La stratégie du choc, par Naomi Klein (6) Le laboratoire du pillage (Brésil, Indonésie, Chili…)

 

Nous voici au deuxième chapitre de la première partie de ce fameux livre.

« Cameron utilisait l’électricité pour provoquer des chocs ; Friedman, lui, préconisait la stratégie politique – le traitement de choc qu’il prescrivait aux politiciens audacieux. » (p.67) « Comme toute foi intégriste, la science économique prônée par l’école de Chicago forme, pour ses tenants, une boucle fermée. La prémisse de départ, c’est que le libre marché est un système scientifique parfait (…) Il s’ensuit inéluctablement que toute défaillance – inflation élevée ou chômage en hausse spectaculaire – vient du fait que le marché n’est pas entièrement libre. » (p.69)

« La nature de cette prospérité, ses origines ainsi que la polarisation qu’elle crée entre nantis et déshérités – fait l’objet de contestations. Ce qui est irréfutable, c’est que le libéralisme économique défendu par Friedman et les brillantes stratégies qu’il préconise pour l’imposer procurent à quelques-uns une extrême prospérité et une liberté quasi-totale – laquelle leur permet de contourner les règlements et la fiscalité, de faire fi des frontières nationales et d’accumuler de nouvelles richesses. » (p.69)

« Au premier stade de l’expansion capitaliste, le colonialisme – « découverte » de nouveaux territoires, confiscation de terres, exploitation des richesses minérales sans dédommagement pour les populations locales – avait assouvi l’appétit vorace des entreprises. La guerre de Friedman contre l’  « État-providence » et le « gouvernement tentaculaire » promettait une nouvelle ère d’enrichissement rapide. Au lieu de conquérir de nouveaux territoires, on s’attaquerait cette fois à une nouvelle frontière, l’État, dont les services publics et les actifs seraient bradés pour une fraction de leur valeur. » (p.76)

« En 1953 et 1954, la CIA organisa ses deux premiers coups d’État [en Iran et au Guatemala]. (…) Éradiquer le développementalisme du cône sud (politique de développement indépendant en Amérique du Sud), où il s’était enraciné beaucoup plus en profondeur, se révéla nettement plus difficile. » (p.78)

« En choisissant l’école de Chicago – dont les professeurs prônaient avec obstination le démantèlement quasi total du gouvernement – pour assurer la formation des Chiliens, le secrétariat d’État des États-Unis tira une salve dans la guerre qu’il livrait au développementalisme. Dans les faits, il indiquait au Chili qu’il avait l’intention de décider des notions que ses élites étudiantes devaient apprendre, à l’exclusion des autres. C’était une ingérence si flagrante dans les affaires intérieures du pays que le doyen de l’université du Chili, lorsque Albion Patterson lui offrit une subvention pour mettre en place le programme d’échanges, refusa tout net. (…) Patterson alla trouver le doyen d’un établissement moins prestigieux, l’université catholique du Chili, école beaucoup plus conservatrice qui n’avait pas de département de sciences économiques. Le doyen en question sauta sur l’occasion. Le « projet Chili », ainsi qu’on le désignait à Washington et à Chicago, était né. » (pp79-80)

« Aussitôt Allende élu, l’Amérique corporatiste lui déclara la guerre, avant même son entrée en fonction. Le principal foyer d’activités était le comité spécial sur le Chili de Washington, groupe auquel appartenaient les grandes sociétés minières américaines ayant des intérêts au Chili (…) Le comité avait pour unique objectif de forcer Allende à renoncer aux nationalisations « en l’acculant à l’effondrement économique ». Ses membres n’étaient pas à court d’idées pour faire souffrir le nouveau président. » (pp 84-85)

« Pourtant, malgré des années de magouillages de la part des Américains (…), Allende, en 1973, demeurait au pouvoir. Des dépenses occultes de huit millions de dollars n’avaient pas suffi à affaiblir sa base. Aux élections parlementaires de mi-mandat, le parti d’Allende obtint même un appui populaire supérieur à celui qui l’avait porté au pouvoir en 1970. De toute évidence, l’envie d’un modèle économique différent avait des racines profondes au Chili. » (p.86)

