« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (7)

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Sam Wallman, magnifique reportage en dessin dans un centre de détention pour réfugiés, à voir ici.

*

Pas de rêves.

En me réveillant je me suis assise sur ma couchette, et j’ai mangé mon pain. Tu me donnes des forces. À nouveau, je suis étendue sur le dos, bien droite, les yeux rivés sur le morceau de ciel : je suis à toi.

Attends, attends, je vais te raconter…

Un jour, Max m’a parlé de toutes ces soirées que vous passiez ensemble dans les théâtres, les cafés-concerts, ou bien dans les tavernes avec de jolies filles… Il disait que tu savais t’amuser, comme tous tes amis. Mais contrairement à eux, qui consommaient putains et filles du peuple en toute bonne conscience, sûrs de leurs droits d’hommes dans une société où les femmes ne pouvaient être qu’à acheter ou à épouser, tu ressentais douloureusement la bassesse de ces relations strictement organisées par des lois tacites qui vous exemptaient de toute dignité.

C’est pourquoi tu finis par abandonner les bordels, le sexe réglementé et même le sexe en général. Car il n’y avait finalement de sexualité que le sexe organisé. Le mariage n’était-il pas un autre marché des corps, un contrat par bien des aspects plus dégradant encore que le commerce moins hypocrite pratiqué dans les maisons spécialisées ? Dans un monde où les femmes, piégées par les hommes, ne pouvaient être qu’un piège pour les hommes, tu t’es désespérément battu pour rester libre.

Au début, tu es entré dans le jeu. Tu étais jeune, et le corps a des exigences… Tout ça paraissait tellement normal à tout le monde… À seize ans, tu voulus montrer à tes parents que tu étais devenu un homme. Un soir où tu te promenais avec eux sur la Josefsplatz, tu te mis, par provocation, à fanfaronner sur ta prétendue connaissance des choses intéressantes, et à leur reprocher de ne t’avoir pas instruit en la matière. Tu bégayais, comme toujours ou presque quand tu t’adressais à ton père. Tu prétendis avoir côtoyé de grands dangers, et ne les avoir évités que parce que des camarades de classe s’étaient chargés de te mettre en garde.

Sans doute ta pauvre mère se trouva-t-elle bien embarrassée par un tel discours, mais ton père, avec son solide sens pratique, et ce que tu considérais comme sa grossièreté habituelle, te répondit simplement qu’il était prêt à t’informer sur les moyens de pratiquer ces choses sans danger.

Dans La Lettre que tu lui écrivis bien des années après – que tu ne lui adressas jamais, mais que tu me donnas à lire – tu dis avoir été profondément choqué par sa réaction.

Je ne pouvais concevoir, lui disais-tu, qu’avant de te marier, par exemple, tu eusses pu te donner à toi-même semblable conseil. (…) Et c’était justement toi qui, par quelques mots proférés franchement, me poussais à descendre dans la boue comme si je lui étais destiné. (…) Cette condamnation était en soi vraiment incompréhensible, je ne pouvais me l’expliquer que par une faute ancienne et par le plus profond mépris de ta part.

Tu sais, j’ai pensé à la nature de tes rapports avec ton père – lesquels par bien des côtés ressemblaient à ceux que j’entretenais avec le mien. Pourquoi être resté en colère contre lui toute ta vie ? Évidemment c’était un homme si différent de toi, un homme qui dès l’enfance avait dû se battre pour sortir de la misère et qui, en raison de cela, se croyait autorisé à exprimer sans la moindre gêne son mépris des autres… Il fustigeait avec grossièreté ses employés, et critiquait tout autant les Allemands que les Tchèques et les juifs… et les amis de ses enfants, et son fils, et les fiancées de son fils (sauf Felice, mais justement, tu finis par refuser de l’épouser)… Personne, sinon lui-même, ne trouvait grâce à ses yeux.

C’était un tyran domestique ordinaire. Ta mère, qu’il avait épousée alors que ses parents commençaient à abandonner tout espoir de lui trouver un mari, le soutenait aveuglément. Elle passait toutes ses journées avec lui au magasin, loin de ses enfants que gardaient des cuisinières et des servantes aigries, et le soir devait encore partager ses rituelles parties de cartes. Pendant toute ton enfance, tu désespéras de retenir l’attention d’un tel homme, définitivement marqué par son travail opiniâtre à survivre, puis à se faire une place honorable dans un environnement hostile.

Le fait qu’il ait eu dès son plus jeune âge, comme il s’acharnait à vous le répéter, à connaître la faim, le froid, et à trimer dur pour s’en sortir, suffisait-il à excuser son ordinaire brutalité langagière – notamment contre ses employés -, et le peu de cas qu’il faisait des autres en général, et de ses enfants en particulier ? Cet homme au physique robuste et à l’assurance bornée se dressait devant l’enfant sensible que tu étais comme un bloc, un mur sans fenêtre. D’une certaine façon, il était enfermé dans sa solitude comme toi dans la tienne (toi aussi, tu me parus impénétrable, n’est-ce pas?)

Je sais que tu as toujours considéré n’avoir hérité en rien de ton ascendance paternelle, de cette famille de rustres dans laquelle Hermann, ton père, avait grandi et dont tu te sentais éloigné. Alors que du côté de ta mère, Julie Löwy, plusieurs personnalités sensibles et originales semblaient t’avoir tendu la main par-delà les générations.

