Vs nihilisme

La dernière fois que nous étions en Espagne, j’avais inventé cette formule que nous répétions en riant pour caractériser une certaine âme espagnole : « me gustan la muerte y los calamares ». Un nihilisme solaire dépassant l’ordinaire morbidité catholique, dont la foi est dévoyée en vision de l’existence comme porte-croix, par le vieux fonds païen sacrificiel injecté dans la figure du Crucifié, toujours à recrucifier, en soi et en autrui, et accompagnée de rites aussi barbares que baroques. Cependant ce nihilisme était en quelque sorte un nihilisme de jeunesse de l’humanité, par comparaison à celui qui s’exprime aujourd’hui, notamment à travers le travail de Castellucci, celui qui faisait jeter de la merde sur le visage du Christ, et qui met en scène aujourd’hui un Sacre du Printemps complètement machinisé et déshumanisé. Inutile de dire que cela plaît beaucoup. Une grande partie des intellectuels de ce temps et ce monde ayant une faim de mort insatiable, et souhaitant faire entrer dans cette goule toute l’humanité. Eh bien, ceux qui les suivent y entreront avec eux.

Je propose, pour ma part, la voie de la vie, de la légèreté et de la joie, plus fortes que tout.

 *

Franchissement

Je prépare dans ma tête mon roman inouï, « Histoire de l’être », qui sera un peu, si Dieu le veut, L’Iliade et l’Odyssée du temps qui vient. Ce matin en me réveillant j’ai compris encore quelque chose sur ce fameux « être ». Appuyée sur de nombreux travaux accomplis par des chercheurs de différentes disciplines, notamment scientifiques, et bien sûr aussi sur mon expérience propre, je vais de découverte en découverte. Le tout est d’analyser et de synthétiser. C’est justement ce que j’adore faire. Le travail est immense, et donc la joie aussi. C’est un travail pour l’essentiel invisible, et il donne toute quiétude parce qu’il s’accomplit dans l’assurance que même s’il ne pouvait être achevé en ce monde, il le serait dans un autre, de la même façon ou d’une autre, et pour tous les mondes. Et ce que j’aurai achevé en ce monde, je le parachèverai quand je n’y serai plus, car j’ai franchi les portes du temps.

Le début du monde

1*

C’est tout de même merveilleux, disait Van Gogh, que Noël tombe en hiver.

Rien ne peut détruire la joie profonde. Elle repose au fond de l’être comme une baleine blanche dans l’océan, et souvent elle jaillit, inspire et expire dans le ciel, avant de retourner chanter et tracer la route dans l’eau avec son baleineau, et tous les troupeaux de cétacés, de poissons, de crustacés, d’algues, toute la vie puissante et infinie qui circule au sein de l’océan qu’elle habite, avec ses bateaux ivres aussi, ses vaisseaux fantômes, ses épaves aux trésors où nagent droit d’élégants hippocampes, ses ordinaires paquebots pleins d’ordinaires voyageurs, ses courses de voiliers, et sur ses rives ses baigneurs qu’elle berce et fait jouir avant de les rendre, lavés, à la terre.

Revenant de dehors, le corps bienheureux de l’air frais et humide, je parcours mes manuscrits en cours, j’y vois la vie, la beauté, le présent en marche. Le début du monde est là.

*

Une histoire de rééducation et de neutralisation des marginaux

pc-re-education-camp*

Quand j’étais bénévole dans une petite association paroissiale qui accueillait des personnes sans abri, j’ai proposé au président de l’association d’y faire un atelier d’écriture. Je me sentais très proche des personnes qui venaient là, et je savais qu’elles avaient beaucoup à dire, et que cela ferait grand bien d’aller chercher les mots tout au fond, pour le dire. J’étais allée un soir chez les Compagnons de la Nuit, où ont lieu régulièrement des ateliers d’écriture pour les sans-abri ou autres personnes du quartier désireuses d’y participer. Ce fut une expérience extrêmement simple et extrêmement forte – je l’ai racontée dans Voyage. J’aurais pu faire quelque chose de semblable dans notre association.

Mais au lieu de me laisser faire à ma façon, le président de l’association contacta un animateur d’atelier d’écriture – un gars qui n’était pas écrivain, donc ignorait le travail de profondeur de l’écriture, et ne connaissait pas les sans-abri. Il vint avec son petit attirail, ses petits jeux pour employés de bureau ou autres bobos en mal de « créativité ». Quelques jours après, je dus quitter l’association, parce qu’il s’avéra que, comme ailleurs, j’y étais trahie au profit d’un harceleur qui me poursuit partout en utilisant les autres. C’était il y a quatre ans à peu près.

