, le roi n’est plus roi, mais seulement ce qu’il est : un on, un homme déterminé par la société, dont l’être est mangé par l’indéfini.

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Relativité générale de la grammaire : du trépas à l’innommable

 

 

Nous avons envisagé dans la note précédente la possibilité de voir très comme un possible affixe détaché du superlatif absolu, dans l’exemple Il fait très beau. Notant que le rattachement se faisait proche dans le Très-Haut et dans le très-bas (Christian Bobin). Or il existe bien des cas où très est en effet préfixe classiquement attaché au mot ou au radical. Il se trouve en toutes lettres dans tressauter ou tressaillir. On l’entend aussi dans les mots trépas, trépasser : lesquels sont en quelque sorte les superlatifs de pas et de passer : l’ultime pas (comme dit Rimbaud, ce ne peut être que la fin du monde, en avançant) est aussi un passage, une traversée. Car très vient du préfixe latin trans (« au-delà de »), prononcé tras puis très au début du XIe siècle : on le retrouve dans traverser et un grand nombre de mots commençant par trans comme transplanter. Avant d’être adverbe, très est donc bel et bien préfixe.

De même que l’espace et le temps physiques s’affectent l’un l’autre, les mots selon leur fonction s’affectent les uns les autres dans leur nature grammaticale. Un adjectif peut devenir adverbe, un nom adjectif et inversement, un verbe peut devenir nom ou prendre une valeur adjectivale ou adverbiale (participe, gérondif), etc. – et les temps des verbes peuvent exprimer d’autres temps que leur temps grammatical, le passé pouvant être exprimé par le présent, l’imparfait pouvant exprimer le présent ou le futur (avec le conditionnel).

Nous nous sommes intéressés, hier toujours, au cas de beau dans la locution verbale il fait beau : est-ce vraiment là un adjectif, ou peut-on y voir plutôt un adverbe ? Il y a au moins un cas dans lequel beau est reconnu comme adverbe : dans l’expression porter beau. Plus encore que dans la locution verbale avoir beau (avoir beau faire, avoir beau dire…), le caractère adverbial de beau se rapproche dans porter beau de celui qu’il peut avoir dans la locution verbale il fait beau (comme le caractère adverbial de froid se rapproche dans battre froid de celui qu’il peut avoir dans la locution verbale il fait froid). Envisager beau dans il fait beau comme l’adjectif qualifiant un nom absent : il fait beau (temps), groupe nominal qui serait le sujet réel du verbe, occulte le fait qu’on ne peut pourtant pas dire le beau temps fait, ni le temps fait beau. En fait le sujet du verbe, ce il pronom impersonnel, représente ce que nous ne pouvons nommer, l’innommable. Qui fait beau ? Cela ne peut se dire. Faire n’est pas ici un verbe d’état employé comme dans il fait riche, qui peut être dit autrement cet homme paraît riche. Faire est ici employé dans son acception purement poétique, comme poiein en grec, faire, a donné poésie. À la fois verbe d’action et verbe d’état, son seul sujet est la langue, disant ce qui ne peut être dit, à savoir que nous ne savons pas qui fait beau, qui fait froid, qui fait clair, qui fait grand bleu, qui pleut, qui neige, etc. Beau dans il fait beau n’ajoute pas, comme un adjectif, une qualité à un nom absent, mais, comme un adverbe, une détermination au verbe présent.

Je rends grâce aux concours que je viens de passer et qui ont réveillé mon intérêt pour la grammaire. Je n’en suis pas du tout une savante, je ne fais que, munie de mon ignorance, y réfléchir. N’est-ce pas tout l’intérêt de la grammaire, nous conduire, comme tous les grammairiens, à réfléchir ?

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Petites réflexions sur l’adverbe

wir.skyrock.netÀ la question : Relevez le ou les adverbes dans la phrase Il fait très beau ces jours-ci, on répondra classiquement : très.

Mais il est possible d’envisager une autre réponse. Il est possible de voir très, dans cet emploi, non comme un adverbe mais comme une particule affixable de beau, servant à former un superlatif absolu de cet adjectif (familièrement, on le formerait avec le préfixe super- : superbeau ; d’autres superlatifs absolus sont formés avec le suffixe -issime : nullissime). En principe, en français, l’affixe n’est pas séparé du mot ou du radical dont il modifie le sens ou la fonction. Cela se produit pourtant, par exemple avec le préfixe extra, qui peut s’employer fixé au mot, comme dans extraordinaire, ou bien, indifféremment, fixé ou séparé par un tiret, comme extraconjugal ou extra-conjugal. Les affixes sont souvent, à l’origine, des adverbes. Et il arrive que l’adverbe très soit nettement employé comme préfixe quand il s’ajoute au mot en n’étant séparé de lui que par un tiret, comme dans le très-haut, le très-bas. Très beau pourrait être considéré, plus efficacement que comme adverbe + adjectif, comme adjectif au superlatif, formé avec préfixe superlatif détaché.

Mais il est encore possible d’analyser les choses autrement. Le mot beau est-il réellement employé comme adjectif dans la locution Il fait très beau ? Qui donc est beau dans cette phrase ? Il s’agit d’une locution verbale, le verbe est employé ici sous une forme impersonnelle. En comparant il fait beau à il fait vieux, où le verbe est employé sous sa forme personnelle, il apparaît évident que beau et vieux n’ont pas la même fonction. On peut dire elle fait vieille, mais non pas elle fait belle (dans le même sens que il fait beau). Cette invariabilité ne tire-t-elle pas beau vers la fonction d’adverbe si l’on décompose la locution verbiale il fait beau ? Et très beau ne pourrait-il être considéré comme syntagme adverbial, comme par exemple très vite (vite étant selon les cas adjectif ou adverbe) ?

Prenons maintenant ces jours-ci. Groupe nominal, complément circonstanciel de temps, dira-t-on classiquement. L’adverbe, ou la locution adverbiale, sont aussi compléments circonstanciels. Ce jour est une locution adverbiale. Pourquoi pas ces jours-ci ? Toute fatiguée que j’étais, je n’avais peut-être pas complètement tort à mon oral, l’autre jour. Le fait est surtout que les classifications, en grammaire comme ailleurs, peuvent toujours être discutées, et que leurs frontières ne sont pas étanches. Cela fait partie de la beauté de la langue : elle est vivante, libre, inenfermable -pour former un néologisme plein d’affixes.

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