« La photo d’Ai Weiwei reconstituant la mort d’un petit réfugié ne devrait pas exister », par Nitasha Dhillon

J’ai traduit de l’anglais ce texte lu ici sur hyperallergic.com, où l’on peut voir l’image en question. 

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Je vois cette image et je m’interroge. Les questions se pressent dans ma tête. L’état pourri du monde de l’art, des États-Unis à l’Inde et à la Chine, m’éclate au visage.

Pourquoi cette image a-t-elle été faite, et pourquoi circule-t-elle ? Je reconnais comme tout le monde la figure internationale : il s’agit d’Ai Weiwei, le célèbre activiste et artiste, qui attire l’attention sur le sort des réfugiés syriens. Et je m’interroge.

Est-ce qu’un privilégié au cœur compatissant pense que c’est à cela que ressemble aujourd’hui l’activisme ou l’art engagé ? Cela que je regarde, stupéfiée de sa stupidité, est-il l’effet d’un simple manque d’imagination, d’une tentative de se servir de sa position privilégiée dans le combat pour la justice sociale, en une stratégie qui aurait terriblement mal tourné ?

Je me souviens des mots de Gayatri Spivak : « l’histoire est plus grande que la bonne volonté personnelle » et : « élever les consciences est trompeur… c’est une façon d’éviter d’accomplir son devoir » ; et « la philanthropie de haut en bas n’est pas grand-chose ». Elle m’aide à regarder l’image et à mieux réfléchir à propos d’Ai Weiwei et de notre communauté d’artistes.

Je vois d’avance venir la polémique sur la liberté de l’artiste et la liberté d’expression et de création, et je me demande si je dois en dire plus ou plutôt renoncer à perdre mon temps. Mais je dois assumer le fardeau, maintenant que j’ai dit que cette image ne devrait pas exister. Ai Weiwei devrait présenter des excuses, qui pourraient s’exprimer de diverses façons, selon les raisons qui l’ont conduit à faire cela :

– C’était une impulsion.

– Je ne sais pas mieux.

– Je l’ai fait pour l’argent.

– J’ai manqué de temps.

– Ce n’est ni de l’art ni de l’activisme.

Peut-être n’est-ce pas de l’ « activisme » mais de l’ « art politique », si cette distinction peut être de quelque utilité ici. Tu as marché sur la plage avec un photographe, qui a pris un avion pour prendre ta photo, et là tu as rejoué la mort d’un enfant, et ça a été édité, imprimé et exposé à la foire commerciale de l’India Art Fair. La photo a circulé sur les médias sociaux, sur CNN, dans bien d’autres médias. Et de nouveau, je m’interroge. Comment vois-tu le rôle de l’artiste qui fait de l’art politique ? Il faut sûrement se demander, comme le fit un jour Grace Lee Boggs pour nous rappeler que l’art politique vaut la peine : « Quelle heure est-il à l’horloge du monde ? »

T’es-tu demandé ce qu’est un réfugié quand il n’y a pas d’État-nation ? Cette question se pose dans le monde entier aujourd’hui. La crise des réfugiés syriens n’est-elle pas liée aux soulèvements arabes, au changement de climat, aux changements géopolitiques au Moyen Orient et en Afrique du Nord, à la perpétuation de la colonisation de la Palestine et à la redéfinition des cartes par l’Occident dans ces régions ?

Ton « art » tombe tellement à plat face à toutes ces questions… ça fait mal de voir qu’au nom de l’art et au nom de l’activisme, le rôle de l’artiste reste stagnant et inchangé – une partie du tout, un rouage de la machine de ce monde de l’art capitaliste et néolibéral qui contribue à maintenir le statu quo. Un monde qui nous regarde passivement aller de crise en crise, comme si elles étaient sans lien et sans rapport, et participe à faire les guerres et les réfugiés, les dépossessions et le désastre climatique, le néocolonialisme et la suprématie blanche, la dette écrasante qui ne connaît pas de frontières, d’autant plus palpable… mais tel est l’état de l’art. Comme je l’ai dit dans #OCCUPYWALLST: A Possible Story :

Comme nous le savons, l’art est corrompu, épuisé et faible. Nous voyons des œuvres de maîtres postmodernes vendues à des banquiers pour des millions de dollars comme signes de capital culturel et objets d’investissements financiers. Nous voyons de scintillants édifices de la richesse culturelle bâtis sur le dos de travailleurs hyper-exploités – les pyramides et colisées du XXIème siècle. Nous voyons la prétendue « pratique sociale » qui consiste en une bureaucratisation bien financée du désir de communauté des peuples aliénés. Et nous voyons des « plates-formes discursives » théoriquement averties qui parlent de démocratie radicale, d’écologie militante et même de communisation, tout en reculant à l’idée de déployer leurs ressources considérables, les compétences et les potentiels, pour construire un mouvement. Ce n’est plus acceptable.

