« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (6)

Le principe de cette série est exposé dans la première note de sa catégorie.

kubin

Illustration d’Alfred Kubin – il sera question un peu plus loin dans le livre de ce contemporain et compatriote de Jesenska et Kafka, dessinateur et auteur notamment du fantastique roman L’autre côté

*

Jeune fille, j’ai voulu tout connaître. J’avais eu une enfance tellement ennuyeuse, auprès d’une mère très belle, très douce, mais toujours malade… Quand je suis née, treize ans après toi, Prague avait cet air que tu as connu d’une petite ville à la fois provinciale et cosmopolite, calme et tendue, agréable à contempler avec ses vieilles ruelles, ses innombrables monuments gothiques et baroques et ses belles maisons. Nous habitions dans le centre, au coin de l’Obstgasse. Nos fenêtres du cinquième étage donnaient sur le Graben et la place Wenceslas.

Le matin, ma mère passait de longs moments, assise devant son miroir, à peigner ses boucles châtain qu’ensuite elle me faisait toucher, en déposant un baiser sur mon front. C’était une bonne fée, et moi… J’étais pâle et menue, j’avais un regard précoce et entêté dans un petit visage tout rond et une crinière ébouriffée sur ma tête. Je n’étais ni belle ni sage, plutôt indocile au contraire. Ma mère était la seule qui me comprenait vraiment. Elle ne m’a jamais frappée quand j’étais petite, pas même grondée, contrairement à mon père.

Grete* dit que je suis une sorte de Mélusine. « Insaisissable », aime-t-elle ajouter. C’est peut-être comme ça que tu me percevais aussi. Ne m’as-tu pas parlé un jour de ma main de fée, à propos de mon talent de traductrice ? Une femme merveilleuse, oui, mais fatale aussi. Une belle Mélusine, ardente et active, acharnée à construire des châteaux, prouvant ainsi son amour de la vie, son ancrage dans la société humaine, mais qui, à l’insu de tous, et d’abord à l’insu de son mari, régulièrement, dans le secret de sa chambre, se transformait en serpent. Une femme frappant les hommes de l’interdit de la voir nue.

Oui. Je me souviens. C’est exactement cela que tu écrivis : mon bébé, mon bébé (oui, c’est bien moi qui parle ainsi à Méduse!)… Je n’avais pas compris, sinon je ne t’aurais pas empêché de m’appeler « mon bébé ». Car je ne voulais pas être Méduse pour toi, celle qui te pétrifiait.

Je n’ai jamais eu de pudeur physique, peut-être parce que mon corps était simple et parfait – je le savais sans en tirer d’orgueil -, plus sûrement parce que je n’avais pas le sens du péché charnel (comment un corps peut-il ne pas être innocent?), et pourtant tout s’est passé comme si je t’avais interdit de me voir nue.

Oh, je n’ai pas l’intention de me flageller, ni d’assumer seule la responsabilité de notre impossibilité à nous aimer. Loin de là. Si j’étais inaccessible, c’était avant tout parce que tu me considérais comme telle. Tu connaissais les écrits de Freud, sa théorie selon laquelle on pouvait déduire que l’impuissance dont tu souffrais, ou du moins dont tu redoutais de souffrir avec les femmes que tu plaçais « au-dessus de tout », avait pour origine le « complexe d’Oedipe ». Lequel trouvait un terrain idéal chez toi, entre une mère aimante mais trop souvent absente et un père autoritaire et détesté. Mais tu jugeais aussi, lucidement, que cette approche psychanalytique était bien trop réductrice pour expliquer ta peur profonde de la chair.

J’ai tant lu et relu tes lettres, Franz ! Pendant des mois, elles furent toute ma vie. Je les connais par cœur et mon cœur s’emballe encore dans sa cage quand je me les remémore. Ton écriture élégante, rapide, généreuse, les enjambées parfois longues et gracieuses de tes consonnes, comme si elles voulaient s’ancrer profondément dans le sous-sol du sens et de l’être, pour s’élever vers des aires où elles pourraient inspirer tout aussi profondément… Plus que je ne les entends, je revois tes paroles allongées sur la page, si belles, si cruelles pour une amoureuse : …et ton visage au-dessus du mien dans la forêt, et ton visage au-dessous du mien dans la forêt, et ma tête qui repose sur ton sein presque nu (…) entre ce monde du jour et cette « demi-heure au lit » dont tu m’as parlé une fois, dans une lettre, avec mépris, comme d’une histoire masculine, il y a pour moi un abîme que je ne puis franchir (…) De l’autre côté *c’est affaire de la nuit (…) Ici est le monde que je possède et je passerais de l’autre côté pour l’amour d’un philtre inquiétant, d’un tour de passe-passe, d’une pierre philosophale, d’une alchimie, d’un anneau magique ?