Je m’appelle Amschel en hébreu, comme le grand-père de ma mère du côté maternel ; il est resté dans le souvenir de ma mère, qui avait six ans quand il est mort, comme un homme très pieux et très savant portant une longue barbe blanche (…) Il se baignait tous les jours, même en hiver, et faisait alors un trou dans la glace pour prendre son bain (…) L’arrière-grand-père était un homme encore plus savant que le grand-père, il jouissait d’une considération égale chez les chrétiens et les juifs ; lors d’un incendie, sa piété provoqua un miracle, le feu passa par-dessus sa maison et l’épargna…

L’histoire de cette famille était à la fois empreinte de merveilleux et de tragique. Amschel et Sarah eurent deux enfants : Nathan était fou ; et Esther, la mère de ta mère, mourut de la typhoïde à l’âge de vingt-neuf ans, laissant quatre enfants en bas âge. Un an après, Sarah se suicidait.

Aînée de la famille, Julie n’eut alors plus qu’à se mettre au service de la nouvelle femme de son père, aussitôt remarié, pour entretenir la maison et élever ses trois frères et, bientôt, ses deux demi-frères. Presque tous eurent des destins singuliers. L’un, que tu considérais comme étrange et renfermé, se convertit au catholicisme ; l’aîné, Alfred, partit à Madrid, où il devint directeur général des Chemins de fer espagnols ; Joseph alla jusqu’au Congo, où il fonda une compagnie coloniale, avant de s’installer à Paris et de s’y marier avec une Française. Des cinq frères, trois restèrent célibataires.

Ton préféré était ton oncle Siegfried, le médecin de campagne installé en Moravie, où tu te rendais pour le voir. Lui aussi par certains côtés – son goût des livres et son intérêt pour le naturisme, par exemple – te semblait de la même « famille » que toi.

Tous étaient des gens souvent fragiles, portés par leurs rêves, excentriques, voire misanthropes, marqués selon toi par ces traits dont tu avais également hérité : sensibilité, sentiment de l’injustice, inquiétude.

Alors que du côté de ton père, tu voyais essentiellement cette volonté qui porte les Kafka vers la vie, les affaires, la conquête, caractère auquel tu ajoutais, concernant tes oncles paternels, la joie et la sociabilité. Toutes qualités dont tu te sentais dépourvu – à plus ou moins juste titre, car tu pouvais être joyeux et sociable.

Les Kafka étaient originaires de Wossek, en Bohême du Sud. Ton grand-père Jakob, le boucher, est resté dans la mémoire familiale comme une espèce de géant, une force de la nature, capable, disait-on, de soulever entre ses dents des sacs de farine ou de pommes de terre.

Dès qu’il eut le droit de se marier (après la révocation, en 1848, d’un décret qui n’accordait cette licence qu’aux aînés des familles juives, en vue de limiter leur croissance démographique), il épousa sa voisine, une femme généreuse et pleine de vitalité, réputée au village pour ses connaissances médicales. Les dix années qui suivirent, elle lui donna six enfants, élevés dans l’unique pièce de leur cabane et nourris presque exclusivement de ces pommes de terre dont le père rapportait, à la force de ses mâchoires, de pleins sacs à la maison.

Quant aux gosses, dès qu’ils étaient sortis des jupes de leur mère, tous grands et costauds comme Jakob, on les envoyait parcourir le pays, leurs petites jambes nues dans le froid glacial, attelés à des carrioles pleines de viande qu’ils étaient chargés de livrer dans les villages avoisinants.

À quatorze ans, ton père dut quitter sa famille pour tenter sa chance sur les routes et gagner sa vie comme colporteur : la Bohême commençait à s’industrialiser, à fabriquer de plus en plus de produits manufacturés qu’il fallait distribuer au détail à travers les campagnes. Malgré son enfance misérable, Hermann avait eu le temps d’aller à l’école, et d’y apprendre à lire et à écrire l’allemand – mais il maîtrisa toujours mieux le tchèque, qu’on parlait à la maison. Appelé à vingt ans pour accomplir son service militaire au sein de l’armée autrichienne, il en sortit deux ans plus tard avec le grade de sergent. Après quoi il partit à Prague, y épousa Julie qui avait fini d’élever ses frères, et qui était plus fortunée que lui. Ils ouvrirent le magasin d’articles de mode auquel ils allaient consacrer leur vie, le faisant fructifier et se soutenant l’un l’autre, eux qui si longtemps, chacun de son côté, avaient manqué de soutien.

Tu naquis un an après leur mariage, dans la maison Zum Turm, au cœur de la vieille ville de Prague, où tu allais passer à peu près toute ta vie. Zum Turm était une espèce de tour sinistre et délabrée, morcelée en une multitude de petits appartements et située à la frontière entre les taudis de l’ancien ghetto juif d’où venait Hermann et le quartier bourgeois où se trouvait la maison des parents de Julie.

Les recoins obscurs, les passages secrets, les fenêtres aveugles, les cours malpropres, les brasseries bruyantes, les auberges sinistres continuent de vivre en nous, disais-tu. La tour où tu vécus les deux premières années de ta vie avait été détruite au début du siècle, ainsi qu’une grande partie du ghetto, dans un but d’assainissement – comme toujours, autant policier que sanitaire – de la ville.