Nous attaquons l’art pour libérer l’art de lui-même. Non pour mettre fin à l’art, mais pour libérer ses facultés d’action directe et d’imagination radicale. L’art ne se dissout pas dans la vie dite réelle. Il revitalise la vie réelle en la rendant surréelle. Nous attaquons l’art pour nous entraîner à la pratique de la liberté. Et imaginer un processus sans fin d’expérimentation, d’apprentissage et de perte, de résistance et de construction sur le terrain inexploré d’une rupture historique.

Tu veux aider les réfugiés. On ne peut aider sans être en accord. Tu n’es pas en accord. Dans les mots du poète et théoricien Fred Moten sur la solidarité, que tu devrais lire de toute urgence, « La coalition émerge du fait que tu reconnais que c’est foutu pour toi, de même que nous avons reconnu que c’est foutu pour nous. Je n’ai pas besoin de ton aide. J’ai juste besoin que tu reconnaisses que cette merde te tue, toi aussi, quoique beaucoup plus doucement, pauvre connard, tu saisis ? »

Tu saisis ?

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Jean Ricardou, « L’Histoire dans l’Histoire » (et la chute de la maison Usher)

bureau alina reyessur mon bureau, à l’instant, photo Alina Reyes

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L’esthétique de Poe détermine un absolutisme : celui du dénouement. C’est au final qu’est entièrement subordonné le plan de l’œuvre, et cet édifice lui-même exerce à son tour une coercition absolue sur le « porte-plume ». En quelque point du texte qu’il opère, et quelque intention que lui propose à tout instant le mot à mot, le porte-plume travaille dans un parfait état de soumission aux préalables du récit.

Tel principe a produit maints chefs-d’œuvre chez Poe, et chez quelques autres. (…) [Mais] puisque l’histoire, dans ses linéaments essentiels, est connue avant que la plume n’attaque le papier, n’est-il pas tentant d’injecter en un quelconque point de son cours certain passage qui en offrirait une sorte de résumé ? C’est par elle-même que l’histoire serait contestée. Tel enrichissement narratif remonte à très loin et Edgar Poe, nous l’étudierons plus bas, l’a lui-même utilisé. Mais nul en tout cas, semble-t-il, ne l’a mieux évoqué qu’André Gide. On connaît le passage du Journal de 1893 :

J’aime assez qu’en une œuvre d’art, on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l’éclaire et n’établit plus sûrement les proportions de l’ensemble. Ainsi, dans tels tableaux de Memling ou de Quentin Metsys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l’intérieur de la scène où se joue la scène peinte. Ainsi, dans le tableau des Ménines de Velasquez (mais un peu différemment). Enfin, en littérature, dans Hamlet, la scène de la comédie ; et ailleurs dans bien d’autres pièces. Dans Whilhelm Meister, les scènes de marionnettes ou de fête au château. Dans La chute de la Maison Usher, la lecture que l’on fait à Roderick, etc.

Notant ensuite l’analogie de cette enclave avec l’inclusion, en héraldique, d’un blason dans un autre, on se souvient que Gide propose de la nommer une « mise en abyme » (…)

[Ricardou dit ensuite que le premier phénomène à la fin de la nouvelle de Poe se trouve dans] le passage d’un sens figuré à un sens propre. Avec la conjointe mort de lady Madeline et de Roderick s’éteint la famille des Usher : c’est, au sens figuré, la Chute de la Maison Usher (…) il est possible d’imaginer le proche écroulement de la demeure, la Chute de la Maison Usher, au sens propre cette fois.

Le second phénomène relève de la mise en abyme. Si le narrateur s’enfuit précipitamment du manoir, c’est qu’il connaît déjà la fin de l’histoire (…) [du fait d’une histoire dans l’histoire, qu’il a lue à Roderick]

C’est par le microscopique dévoilement du récit global, donc, que la mise en abyme conteste l’ordonnance préalable de l’histoire. Prophétie, elle perturbe l’avenir en le découvrant avant terme, par anticipation.

Jean Ricardou, L’Histoire dans l’Histoire, Le Seuil, 1967

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Ma traduction de La chute de la maison Usher est ici en pdf gratuit. Pour d’autres éléments autour de ce texte, cliquer sur le mot-clé éponyme.

Mes hommes du jour

David-Beckham-underwear-for-HMDavid Beckham posant pour les dessous H&M

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djiby syDjiby Sy, model

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03_jan_fabre_ph_stephen-mattues1Jan Fabre photographié par Stephen Mattues

… sachant que ce week-end, à partir d’aujourd’hui 16h30 et durant 24 heures, Jan Fabre et sa troupe donnent une nouvelle représentation de « Mount Olympus », une performance qui célèbre la tragédie grecque. En version sans filtre. Sexe, sang, cris, larmes seront au programme, avec 27 acteurs-danseurs. Un spectacle hors-normes à vivre en direct, intégralement, sur Culturebox

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