« Les opposants d’Allende avaient étudié de près deux modèles de « changement de régime ». Le premier s’inspirait du Brésil, le second de l’Indonésie. Lorsque la junte brésilienne soutenue par les États-Unis et dirigée par le général Humberto Castello Branco prit le pouvoir e 1964, l’armée avait l’intention de mettre un terme aux programmes de lutte contre la pauvreté de Joao Goulart, certes, mais aussi d’ouvrir toutes grandes les frontières aux investissements étrangers. (…) En 1968 (…), la junte militaire abolit toutes les libertés et recourut massivement à la torture. Selon la commission brésilienne de la vérité constituée plus tard, « les meurtres d’État devinrent monnaie courante ». (p. 87)

« Le coup d’État indonésien suivit une trajectoire très différente. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, le pays était dirigé par le président Sukarno, véritable Hugo Chavez de l’époque (moins l’appétit électoral de ce dernier). Sukarno provoqua l’ire des pays riches en protégeant l’économie indonésienne, en redistribuant la richesse et en chassant le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, qu’il accusa de servir de façade aux intérêts des multinationales occidentales. (…) Les gouvernements des États-Unis et de la Grande-Bretagne étaient résolus à mettre un terme à son règne, et des documents déclassifiés montrent que, en haut lieu, on avait donné à la CIA l’ordre « de liquider le président Sukarno lorsque les circonstances s’y prêteraient ». Après quelques faux départs, l’occasion se présenta enfin en octobre 1965 : soutenu par la CIA, le général Suharto entreprit alors de se hisser au pouvoir et d’éradiquer la gauche. (…) Les massacres aveugles qui marquèrent aussi le règne de Suharto furent pour la plupart délégués aux étudiants religieux. Ces derniers, après avoir été sommairement entraînés par des militaires, furent envoyés dans les villages. Le chef de la marine leur avait donné l’ordre de débarrasser les campagnes des communistes. « Ravis, ils appelèrent leurs disciples, écrivit un reporter, puis ils glissèrent leurs couteaux et leurs pistolets dans leur ceinture, prirent leurs gourdins sur les épaules et se lancèrent dans la mission qu’ils avaient attendue avec impatience. » En à peine un peu plus d’un mois, au moins 500 000 personnes (et peut-être jusqu’à un million) furent tuées, « massacrées par milliers », selon le magazine Time. Dans la province de Java-Est, des voyageurs rapportèrent avoir vu des petites rivières et des ruisseaux littéralement obstrués par les cadavres, au point que la navigation était par endroits impossible ». (pp 87-88)

« Ils [les membres de la mafia de Berkeley] firent adopter des lois autorisant les sociétés étrangères à posséder 100 % des ressources et octroyèrent des exonérations d’impôt temporaires. Moins de deux ans plus tard, les plus grandes sociétés minières et énergétiques du monde se partageaient les richesses naturelles de l’Indonésie : le cuivre, le nickel, les bois de feuillus, le caoutchouc et le pétrole. (…) Ralph McGehee, l’un des agents principaux de la CIA en poste à l’époque du coup d’État, déclara qu’il s’était agi « d’une opération modèle. […] Ce sont les grands événements sanglants orchestrés depuis Washington qui ont permis l’arrivée au pouvoir de Suharto. Cette réussite signifiait que l’expérience pourrait être répétée, encore et encore ». (pp 90-91)

« Ces trois formes de choc convergèrent sur les corps des Latino-Américains et sur le « corps » politique de la région, et soulevèrent un ouragan irrépressible de destructions et de reconstructions, d’annihilations et de créations qui se renforçaient mutuellement. Le choc provoqué par le coup d’État pava la voie à la thérapie de choc économique ; les chocs de la salle de torture terrorisaient quiconque aurait pu songer à faire obstacle aux chocs économiques. » (p.93)

Bien entendu il est aisé de reconnaître dans tous ces événements ce que nous voyons maintenant à l’œuvre au Moyen Orient. Aux dépens des peuples, toujours.

à suivre

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Patrick Modiano, dans les méandres du temps

Patrick-Modiano

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Patrick Modiano vient de recevoir le prix Nobel de littérature. Voici un texte que j’ai écrit sur lui en 1985, il y a donc près de trente ans, alors que j’étais moi aussi bien jeune. Mais la jeunesse ne se perd que si l’on perd le sens du chemin !