Tu étais beau, Franz. Grand, mince… Tes cheveux noirs, ton visage bien dessiné, tes grands yeux, tes lèvres sensibles, ton air juvénile, ton regard tour à tour ténébreux et doux… Comment ne t’aurais-je pas désiré ? Tu avais un tempérament d’amoureux, presque toutes les femmes te semblaient désirables – tu les aimais très jeunes, jeunes, plus âgées que toi, tu les aimais toutes – et souvent tu tombais amoureux, entamais des flirts… Quelle femme t’a repoussé ? N’étaient-elles pas toutes réceptives à ton charme ? À tes yeux candides et durs de charmeur ? À ta façon -rare- de les considérer avec respect, en égales des hommes ?

Mais dès que l’amour, l’amour « sérieux » était en jeu, alors il n’y avait plus d’amour physique possible – du moins était-ce ce que tu désirais et craignais à la fois, car ta hantise de l’impuissance n’était en réalité qu’un fantasme, un ultime paravent, ton dernier argument pour résister à la tentation de créer une famille et de te comporter comme les autres, à contre-courant de ta meilleure raison de vivre, la littérature.

Peut-être n’étais-tu pas fait pour l’amour « sérieux », celui qui t’aurait engagé à devenir un adulte, un mari, un père, un chef de famille. Comme toi, je frémis en évoquant cet amour-là, si pesant. Ce n’est pas simple de réaliser cette sorte d’amour sans perdre la légèreté, la poésie et la liberté de la jeunesse. Et il t’était impossible d’écrire l’œuvre que tu avais à écrire en partageant ta vie. Ton œuvre, le plus grand don de toi que tu pusses faire, comme un miroir tendu au devenir de tes frères humains.

*

L’hiver glacé passe à travers les murs du Revier. Je ne me lève que très difficilement. Les rhumatismes transpercent mon corps et me paralysent. Malgré l’opération, je ressens toujours cette cruelle douleur dans le ventre. Je n’ai même plus la force de grelotter, pourtant je suis transie, soit à cause d’une poussée de fièvre, soit à cause du froid. Il ne me reste que cette fenêtre pour m’échapper, et mes paupières pour fermer les volets.

Je suis fatiguée, Franz. Je ne voudrais pas arrêter de t’écrire, c’est comme une drogue. Le Franz Kafka vivant, celui qui est en moi, reçoit ma lettre et comme autrefois, me dit : on renverse la tête, on boit les mots, on ne sait plus rien, sinon qu’on ne veut pas cesser…

Comme il est bon mais exténuant d’écrire ! Autrefois j’écrivais comme je respirais, facilement et presque sans y penser, l’écriture faisait partie du mouvement de ma vie. Aujourd’hui aussi j’écris comme je respire, mais je ne respire plus de la même façon. Je suis en train de faire le travail de mourir, je nage à contre-courant du fleuve de vie, parce que c’est une question de survie, même s’il s’agit d’aller vers la mort – et cela m’épuise.

À présent, je vais dormir. Puissé-je avoir un sommeil sans rêves.

*

*L’amie de Milena au camp, Grete, est Margarete Buber-Neumann, qui a témoigné dans son très beau livre Milena

* « De l’autre côté » : C’est moi qui souligne

*

à suivre

« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (5)

Voir en première note de cette catégorie le principe de cette série et le thème du roman.

eric corbeyran

La Métamorphose a cent ans cette année. Ici illustrée par Eric Corbeyran.

*

Très cher Kafka,

Tu dois trouver étrange que je t’appelle par ton nom de famille. C’est qu’un corbeau vient de traverser le petit morceau de ciel visible de ma couchette, me donnant un vif instant de joie.

Cet oiseau est libre, le camp de concentration n’existe pas pour lui.

N’était-ce pas toi qui m’envoyais un signe ?

Kavka, en tchèque le « choucas »…

Bientôt, je serai libérée aussi.

Très cher Franz, comme le temps est étrange ! Détruisant les êtres, et conservant l’amour. Ne vous est-il jamais arrivé de voir à l’horizon un oiseau qui vole à votre place, les ailes déployées, tranquille, heureux, disparaissant au loin pour ne jamais revenir ?

Un jour je l’ai écrit, un jour je l’ai vécu… un jour je l’ai rêvé. Quand je m’envolerai, nous serons deux oiseaux, deux buses lançant leur cri mélancolique dans la tranche du ciel, au plus épais du ciel, dans la chair du ciel, qui portera nos corps et que nous fendrons, immobiles, ventres couchés sur les courants, peau de toutes parts saillie par la pointe des plumes, os déployés.