Hier j’ai reçu le bulletin de l’association, avec l’appel aux dons. J’ai vu ce qu’ils font maintenant. Ils ont emmené les sans-abri en pèlerinage au Mont Saint-Michel, et à Rome voir le pape. Ils les emmènent voir des expositions, ou au théâtre. Les gars se laissent trimballer, du moins certains. J’imagine bien que certains autres ne marchent pas là-dedans. La société du spectacle. L’argent utilisé pour la vitrine. Tout dans la surface, l’apparence, le divertissement. Spiritualité et culture en mode consommation. Ils publient un recueil de poèmes de l’un des « accueillis », préfacé par un grand nom. Un « accueilli » que je connais, c’est moi qui avais remarqué l’intérêt de ses textes lors de l’atelier d’écriture chez les Compagnons de la Nuit, où il se trouvait aussi – et l’avais dit dans Voyage. Mais pourquoi publier lui plutôt qu’un autre ? Pourquoi, sinon pour la vitrine ? Pour éviter de faire le travail de fond qui aurait pu être fait avec chacun et tous, au bénéfice profond de chacun et tous ?

Une telle entreprise me rappelle l’analyse de Muray dans Festivus Festivus : « lorsqu’elle est au pouvoir, la crée, elle, sa clientèle, l’invente, la fabrique en vidant les individus de toute possibilité d’initiative personnelle, comme on sectionne les nerfs d’un animal de laboratoire, et en les rendant ainsi absolument dépendants d’elle, jusques et y compris pour les gestes les plus simples, et cela probablement sans retour. » Ou encore, dans L’Empire du bien : « Ce Bien réchauffé, ce Bien en revival que j’évoque est un peu à l’ « Être infiniment bon » de la théologie ce qu’un quartier réhabilité est à un quartier d’autrefois, construit lentement, rassemblé patiemment, au gré des siècles et des hasards ; ou une cochonnerie d’« espace arboré » à de bons vieux arbres normaux, poussés n’importe comment, sans rien demander à personne ; ou encore, si on préfère, une liste de best-sellers de maintenant à l’histoire de la littérature. »

Les guides spirituels véritables (ils sont rares) font augmenter la liberté de l’homme. Les faux guides (ils sont légion) réduisent la liberté de l’homme. Je dis qu’infantiliser des hommes en les embarquant dans des « activités » « créatives » ou récréatives, comme on dit dans les clubs de vacances, et en les prenant en charge à condition qu’ils suivent docilement, c’est les faire reculer dans leur dignité et dans leur liberté, en même temps que se servir d’eux « pour la bonne cause ». Ces hommes qui connaissent la rue, l’exclusion, la marginalité, la nécessité de survivre, possèdent une expérience et un savoir qui dépassent infiniment le fait d’aller voir les sculptures de Niki de Saint Phalle au Centre Pompidou ou le pape sur la place Saint-Pierre. Or, prétendre leur apporter la culture et la religion sur un plateau, c’est idolâtrer la culture et la religion et surtout, leur laver le cerveau. À quand les camps de rééducation soft pour tous les sans-abri, pour les Roms, pour les étrangers, pour les marginaux, pour les artistes, pour tous ceux qui n’avaient pas vocation à rentrer dans le rang, à devenir de gentils toutous entre les mains de gentils animateurs ?

« Le spectacle, écrit Guy Debord (dont je ne suis pas plus inconditionnelle que de Muray ou de n’importe quel autre auteur, mais dont la pensée vaut aussi d’être (re)lue, surtout en ces temps de falsification de la pensée), est… l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence. (…) Le besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale. »

Certes j’ai toujours su ce que je faisais en refusant de laisser les mêmes personnes, ou des personnes animées d’un même esprit, mettre la main sur Voyage et sur mes Pèlerins d’Amour. Le résultat eût été le même : affadissement, récupération, dé-signification totale. Tout cela est infiniment triste. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’ils n’auront pas tout le monde. Loin de là.

*

Aube

Alors qu’il fait encore nuit, immobile les yeux ouverts dans l’ombre je regarde une étoile sur les toits, une planète suspendue au-dessus des cheminées.

La dernière étoile disparaît, j’ouvre la fenêtre et j’entends la cloche de l’église sonner. « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant », dit Rimbaud.

J’ouvre Google Actualités, je lis : « La bourse de Paris finit dans l’allégresse ». Le corps hésite entre aller vomir ou aller se recoucher.

Où se trouve l’argent, se trouvent ses esclaves. Ceux qui en jouissent, par leur train de vie ou dans leur for intérieur, lui appartiennent. C’est lui qui détermine leur conduite et leurs choix politiques, même quand il n’y paraît pas. Et ceux qui parmi eux croient prier Dieu vénèrent en fait le diable.

Longtemps j’ai espéré, afin de protéger l’ordre du cosmos, que les corps des méchants ne mourraient pas tant que leurs iniquités n’auraient pas pris fin, tant que la vérité ne serait pas rétablie. Puis j’ai admis que leur duplicité, leur lâcheté, leur perversité, ne cesseraient de plomber le monde qu’avec la disparition des corps et âmes dont elles avaient pris possession. Confiance, le temps fait et fera son œuvre. « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant ». La fin du monde est la fin de la domination du monde, à savoir de la société et de l’argent, sur l’humanité.

*