Patrick Modiano est-il bien de ce monde ? Tel une ombre de Kafka, il déambule dans des villes-dédales ; tel une ombre de Gombrowicz, il est hanté par la jeunesse perdue ; tel une ombre de Robin, une ombre de Camus, il erre, étranger à la société et à lui-même ; tel une ombre de Joyce, une ombre de Beckett, il brouille les cartes du temps. Son œuvre est une culpabilité, il cherche le non-lieu. Se tient dans le nulle part, où tout le monde passe mais où personne ne se tient. Emmène le lecteur à sa perte, lui faisant prendre des chemins impossibles, le lançant sur des poursuites sans issue. Il est le Séduisant et l’Insaisissable, le semeur de rêves et de cauchemars par qui l’on tient en éveil.

Ses parcours dans l’espace et le temps font basculer la réalité quotidienne ; enchevêtrés, ils forment des combinaisons complexes où l’on est projeté, trimbalé, égaré en arpentages inachevés. Espaces et temps, il s’agit de tout confondre, et d’ainsi confondre narrateur et lecteur. L’enquête est la règle du jeu. L’amnésie plane, un passé est à reconstituer, un être est à reconstituer à partir des lieux susceptibles de faire le lien entre les temps.

La reconstitution s’opère par la langue. Quartier perdu s’ouvre sur cette phrase : « C’est étrange d’entendre parler français ». L’étrange n’est-il pas, pour un lecteur français d’un auteur français, de se trouver parachuté sur une telle vérité ? Le narrateur parle français, et il nous dit que c’est étrange d’entendre parler français. Voilà l’énigme, dès le début posée. Oui c’est étrange d’entendre parler français, de lire et d’écrire le français, oui les mots sont étranges – étrangers à la réalité ? C’est étrange de lire un livre. Étrange de vivre. Nous voici d’emblée projetés en dehors des limites, du périmètre repéré, connu et reconnu.

Modiano retient ses mots comme sa mémoire. Les phrases sont courtes, la syntaxe dépouillée, les termes simples, pudiques presque. On marche sur des œufs, tout près de léviter. Légèreté du rêve de plénitude dans la forme, densité du rêve cauchemardesque dans le fond. Parcours inachevés dans les rues de Paris, les voies du souvenir, récits inachevés, règne du non-dit. Au lecteur de lire entre les lignes, dans les blancs du texte. À lui le doute, l’incertitude. Emmêlement de rues, dates, personnages, au fil de la lecture on est un peu moins ignorant, un peu plus dérouté. « Accroché » à l’histoire mais dépossédé de toute garantie, de toute vérité. Loin de s’achever, l’errance se fait plus impérieuse, poursuit son tissage d’un réseau de moins en moins dépassable de lieux, documents, annuaires, appels téléphoniques, êtres perdus, retrouvés… Comme si nous n’en avions jamais assez d’être désorientés.

De l’anti-sémitisme intrinsèque d’Heidegger

1photo Alina Reyes

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Après la publication des Carnets noirs, le débat continue sur l’antisémitisme d’Heidegger, sur le mode : son antisémitisme a-t-il influencé sa philosophie, ou ne faut-il y voir qu’un trait commun à tant d’hommes, et notamment de philosophes qui l’ont précédé ? Parmi tous ces débatteurs, philosophes de formation ou philosophes autoproclamés, aucun n’arrive à voir que toute la philosophie d’Heidegger est antisémite, au sens précisément de anti-sémite, à l’opposé de l’esprit sémitique, de l’esprit du déplacement permanent, à l’œuvre au cœur même des langues sémites – arabe autant qu’hébreu. Heidegger a cherché sa pensée dans le grec et dans l’allemand. Or ces langues constituent trois mondes clairement à part. D’un côté le monde des langues sémitiques, de l’autre le monde grec, de l’autre encore la structure latine. Il n’est pas impossible de penser en allemand ou en latin sans être antisémite, mais cela implique de sortir de sa langue. En fait Heidegger a peu emprunté de sa pensée à la langue grecque, sinon un idéalisme qu’il a voulu ramener à tout prix dans le giron de l’allemand, alors que ces deux langues, et donc la structure de pensée qu’elles portent, sont très différentes. Heidegger hanté par la peur de la bâtardise raciale et culturelle a pourtant lui-même abâtardi sa pensée dans cette confusion illusoire, cette volonté cachant une honte secrète, un sentiment d’infériorité non assumé, de justifier l’allemand par le grec. Quête d’originellité qui a pourtant donné quelques résultats intéressants, pourvu qu’on n’oublie pas de retirer ces pépites du fossé boueux dans lequel ce terrien les a jetées et où elles ne peuvent pousser. La philosophie d’Heidegger est massivement néfaste et dangereuse, d’autant plus qu’elle est séductrice et flatteuse, fonctionnant comme un miroir aux alouettes, donnant à son lecteur le sentiment de sa propre supériorité, de sa propre intelligence ; cela de façon aussi illusoire que le fait de refléter l’allemand par le grec.