Noire silhouette dans mon corps entrée, avec ton doux sourire et tes mains d’écrivain. Mains secrètes, magiques comme des sexes… je revois la tache d’encre sur ton majeur, et comment tu l’effaças entre mes cuisses, ce jour-là dans la forêt…

Ton visage au-dessus du mien, ton visage au-dessous du mien dans la forêt… Notre amour eut si peu de temps… Si peu de corps… Si tu savais, Franz, comme j’ai regretté, plus tard, trop tard, de n’avoir su t’aimer avec mon corps ! De n’avoir su faire en sorte que tu m’aimes avec ton corps, pleinement !

Comme toi, je n’ignorais pourtant rien des subtilités de l’amour physique. J’aimais tant l’amour physique, même, que je croyais ne pas pouvoir m’en passer. Mais mon amour pour toi était plus élevé encore que ce plaisir-là, plus fort que mon corps.

Il y a un abîme qui s’ouvre quand j’admets cela.

Sous mon pauvre lit, un abîme.

Sans doute savais-tu déjà cela, toi. Mais c’était une découverte pour moi, et je ne pouvais y croire. J’avais vingt-quatre ans, j’étais pleine de vie et d’envie, depuis toujours mon corps avait été l’allié dans ma révolte, l’affirmation de moi-même face à une mère souffreteuse, face à un père tyrannique, face à la bourgeoisie compassée de Prague où j’avais grandi, face aux hommes que je désirais, face au monde entier !

Mon corps et mon esprit avaient été, dans le combat, l’arme l’un de l’autre ! Or tu survenais et je me retrouvais impuissante, totalement impuissante. Comment aurais-je pu accepter cela ? Comment aurais-je pu accepter que l’amour paralysât mon corps ? Malgré mon allure libérée, j’étais aussi stupide et raisonnable que les autres, je croyais à des schémas préétablis, et comme nos corps ensemble n’obéissaient pas à ces schémas, je me révoltais contre eux sans même me rendre compte que je niais leur propre révolte, profonde, authentique et significative.

Voulant sauver ma peau, je me persuadai sans peine que le problème venait de toi. Magnanime, je te priai de ne pas te soucier de cette vulgaire demi-heure au lit que tu ne m’avais pas accordée. Fuite, misérable fuite… Pourquoi n’avais-je pas trouvé les gestes qui eussent rendue possible cette demi-heure qui m’importait en réalité au-delà de tout, comme je le prouvai en renonçant à toi ? J’ai eu peur de toi, Franz. Moi que tu croyais intrépide, j’ai eu peur de toi, qui te croyais hanté par la peur. Et j’ai fait en sorte – ayant peur de toi, si grand, si lucide et si vrai – que nous ne puissions, corps à corps, nous aimer plus longtemps que ces quatre merveilleuses journées de juillet 1920, dans les collines au-dessus de Vienne, quand on pouvait encore s’imaginer, couché dans un sous-bois, que le monde était en paix et le bonheur possible.

Te souviens-tu qu’au début de notre histoire je t’appelais Frank ? Aujourd’hui encore, quand je parle de toi à Grete, je dis Franck. Tu signais tes lettres Franz K., et tu étais si peu connu… Je me trompais simplement. Mais c’était peut-être une façon inconsciente de dire, dès le départ, que pour moi, et pour moi seule, tu n’étais pas le même homme. Ou de refuser ton nom allemand…

Les noms des gens se reflètent à l’infini dans un jeu de miroirs, et chaque reflet est susceptible de variation, déformation… Ton grand-père Jakob était un pauvre boucher tchèque, ton père un commerçant parvenu, de langue tchèque aussi… Et tu héritas d’un prénom allemand, pour mieux t’intégrer à la bonne société pragoise. Un prénom en l’honneur de l’empereur François-Joseph, pour faire bonne mesure. Bien sûr, derrière se cachait ton prénom hébreu, Amschel (qui est aussi Adam), comme une langue masquait l’autre, une identité contenait l’autre…

Il y a toujours un autre nom derrière un nom, et sûrement un autre encore… Une armée de noms fantômes tapis dans la racine de l’être. Et lorsqu’il n’y en a plus, reste l’initiale… K… Ou même rien du tout, juste une vermine qui se cache sous son ancien lit d’homme.