Ensuite vous alliez souvent déménager. D’abord sur la place Wenceslas, puis toujours à l’intérieur de la vieille ville. Ton père, secondé par ta mère, n’avait qu’un but : réussir, se faire une place dans la société. Il y parvint, et c’est pourquoi tu l’admirais en secret, malgré ta rage insurmontable de n’avoir pas été assez aimé, victime de l’égocentrisme forcené de ce père qui s’imposait à tous comme le roi de la maison, et refusait à quiconque, autre que lui, le droit à la reconnaissance et au respect.

Et plus il te négligeais, plus cruellement tu l’aimais et le détestais. Peut-être n’était-ce pas simple négligence de sa part, mais aussi un jeu sadique, quoique inconscient, comparable à celui que mon père joua avec ma mère, puis avec moi : le genre de jeu qui a pour but de s’attacher l’autre irrémédiablement en le détruisant à petit feu. En lui interdisant de vivre.

Si tes sœurs parurent souffrir moins que toi de la tyrannie de votre père (encore qu’Ottla resta en révolte constante contre lui), c’est sans doute parce qu’elles étaient des filles. Les filles ne représentent pas la même menace pour un père qu’un fils. Une fille a peu de chances de détrôner un homme, alors qu’un fils peut être malgré lui un insupportable rival en puissance.

Tu étais l’aîné et le seul garçon de la famille, il fallait absolument t’empêcher d’empiéter un jour sur la gloire du père. Tacitement, il interdit que tu pusses jamais te sentir un seul instant un enfant-roi, même dans les yeux de ta mère. Tu fus réduit au rôle d’étranger au sein de ta propre famille, à la merci de son autorité. Toléré mais non désiré, définitivement non conforme.

Ensuite, il te fallut lutter toute ta vie contre l’horreur absolue, celle que tu décrivis dans La Colonie pénitentiaire : Le condamné avait d’ailleurs l’air si caninement résigné qu’il semblait qu’on eût pu le laisser courir en liberté sur les pentes et qu’il aurait suffi de siffler pour le faire venir à l’heure de l’exécution. C’était comme si le monde autour de toi était cette colonie, et toi le condamné en lutte perpétuelle pour ne pas sombrer dans la résignation.

Franz, l’univers dans lequel je vis aujourd’hui est bel et bien une colonie pénitentiaire, remplie de milliers de condamnées. Et il est difficile de ne pas se résoudre caninement à l’exécution.

T’écrire me permet d’oublier un peu les douleurs, le froid, la faim. Pour les oublier un peu plus longtemps encore, il faut écrire jusqu’à épuisement, jusqu’à ce que les mots virevoltent comme des anges autour de vous et vous emportent dans le sommeil.

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à suivre (voir le principe de cette série en première note de sa catégorie)

BHL la misère (2). Un fou du diable

412XWJGZRZL._SY344_BO1,204,203,200_« En fait, tout le paradoxe de L’Idéologie française est là : si BHL a incontestablement perdu la bataille intellectuelle, s’il en ressort laminé sur le front de la pensée (…), il a non moins indubitablement gagné sur le front médiatique », écrit Cohen. Toute sa stratégie est là, et lors de l’une de ses intrusions où il n’est pas invité (évoquées dans la première partie de cet article), cette fois en 1979 lors des États généraux de la philosophie, accompagné d’une « claque » il s’empare de la tribune pour prendre la défense des médias. « Le lendemain, aucun quotidien ne fait référence à l’esclandre ni à ce qui sous-tend la polémique, comme si les hommes et les femmes de médias avaient voulu récompenser par leur silence un allié si enflammé et empressé à les défendre. »

Après ses deux premiers essais très médiatisés mais dénoncés par historiens et philosophes comme remplis d’erreurs, et contenant même au moins un plagiat pour Le Testament de Dieu, BHL s’essaie au roman. Bien-nommé Le diable en tête, ce roman sera accusé de contrefaçon par une professeure d’histoire qui avait envoyé son manuscrit à BHL. Finalement c’est la professeure qui est condamnée – et je sais, comme d’autres l’ont expérimenté aussi, comment les mensonges des puissants, voire peut-être d’autres interventions cachées de leur part, peuvent influencer le verdict de la « justice » dans ce genre d’histoires. Une affaire chassant l’autre, il publie ensuite un essai dont le thème et les idées sortent visiblement de celui que Finkielkraut lui avait expliqué être en train d’écrire. Les deux livres, l’un décalqué sur l’autre, sortent en même temps. Puis BHL publie encore un essai, cette fois décalqué du jeune Nicolas Revel et ses « Aristocrates libertaires ». Cela finit tout de même par faire enfler la rumeur : BHL plagiaire ? BHL s’en va dans l’un de ses paradis de riche et écrit son livre sur Baudelaire, histoire de faire penser à autre chose. Je l’ai lu, c’est plat, c’est indigent, il n’en reste absolument rien. Puis c’est sa pièce de théâtre, que j’ai vue aussi, invitée à l’époque par une amie journaliste. Une nullité. Puis le film, l’un des pires navets de l’histoire du cinéma d’après ceux qui l’ont vu. « BHL pédale dans le guacamole », écrit Libé, « son film est un suicide » lit-on dans les Inrocks, etc. Comme quoi il y a des limites même à ce qu’une presse complaisante peut supporter.