La passion d’Heidegger, c’est le fixe. L’être du sémite, c’est le passage. Le déplacement permanent. L’utopie comme art de n’être pas dans la place. De n’être pas assis, mais en marche. En mouvement, même immobile. De ne s’installer que pour partir. D’être insaisissable, c’est-à-dire bien plus éternel qu’en étant là. Être d’ailleurs, aller ailleurs et par ailleurs. C’est-à-dire, dans l’être même du vivant.

mes autres textes sur Heidegger : ici

La France rance et sa racaille gynophobe

Macho-PDG

 

Tel cet éditeur en vue du siècle dernier, qui se racontait dans un livre enfant maladif (symptôme probable d’une grave névrose) puis jeune homme réformé pour terrain schizoïde – et se flattant de l’avoir été en simulant, manipulant et abusant le médecin (qui n’en posa sans doute pas moins son diagnostic en connaissance de cause) puis se glorifia sa vie durant de sa fascination pour les femmes, qu’il prétendait aimer alors qu’il n’aimait qu’exercer son empire pervers et détruire (et il n’était pas étonnant qu’il eût inspiré à l’une de ses très familières un personnage de serial killer, à une autre, de plusieurs décennies plus jeune, la narration d’une obsession morbide jusqu’au désir de meurtre, et à une autre encore le récit d’un enfer qui n’était pourtant pas fini, puisque l’enfer habitait cet homme et n’en devait jamais sortir,

tel donc ce bon Français de souche, notable et assis sur sa cour d’adulateurs, d’obligés et de flatteurs flattés,

les coqs gaulois de Gaule et gaulois d’ailleurs, pareillement juchés sur leur puant ego, entendent gouverner la gent qu’ils prennent pour leur poulailler,

la féminine bien entendu, dont ils ne souffrent de voir, les uns le sein, les autres le voile, prétendant imposer aux unes d’être consommables et jetables, aux autres d’être possédées et attachées.

Le dernier exemple en est celui de ce petit député à tête de fils de famille gâté, s’obstinant à appeler les femmes de façon à nier leur féminité, d’autant plus insupportable qu’elles sont présidentes, ministres ou députées. Le coquelet en pâte s’est vu pour la peine retirer une part de son blé, au grand dam de tous les poulets de sa bande, la si ordinaire et répandue racaille gynophobe. Mangez votre langue mes cocos et allez donc vous laver, vous sentez le fumier.

Le Messie et ses saints

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île Solovki, image trouvée dans l’article : Les lieux de pèlerinage les plus emblématiques de la Russie

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Le christianisme n’est pas, comme le croient les chrétiens, la religion de la Trinité – concept théologique, vue de l’esprit. Il est, comme son nom l’indique, la religion du Messie (Christ, en grec). C’est-à-dire une religion eschatologique, comme le judaïsme et l’islam – toute proche du judaïsme avec son messie juif, bien que les juifs ne le reconnaissent pas, et toute proche de l’islam qui reconnaît la messianité de Jésus.

Que signifie : être la religion du Messie ? Être la religion qui produit des saints messianiques, pour supporter le monde en attendant l’arrivée messianique finale, et soutenir de leur présence, comme les anges, toute prière adressée au Dieu unique.