Je t’écrivais en tchèque, tu me répondais en allemand. Nos langues se mêlaient parfois. Tu m’appelais nemluvne -mon bébé- et je protestais, ne voulant pas être prise pour une enfant. Tu me parlais de ton enfance, très tôt menacée par la gravité que l’on trouve dans le regard des morts…

Comme ma poitrine se gonflait d’espoir, chaque jour, lorsque je courais à travers les rues de Vienne chercher tes lettres à la poste restante ! Elles furent pendant des mois ma nourriture quotidienne. Et j’étais alors si affamée ! Ernst et moi étions de plus en plus des étrangers l’un pour l’autre. Pourtant cet « étranger » qui me trompait sans vergogne, je ne pouvais le quitter, à cause de la passion qui m’avait enchaînée à lui quelques années auparavant. Une passion charnelle qui, même amoindrie, m’empêchait de me livrer complètement à l’amour si puissant que j’éprouvais pour toi, l’étrange étranger qui me berçait et me frappait et me caressait et m’enlevait de ses mots…

J’étouffais dans mon corps, j’aurais voulu déployer mes ailes, aller vers une autre vie. Mais nous étions tous les deux enfermés dans une gangue de chair qui nous empêchait de nous rejoindre, une gangue tissée autour de nous, et malgré nous, depuis notre plus tendre enfance. Mon choix avait été de me livrer à cette chair dévoreuse, le tien de te retrancher derrière, mais chacun à notre façon, nous demeurions ses prisonniers.

Nous étions pourtant nés libres, comme chaque homme et chaque femme. Mais le cocon s’était refermé sur nous avec une telle férocité qu’il ne nous avait laissé d’autre issue que la révolte. Toi et moi avions choisi de fuir ostensiblement le foyer paternel. Moi en le quittant physiquement pour me donner à l’amour et à la liberté, toi en y restant physiquement implanté comme pour mieux le détruire de l’intérieur, le nier avec violence et refuser à ton tour de fonder un foyer – malgré le désir lancinant que tu en avais -, refuser ce monde de contraintes incarné par les cercles familial et social, pour te donner à un univers de totale liberté : la littérature.

Un monde contre un autre… Un processus contre un autre. Contre celui, par exemple, où tout se ligue méthodiquement, implacablement, contre l’enfant : la famille, l’école, l’employée de maison, la cuisinière qui, pendant toute ta première année de primaire, t’emmenait à l’école, où tu ne voulais pas te rendre. À hauteur de l’entrée de la ruelle de la Boucherie (…) je commençais à supplier, elle faisait non d’un mouvement de tête ; (…) je m’arrêtais, je demandais pardon, elle m’entraînait ; je la menaçais de représailles de mes parents, elle en riait ; ici, elle était toute-puissante ; je m’accrochais aux boiseries des magasins, je me cramponnais aux pierres d’angle, (…) mais elle me traînait en me disant qu’elle ajouterait encore tout cela à son rapport (…) Que de folies, Milena ! Et comment suis-je à toi, avec toutes ces cuisinières, ces menaces, et cette poussière, cette formidable poussière que trente-huit ans ont soulevée et qui se dépose dans mes poumons ?

Cher Franz, par-delà la poussière, Jsi muj, tu es mien… Ce qui, selon tes propres mots, ne signifie même pas l’amour, mais bien plutôt la proximité et la nuit. La proximité et la nuit… Les deux grands mystères de notre adolescence… Redoutables… Et qui le sont restés, surtout pour toi.

*

à suivre

Personnaliser l’impersonnel

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Quelqu’un avait donné des Converse blanches à l’un de mes fils. Il les voulait noires, je les ai peintes à l’acrylique – je te demanderai peut-être d’y faire aussi un dessin, m’a-t-il dit.

3

J’avais peint aussi à l’acrylique mon sac, avec lequel je me suis promenée tout l’hiver par tous les temps sans parapluie – ça n’a pas bougé.

1

Quand mon compagnon est passé à la cigarette électronique, j’ai peint un pot d’épices fini à la peinture pour verre afin qu’il puisse s’en servir de reposoir, et il s’en sert.

2

Notre cuisine n’est pas aménagée, elle n’a pas de placard (j’ai reconverti en vaisselier un bureau en fer donné par une voisine), du coup les murs sont libres et j’y ai donc mis, comme dans tout l’appartement, des peintures et dessins faits maison (et aussi un dessin africain trouvé au rebut)

Il m’est arrivé aussi de transformer des vêtements, ou de changer leur usage (O rit toujours du jour où j’avais découpé dans l’une de mes culottes un bandeau à cheveux…) Bien entendu, tout ceci n’est rien par rapport à ce que font les fantastiques transformeurs comme le facteur Cheval (il y en a beaucoup d’autres, souvent classés dans « l’art brut »), mais c’est une réappropriation éminemment humaine, un réenchantement à la portée de chacun. Qui a également un sens politique fort, en des temps où nous vivons dans un univers tellement industrialisé, où nous ne sommes plus appelés à faire les choses nous-mêmes. Let’s do it !