Il y a des limites aussi à ce que je peux supporter, et je ne peux lire toute la biographie de Cohen, quoiqu’elle soit très bien écrite, parce qu’elle décrit un milieu que j’ai toujours trouvé irrespirable, et que j’ai toujours fui. Nabe, rappelle Cohen, raconte dans son journal que Sollers lui a dit entretenir une bonne relation avec BHL par nécessité de s’accorder « 30 % de corruption ». Les 70 autres pour cent doivent se trouver dans ses autres relations, à moins qu’il ne les trouve en lui-même, comme tant d’autres dans cet antre mal famé qu’est Saint-Germain-des-Prés. Je saute donc quelques chapitres là-dessus, puis ça continue avec le récit des pressions sur les journaux dont des journalistes ont pris la liberté de dire ce qu’ils pensaient à propos de BHL ou de l’un de ses livres, comment il réussit à faire censurer certains articles ou virer des pigistes. Le livre se termine par un chapitre sur la fille de BHL, écrivaine bien sûr médiatisée aussi, notamment pour les affaires de sa vie privée très people très peu ragoûtantes, même si elle n’y est peut-être pour rien – puis par un chapitre sur « L’intellectuel mondialisé » qui se tourne vers les États-Unis. Comme nous le savons, depuis la parution de cette biographie, il y a dix ans, tous les travers et méfaits qui y sont examinés n’ont fait qu’empirer.

9782912485953FSBeau et Toscer mènent leur enquête au moment où « après avoir éclipsé tous ses rivaux sur la scène médiatique en France, le philosophe cherche maintenant la consécration internationale afin de devenir, aux yeux d’une opinion française crédule, l’intellectuel français qui a réussi aux États-Unis. » Les deux auteurs veulent « démonter les mécanismes » de cette machine-industrie qu’est BHL, « mais surtout », disent -ils, «  il est difficilement supportable pour les journalistes que nous sommes, de vivre sous sa férule », lui qui « est devenu l’arbitre des élégances de la presse et des médias en France, distribuant les bons points et écartant les mal-pensants. » « Avec « BHL », la marque la plus achevée du système médiatique français, nous voilà plongés au cœur du monde des réseaux qui gouvernent aujourd’hui la production de l’information, avec ses compromissions, ses arrangements et ses lâchetés. »

Suivent des récits de censure de journalistes. De vengeances dues à des rancunes tenaces – j’ai connu cela de la part de l’un de ses pareils, des rancunes pour des riens si tenaces au long des années, et des vengeances si basses et si calculées que l’on ne peut même pas imaginer que cela existe. Le récit de l’ « achat » de la complaisance d’un journal par une espèce de chantage – c’est là que les amis puissants servent le censeur. De l’achat d’un célèbre animateur de télévision. D’une tentative d’usurpation de la paternité d’un événement. De l’achat d’un cinéaste auteur d’un article dont on a d’abord obtenu la censure. D’interventions pour que ne soit pas divulguée la sombre histoire d’adultère survenue dans son palais de Marrakech, ou encore la date de naissance d’Arielle Dombasle…

D’où vient l’argent qui permet à BHL d’asseoir son influence ? On le sait, de la Becob, l’entreprise d’importation de bois de son père. Il s’en est toujours occupé avec lui : « Rien des secrets de l’achat et de la vente de bois n’échappe au philosophe, pas même les montages fiscaux via la Suisse, qui caractérisent l’entreprise à cette époque ». « Mais à la Becob, comme à Saint-Germain-des-Prés, Bernard-Henri Lévy excelle surtout dans l’art de l’influence. Lorsque l’entreprise familiale frôle le dépôt de bilan en 1985-1986, par exemple, ses relations auprès de Pierre Bérégovoy puis d’Édouard Balladur lui permettent d’obtenir de l’État un prêt public providentiel de plusieurs dizaines de millions de francs à un prix très avantageux. » À la mort de son père, en 1995, il prend les rênes de l’entreprise, avant de la revendre deux ans plus tard à Pinault (oui, le futur propriétaire du Point où BHL a sa chronique), dans des conditions d’ailleurs litigieuses. BHL est tout à fait au courant de ce qui se passe dans son commerce. Et ce qui s’y passe relève non seulement du pillage des forêts africaines, mais aussi d’un pillage réalisé dans des conditions de quasi-esclavage des employés. Une ONG spécialisée dans la lutte contre la déforestation a enquêté au Gabon, sur l’un des sites d’exploitation de la Becob. Son témoignage est accablant. Les ouvriers sont logés « dans des niches mal aérées », ils n’ont pas d’eau potable, ce qui cause des maladies et des morts. Le livre donne des passages de son rapport :