En dérivant de plus en plus, en fonction du dogme trinitaire, vers l’humanisme sans mystique, le christianisme s’est coupé du Christ. L’effusion sentimentale ou hystérique a remplacé la mystique ; la désillusion, le pragmatisme et la peur ont supplanté la compréhension du mystère. Si le christianisme égaré ne retrouve pas le chemin du Messie, il s’éteindra. Et ressuscitera sous une nouvelle forme avec le retour du Messie parmi les hommes, et notamment les croyants des religions qui, telles les vierges sages de la parabole, auront gardé le sens de l’au-delà.

La stratégie du choc, par Naomi Klein (5) « Le laboratoire de la torture »

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Guantanamo en 2002, AFP/ Shane T McCoy

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Après avoir parcouru l’introduction de ce fameux livre, nous lisons le premier chapitre. L’auteur se rend chez l’une des victimes d’un psychiatre dément, dont les expériences à l’université McGill de Montréal dans les années 1950 ont servi de base à l’élaboration de la torture moderne.

« Le dossier s’ouvre sur l’évaluation de Gail effectuée par le Dr Cameron au moment de son arrivée à l’institut : la jeune fille poursuit de brillantes études d’infirmière à l’université McGill, et le médecin note qu’il s’agit d’une personne « jusque là raisonnablement équilibrée ». Toutefois, elle vit des crises d’angoisse causées, indique sans détour Cameron, par un père qui l’agresse. Cet homme « profondément perturbé » a « exercé de multiples sévices psychologiques sur sa fille ».
À en juger par leurs commentaires des premiers temps, les infirmières aiment bien Gail, qui parle avec elles de la profession. Elles la décrivent comme « gaie », « sociable » et « soignée ». Pendant les mois où leurs soins lui sont prodigués, Gail subit toutefois un changement de personnalité radical. [régression psychologique et intellectuelle, agressivité, passivité, amnésie, schizophrénie]… les symptômes sont beaucoup plus graves que ceux de l’angoisse qu’elle manifestait à son arrivée. » (p.42)

« Selon les articles qu’il fit paraître à l’époque, le Dr Cameron croyait que la seule façon d’inculquer à ses patients de nouveaux comportements plus sains était d’entrer dans leur esprit afin d’y « briser les anciennes structures pathologiques ». La première étape consistait donc à « déstructurer ». L’objectif, en soi stupéfiant, était de faire régresser l’esprit vers un état où, pour reprendre les mots d’Aristote, il était comme « une tablette où il n’y a rien d’écrit », une tabula rasa. Selon Cameron, il suffisait, pour parvenir à cet état, d’attaquer les cerveaux par tous les moyens réputés entraver son fonctionnement normal – simultanément. La technique première du choc et de l’effroi appliquée au cerveau, en somme. » (p.44) « À la manière des fauteurs de guerre qui préconisent que des pays soient ramenés à l’âge de pierre à coups de bombes, Cameron considérait les électrochocs comme un moyen de faire régresser ses patients. » (p.45) [Rappelons-nous que c’est aussi l’objectif ouvertement affiché par Israël bombardant Gaza].

« Même s’il entretenait des relations avec la CIA depuis des années, Cameron n’obtint sa première subvention de l’agence qu’en 1957. Pour blanchir l’argent, on le fit transiter par la Society for the Investigation of Human Ecology. Et plus les dollars de la CIA affluaient, moins l’institut Allan Memorial ressemblait à un hôpital et plus il prenait des allures de lugubre prison.

Cameron augmenta d’abord de façon radicale les doses d’électrochocs. Les deux psychiatres à l’origine de la très controversée machine à électrochocs Page-Russell recommandaient quatre traitements par patient pour un total de 24 électrochocs. Cameron commença à traiter ses patients deux fois par jour pendant 30 jours, ce qui représente la somme terrifiante de 360 électrochocs. (…) À l’étourdissant cocktail de médicaments qu’il administrait déjà à ses patients, il ajouta les drogues expérimentales psychodysleptiques auxquelles la CIA s’intéressait de façon particulière : le LSD et la PCP. Il enrichit également l’arsenal dont il disposait pour faire le vide dans la tête de ses patients en recourant à la privation sensorielle et au sommeil prolongé. » (p. 50)