« Les travailleurs (…) se contentent des ruisseaux et rivières pour s’alimenter en eau (…) les cadres possèdent de l’eau potable par le biais d’un château d’eau aménagé pour la circonstance tandis que les travailleurs doivent parcourir plus d’un kilomètre pour s’alimenter dans une rivière. Ces travailleurs sont exposés aux maladies car cette eau est polluée par des poussières et d’autres substances ». Les dispensaires « sont dépourvus de médicaments et, pour certains, le personnel employé est incompétent ». Une épidémie d’Ébola se déclenche pendant les deux ans où BHL est le patron du groupe, faisant quatre morts. « Les travailleurs étant considérés comme des semi-esclaves, poursuit le rapport, rien n’a été organisé dans le sens de leur épanouissement (…) seuls les cadres ont la télévision alors que les travailleurs n’ont ni télé, ni radio ». Quant à l’éducation des enfants, « c’est la catastrophe ». « Les classes sont petites et le personnel incompétent. Pour l’année 1998-1999, le pourcentage de réussite n’a pas dépassé 10 %. Cette situation a conduit les travailleurs à envoyer leurs enfants à Ndjolé, qui est à 37 kilomètres. »

« Bref, concluent les auteurs d’Une imposture française, voilà un rapport sévère pour Bernard-Henri Lévy, champion des droits de l’homme (…) D’autant qu’il le dit lui-même, en Afrique « il existe des enjeux mégastratégiques ou plutôt métastratégiques [sic], en cela qu’ils engagent notre conception de l’homme et fixent l’idée que nous nous faisons de l’espèce humaine ». La conception que l’écrivain se fait de l’espèce humaine se trouve donc décrite de façon peu amène dans l’enquête de cette ONG. »

J’ajouterai : pourquoi parle-t-il d’ « espèce humaine » quand il s’agit d’Africains, et pas quand il s’agit de Germanopratins ? Ça pue un peu, non ?

En France, l’espèce humaine est mise à mal, elle aussi. Les auteurs racontent la bonne affaire du magazine Globe, dont je passe les détails pour donner le résumé final : « L’écrivain-philosophe, qui avait investi dans le journal 3800 francs en juillet 1985, voit, lui, estimée sa participation de 38 % dans une entreprise de presse en plein déclin, à 7,6 millions de francs ! Et tant pis pour les entreprises publiques. Elf-Aquitaine, le Crédit Lyonnais et le GAN vont perdre, avec la faillite du nouveau Globe un an et demi plus tard, 37,5 millions de francs ! L’État et les contribuables y ont donc été de leur poche. »

BHL passe beaucoup de temps à s’occuper d’argent, quoiqu’il en dise. Une mauvaise opération boursière le rend « fou furieux ». « Derrière sa façade d’intello, explique Parent, le patron d’Etna Finance, c’est un allumé de l’argent, totalement obsédé par cela. » L’argent perdu dans l’opération risquée, il se le fera rembourser… en usant de menaces. Non seulement il exige que lui soit remboursé l’argent perdu dans le krach, mais aussi « un surplus de 875 000 euros, soit le gain qu’il estimait qu’il aurait réalisé si le krach américain ne s’était pas produit. La Bourse sans le risque de perte : tous les financiers de la Terre en ont rêvé. Bernard-Henri Lévy, lui, l’a fait ! »

Il y a aussi les tristes affaires simplement humaines, comme celle de ce mur qu’il a fait élever devant l’une de ses propriétés, à Tanger, privant ainsi tout le voisinage du « sublime panorama ». Tant pis pour les pauvres, et les autres en général. Il y a aussi le scandale de sa nomination par Jack Lang à la Commission d’avance sur recettes du CNC, lui permettant de sponsoriser sa femme et ses amis. Puis à la présidence du conseil de surveillance d’Arte, par Alain Carignon via Balladur. Une fois là BHL met des amis dans la place, puis il n’a plus qu’à ramasser les aides pour son propre navet. Les auteurs citent une fiche des Renseignements généraux : « Le financement public dont a bénéficié BHL pour réaliser son premier film fait l’objet des jugements les plus sévères. Le budget, estimé à 53 millions de francs, a également associé, par le biais de coproductions, France Télévisions, M6 et Arte. Ainsi des producteurs s’étonnent des interventions de M. Philippe Douste-Blazy (alors ministre de la Culture, nda) en faveur de M. Lévy afin, par exemple, qu’il bénéficie de l’Avance sur recettes contre l’avis de la Commission, ou encore pour que son film figure au programme du dernier festival de Berlin où, rappellent-ils, les professionnels l’ont hué et des critiques [une centaine] ont quitté la salle. Au-delà de cette fronde, sont également évoqués les bénéfices indus que certaines personnalités auraient réalisés à partir d’un film financé, en grande partie, par des fonds publics, conduisant la rumeur à affirmer que « ce film n’a pas été un échec pour tout le monde ». C’est ainsi (…) que M. Daniel Toscan du Plantier, président d’Unifrance, aurait perçu la somme de 250 000 francs au titre de conseiller artistique… »

Le film fait un énorme bide. « Au final, il aura coûté 726 francs (110 euros) par spectateur ». Sur les 2,5 millions de francs qu’il a avancés, le CNC n’en récupérera que 42 000. Les aventures de Bernard dans le cinéma subventionné ne s’en poursuivent pas moins, comme producteur et promoteur d’Arielle. Les échecs se poursuivent aussi, mais les subventions continuent à tomber – les bonnes personnes pour cela sont à la bonne place. Utiliser l’argent public et le laisser se perdre chagrine moins BHL que voir son propre argent menacé, décidément.

Il y a aussi l’affaire de l’Internationale de la résistance, une organisation anticommuniste créée en 1983 où BHL retrouve Sollers et Gluksmann, et qui est en fait une officine liée aux services secrets américains – elle sera utilisée entre autres pour de sales besognes politiques en Amérique Latine.

Les auteurs rendent aussi visite à Pierre Vidal-Naquet – « helléniste de haute volée, combattant infatigable de toutes les luttes pour les droits de l’homme depuis cinquante ans, premier pourfendeur de la torture en Algérie » – qui conserve à l’École des hautes Études en Sciences sociales un dossier sur BHL, selon ses propres mots « une liste d’escroqueries intellectuelles ». Les auteurs en donnent un exemple. En 1981, avant la parution de son essai L’Idéologie française, BHL cherche à « s’assurer la protection de l’une des références en matière d’antisémitisme, le professeur Léon Poliakov. » « Le vieil érudit » lui « fait la leçon » : « Votre livre est historiquement faux, non seulement, rien que par son titre, il fait passer une partie pour le tout, mais aussi parce que l’on sait bien que l’église catholique était le foyer le plus puissant des campagnes antijuives. Or pour des raisons sans doute tactiques, vous ne touchez pas à ce passé-là », s’indigne le professeur. Peu importe, BHL, sans quasiment rien changer à son manuscrit, « ajoutera à la fin de son ouvrage le nom de Poliakov comme garant de son travail ! » Le professeur racontera plus tard sa mésaventure dans une lettre restée inédite.

« L’encre est si vite sèche » est une expression récurrente dans la bouche de BHL. Il l’emploie chaque fois qu’il veut signifier que peu importe ce qu’il a écrit ou dit avant, quand on vient le lui rappeler. Mais le problème avec ses biographes est que contrairement à lui, ce sont de vrais journalistes, et ils sont en mesure (comme les vrais philosophes ou les vrais historiens pour ses essais touchant à ces disciplines) de pointer du doigt toutes ses erreurs, involontaires ou volontaires. Beau et Toscer le font pour ses reportages en Algérie (entièrement organisés par le pouvoir algérien), pour son livre sur Daniel Pearl, un livre dont la thèse est manifestement fausse et bourré de faux, dont la longue description complaisante et sadique de l’égorgement du journaliste a violemment heurté Mariane Pearl, sa veuve, laquelle dans une lettre aux auteurs appelle BHL « l’animal », « un homme dont l’ego détruit l’intelligence » – voir aussi la première partie de l’article sur ces sujets-, et sur American Vertigo, récit de son périple « tocquevillien » aux États-Unis. Les auteurs montrent comment BHL a organisé sa claque dans la presse parisienne afin de faire croire qu’il était devenu un auteur star aux États-Unis… et comment ce fut en fait très loin d’être le cas. Mais l’encre est si vite sèche, n’est-ce pas, l’important est qu’on se souvienne de la publicité, même si elle était fausse… Leur livre se termine sur une petite revue de presse américaine à propos de son American Vertigo… accablante. Et le lecteur qui comme moi vient de lire trois biographies de ce garçon en vient à se dire qu’il n’est pas seulement menteur, tricheur, manipulateur, censeur. Il est insensé.

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BHL la misère (1). Faible avec les forts, fort avec les faibles, menteur avec tous

bhlBernard-Henri Lévy a déclaré un jour que « le discours philosophique » était « étranger » aux femmes (Nice Matin, 2-10-1977). Si on le suit sur ce terrain, sachant qu’il n’est jamais devenu philosophe, on conclura qu’il doit en être une. Mais ne nous fions pas à ses décolletés plongeant sur son torse épilé, ne le suivons pas et ne tombons pas avec lui dans les stéréotypes de genre, comme on dit. Évidemment si toutes les femmes qu’il connaît ressemblent à celle qu’il a épousée, c’est-à-dire à lui-même, créature fabriquée par l’argent et pour la galerie, et non pas de ces femmes libres et actives qui lui font « éprouve(r) toujours un certain malaise, c’est vrai, à les voir comme ça, mal réveillées, trop vite maquillées, coiffées un peu de travers, le rouge à lèvres mal étalé, en train de discuter business… », alors oui nous sommes loin de la philosophie. Rappelons-nous simplement la formule de Castoriadis à propos des livres de BHL : « l’industrie du vide ». Le (vrai) philosophe a eu beau pointer « le bluff, la démagogie et la prostitution de l’esprit » ainsi que le fait de « trafiquer les idées générales », l’industrie de ce cerveau livré à tous les vents a continué à prospérer aux dépens de l’intelligence et de la vérité mais aussi, de plus en plus, aux dépens de la paix dans le monde. La fausse pensée mène à la mort, le parcours de BHL en est une illustration aussi spectaculaire qu’il est lui-même voué au spectacle. Doté d’une fortune fort mal acquise (nous y reviendrons dans la deuxième partie de cet article) et de moyens de séduction puissants, notamment constitués de renvois d’ascenseur, entouré de serviles serviteurs du monde comme il va, réunis autour de sa revue, le faux philosophe est parvenu à étendre son ambition d’établir « la règle du jeu » dans son pays et dans ceux qu’il souhaite soumettre à sa vision mortifère de l’ordre mondial. Toujours dénoncé par les penseurs et observateurs honnêtes depuis son apparition sur la scène médiatique il y a quarante ans, il a continué à sévir malgré tout, et à devenir de plus en plus nuisible. C’est pourquoi il faut sans cesse redire les vérités nécessaires sur ce personnage de Guignol qui déclarait au Monde en 1985 « je considère que je suis l’écrivain le meilleur, l’essayiste le plus doué de ma génération »… et je le ferai ici en m’appuyant sur trois ouvrages : Le B.A BA du BHL, par Jade Lindgaard et Xavier de La Porte, paru en 2004 à La Découverte ; BHL, une biographie par Philippe Cohen, paru en 2005 chez Fayard ; et Une imposture française, paru en 2006 aux Arènes. (Trois livres trouvés à la bibliothèque mais peut-être en utiliserai-je d’autres par la suite).