« Lorsqu’on demande à des prisonniers comment ils ont pu supporter des mois d’isolement et de brutalité, ils évoquent souvent le carillon lointain d’une cloche d’église, l’appel à la prière d’un muezzin ou les cris d’enfants qui jouent dans un parc voisin. Quand la vie se résume aux quatre murs d’une cellule, les bruits venus du dehors et leur rythme – preuve que le prisonnier est encore un être humain et qu’il existe un monde en dehors de la torture – en viennent à constituer une sorte de bouée de sauvetage. « Quatre fois j’ai entendu le pépiement des oiseaux au lever du jour. C’est ainsi que je sais que je suis resté là pendant quatre jours », déclara l’un des survivants de la dernière dictature de l’Uruguay rapportant le souvenir d’une période de torture particulièrement brutale. » (p. 51)

En 1954, la CIA produit un manuel : « L’ouvrage traduit l’avènement d’une ère nouvelle, celle d’une torture précise, raffinée – loin des tourments sanglants et approximatifs imposés depuis l’Inquisition espagnole. » (p. 54) « Le détail qui retient tout particulièrement l’attention des auteurs du manuel, plus encore que les méthodes proprement dites, c’est l’accent mis par Cameron sur la régression – l’idée que des adultes ne sachant plus qui ils sont ni où ils se situent dans l’espace et le temps redeviennent des enfants dépendants, dont l’esprit est une sorte de page blanche ouverte à toutes les suggestions. » (p.55)

« Là où la méthode Kubark était enseignée, on assista à l’émergence de schémas très nets – tous conçus pour induire, optimiser et soutenir le choc : on capture les prisonniers de manière à les perturber et à les désorienter le plus possible, tard la nuit ou tôt le matin, conformément aux instructions du manuel. Aussitôt, on leur bande les yeux et on les coiffe d’une cagoule, puis on les dénude et on les bat, avant de les soumettre à diverses formes de privations sensorielles. Du Guatemala au Honduras, du Vietnam à l’Iran, des Philippines au Chili, les électrochocs sont omniprésents. » (pp 55-56)

L’auteur précise aussi que l’internationalisation de ces méthodes de torture comprennent aussi la visite de haut-gradés français à « l’école de lutte contre la « guérilla » de Fort Bragg, en Caroline du Nord, pour diriger des ateliers et initier les élèves aux méthodes utilisées en Algérie », où les Français faisaient aussi usage d’électrochocs contre les combattants pour la liberté dans les années 50. (p.57)

À partir du 11 septembre 2001, ces « activités que les États-Unis menaient jusque là par procuration, d’assez loin pour pouvoir plaider l’ignorance, seraient désormais prises en charge sans faux-fuyants et ouvertement défendues. (…) En vertu des nouvelles règles [le code de justice militaire ayant été modifié pour cela], le gouvernement des États-Unis était enfin autorisé à utiliser les méthodes qu’il avait mises au point dans les années 1950 dans le secret et le déni. » (p.59)

« Nombreux sont ceux qui croupissent à Guantanamo. Mamdouh Habib, un Australien qui y a été incarcéré, affirme que « Guantanamo Bay est une expérience scientifique qui porte sur le lavage de cerveau ». (…) Pour de nombreux prisonniers, ces méthodes ont eu un effet comparable à celui qui fut observé à l’Institut Allan Memorial dans les années 1950, à savoir une régression totale. Un prisonnier libéré, citoyen britannique, a déclaré à son avocat que toute une section de la prison, le camp Delta, abritait désormais les détenus (ils seraient « au moins 50 ») qui sont aujourd’hui dans un état de délire permanent. » (p.61)

« Le problème, évident avec le recul, réside dans la prémisse sur laquelle reposait la théorie de Cameron : l’idée qu’il faut faire table rase pour que la guérison soit possible. (…) En fait, c’est le contraire qui se produisit : plus il les bombardait, plus ses patients se désagrégeaient. Leur esprit n’était pas « nettoyé ». Les sujets se trouvaient plutôt dans un état pitoyable, leur mémoire fracturée, leur confiance trahie. » (p.64)

à suivre

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