Il a soutenu Sarkozy puis la Hollandie, se dit de gauche mais prend systématiquement le parti des puissances de l’argent. En 2001, au moment du G8, il traite de « voyous publics » les altermondialistes qui osent dénoncer les nuisances de la finance. Quand au contre-sommet de Göteborg, la police tire sur les manifestants, il agonit non la police mais ces manifestants qui « déferlent » contre ces malheureux « grands argentiers mondiaux » et « décideurs européens ou occidentaux » qui ont tout son respect. En 2003, il écrit : « L’alter des altermondialistes ce n’est pas la justice, c’est l’enfer. »

Quand il écrit, BHL croit qu’il « compose », comme un musicien. Mais il ne fait que poser, comme on pose sa crotte – symbole freudien du fric. Sa crotte, avec son arrogance. « Oui, bien sûr, je connais le Pakistan (…) il n’était pas né que j’étais déjà là », écrit-il d’un chauffeur de taxi pakistanais dans Qui a tué Daniel Pearl ? Une arrogance fleurant le racisme de classe et de « race » qui résume tout le personnage – dans son appartement du boulevard Saint-Germain, entre autres demeures de luxe, son majordome en livrée est sri-lankais. Lors du tournage de son navet, une journaliste rapporte, à propos d’une scène « importante » : « il comprend qu’il est impensable d’en confier le tournage au steady-cameur, si génial soit-il. BHL endosse alors les 40 kilos de matériel » et finit « perclus de douleurs musculaires », le pauvre – le reste du temps, le personnel peut bien se coltiner le matériel, on ne s’inquiète pas de ses courbatures, car même s’il arrivait qu’il soit génial, qu’est-il à côté de BHL ? Quelque chose comme « la vilaine », quand, pour changer des belles, il la drague, et qu’elle est alors « si éberluée de ce qui lui arrive », se glorifie-t-il dans un livre de dialogue avec Françoise Giroud. Elle bien sûr n’est pas une vilaine mais une alliée, comme tant d’autres dont les amitiés stratégiques avec BHL vont de l’allégeance à la complicité rouée – les Moix, Savigneau, Sollers et autres SOS Racisme… mais aussi Plenel, qu’on attendrait moins sur ce radeau de luxe (radeau de la Méduse quand même, à mon sens). BHL est par ailleurs toujours là pour défendre ses partenaires d’affaires, les puissants et les riches, les politiques et les industriels, quand des révélations les accablent. Être ami de Pinault et de Lagardère, des présidents et des ministres à mesure qu’ils se succèdent, implique le sens du combat, d’un certain combat pour le maintien des privilèges aux privilégiés, contre « la clameur populiste, le cri de joie des tarentules » et contre « la justice-spectacle » de « cette France » qui « n’en finit pas d’accabler ses propres élites » (Le Point, mai 2000).

Et s’il défend des « faibles », il faut que cela lui serve. Il peut par exemple débouler dans une réunion où il n’était pas invité, avec ses photographes, pour prendre la parole et voler la vedette, au mépris des autres personnes présentes – comme il le fit en juin 1993 à la Maison des Écrivains où des intellectuels, notamment algériens, s’étaient retrouvés pour se mobiliser contre les crimes islamistes qui s’étaient produits en Algérie. Quant à la campagne de promotion des généraux algériens par BHL à la fin des années 90, honteusement relayée par Le Monde et Arte, elle fut qualifiée par Pierre Bourdieu d’ « opération de basse police symbolique », « bien faite pour donner satisfaction à l’apitoiement superficiel et à la haine raciste, maquillée en indignation humaniste »(Contrefeux).

Toujours dans la même logique de force envers les faibles et de faiblesse envers les forts, BHL s’en prend régulièrement aux jeunes de banlieue, où il voit beaucoup de « salopards », mais il soutient le pape et l’Église. Pas dupe, le général bosniaque Divjad, dont BHL a fait un héros, a déclaré à un journaliste de Canal Plus : « Tout ce qu’il a fait pour la Bosnie, c’est pour lui. »

En 2003 à la Mutualité il refait le coup de l’intrusion, lors d’un meeting en soutien à l’accord de Genève. Son rôle dans la conclusion de cet accord est plus que douteux mais il se met en scène et se félicite un peu rapidement que « pour la première fois, dans ce plan, des Palestiniens renoncent à ce mirage dont ils avaient entretenu leur peuple, qui est le mirage du droit au retour ». BHL pratique les petits arrangements entre amis, mais aussi des petits ou gros arrangements avec la vérité, comme dans l’histoire du commandant Massoud qu’il se vanta, abondamment et faussement, d’avoir rencontré en Afghanistan en 1981. De même son « romanquête » sur l’assassinat de Daniel Pearl est-il truffé de faux, soit erreurs factuelles, soit transformations délibérées de la vérité, soit enjolivements destinés à servir le personnage légendaire que l’auteur veut faire de lui-même. Donnant encore une fois l’impression pénible de tout récupérer à son profit, y compris les morts. Lindgaard et La Porte détaillent dans leur livre quelques-unes des plus grosses « erreurs » du best-seller de BHL. Faut-il mettre cela sur le compte du « romanquête », de la liberté romanesque mélangée à l’enquête ? Il s’avère que ce mot-valise inventé par l’auteur pour servir ses arrangements avec la vérité n’est qu’un cache-misère. BHL a soutenu à la télévision que son livre ne comportait que deux scènes romancées, celle la décapitation de Daniel Pearl et celle de son monologue intérieur la veille de son exécution. « Le reste, c’est une enquête », a-t-il dit. Une enquête pleine de faux, donc, qui se fait passer pour vrai. Le manque de critique sur ce livre, sur ce procédé, sur ces manipulations, sur ces bidonnages, sur cette imposture, signe ce que les auteurs appellent « la faillite des médias français ». C’est que le livre, analysent les auteurs, est « au diapason des médias » en ce qui concerne « déformation des faits, exagération forcenée de la réalité du péril terroriste, catastrophisme, xénophobie et islamophobie latentes », et du coup « cautionne ce même discours » et alimente la thèse du choc des civilisations, que BHL nourrit à fond tout en la réfutant.

412XWJGZRZL._SY344_BO1,204,203,200_Philippe Cohen, qui écrit sans animosité contre son sujet, raconte pour commencer les pressions, intimidations voire menaces exercées par BHL quand il a eu connaissance de son projet de biographie – puis comment, constatant qu’il ne parvenait pas à l’en détourner, il s’est résigné, après six mois, à lui accorder cinq entretiens. Ce qui préoccupe Cohen, c’est que le « phénomène » BHL « nous avise de ce qui nous guette : l’aspiration du livre par le monde du spectacle, des apparences et du divertissement, son enfouissement dans une facticité que, quoi qu’il en soit, BHL incarne sans doute davantage et mieux que quiconque. »

« Depuis plus de trente ans, écrit plus loin Cohen, il a semé des dizaines et des dizaines de semi-vérités ou de contre-vérités, avérées ou par omission, comme autant de petits cailloux sur le chemin de sa félicité médiatique. » Et de détailler combien il est difficile pour le biographe de distinguer le vrai du faux dans la pléthore d’anecdotes et souvenirs semés par BHL pour établir sa « légende ». Il évoque quelques-uns de ses mensonges, qui semblent confiner parfois à la mythomanie. Et se manifestent aussi dans sa façon d’écrire : ce que Cohen appelle par euphémisme « des ruses littéraires osées », à savoir quelques plagiats ou fausses références d’auteurs. Même le coup de la chemise blanche aurait été copié de Gonzague Saint-Bris, qui dit avoir changé de tenue suite à ce « plagiat vestimentaire ». Jeune, BHL est souvent parti d’hôtels de luxe au Mexique et en Inde sans payer ; il aurait eu aussi pour habitude de voler dans les magasins de vêtements. Il n’était pourtant pas désargenté, très loin de là. Kleptomanie ou radinerie ? Cohen subodore « une habitude d’impunité » et observe que « BHL se vit, si ce n’est comme « au-dessus », du moins comme « à côté » ou même « en dehors » des lois. Par ailleurs il pratique « de judicieux placements boursiers » qui lui permettent « de doubler, voire tripler, son patrimoine. En 2000, il est soupçonné d’un délit d’initié par la Commission des Opérations de Bourse, et convoqué par le juge Philippe Courroye. Cohen raconte d’autres faits montrant la capacité de BHL à jongler avec la finance, spécialité nous dit-il à laquelle il a dû s’intéresser « par nécessité » (le fait d’avoir à gérer un énorme pactole). Au passage, il signale que sa fille Justine ment sur son âge – comme son ami Houllebecq, ajouterais-je– fait de peu de gravité, mais pourquoi ? Il ne s’agit pas de se poser en juges de personnes aux comportements assez courants, mais de se demander ce que signifie l’allégeance au mensonge de gens prétendant révéler des vérités au monde, et de s’interroger sur la fiabilité de leur pensée. Le long chapitre de Cohen sur les mensonges de BHL s’ouvre par une citation de Sollers vantant le fait d’abuser son biographe. Or ce n’est pas seulement le biographe qui est abusé, mais tous les lecteurs de ces figures médiatiques dont l’être et la pensée sont complètement factices. Et nous l’avons vu depuis la parution de ces biographies, le pouvoir de nuisance de cette facticité ne fait que croître dans les faits, induisant des politiques mortifères notamment au Moyen Orient avec l’intervention française en Libye, dont les conséquences restent incalculables, au-delà même de toute une région du monde mise à feu et à sang.

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