Le langage de la nature doit être comparé à un secret mot d’ordre que chaque sentinelle transmet dans son propre langage, mais le contenu du mot d’ordre est le langage de la sentinelle même.
Walter Benjamin, Sur le langage
*
Je viens de réaliser cette action poélitique de Madame Terre, la onzième, à ma fenêtre à Paris. Cette fois est particulière : pas de prise de terre sur le lieu pour la mettre dans son sein. Puisqu’il s’agit d’une prise de ciel. Une opération invisible mais réelle ! Le point blanc est la station spatiale (en train de se déplacer d’ouest en est-nord-est, puis d’ouest-nord-ouest au nord. Le point minuscule à gauche de la station sur la première image est une étoile.
La première image a été prise au précédent passage de l’ISS, dimanche 31 juillet à 23h23. La deuxième image une heure et demie après, lundi 1er août à 00h58.
Comme le bricolage sur le plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. Réciproquement, on a souvent noté le caractère mythopoétique du bricolage : que ce soit sur le plan de l’art, dit « brut » ou « naïf » ; dans l’architecture fantastique de la villa du Facteur Cheval, dans celle des décors de Georges Méliès (…) La pensée mythique n’est pas seulement la prisonnière d’événements et d’expériences qu’elle dispose et redispose inlassablement pour leur découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu’elle élève contre le non-sens, avec lequel la science s’était d’abord résignée à transiger.
Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage
*
*
Ce samedi 30 juillet O est allé, toujours à vélo (quelque 130 km aller-retour cette fois !) accomplir notre dixième action poélitique de Madame Terre à la petite maison que s’est fait construire et où vivait Samuel Beckett à Ussy-sur-Marne, rencontrant au passage trace de son ami le peintre Henri Hayden. Une maison isolée dans une belle nature, où Beckett faisait aussi du vélo : « Je prends ma bicyclette et grimpe les côtes en me refusant à mettre pied à terre », écrivait-il en 1957 à son amie Ethna MacCarthy.
C’est un trou de verdure où chante une rivière, Accrochant follement aux herbes des haillons D’argent ; où le soleil, de la montagne fière, Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Arthur Rimbaud, Le dormeur du val
*
C’était la neuvième action poélitique de Madame Terre, réalisée hier par O sur la tombe du soldat inconnu.
Minute de silence pour toutes les victimes des guerres et autres atrocités déclenchées par des puissants à l’abri, pour tous ceux qui s’emploient à réparer les iniquités des puissants en combattant pour le retour à la liberté.
Tandis que l’Astre de Beauté C’est la Vérité qui ne voile Pas plus la femme que l’étoile, La véritable Vérité.
Germain Nouveau, La déesse
*
Aujourd’hui, toujours à vélo depuis Paris, O est allé accomplir la huitième action poélitique de Madame Terre chez Joséphine Baker, passant à l’aller puis au retour par la Défense et par des théâtres où elle a joué.
Joséphine Baker, artiste et résistante tout à la fois perle et océan de fraîcheur salvateur dans la France de Mistinguett et de Maurice Chevalier
Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Albert Camus, Noces
*
Cette septième action poélitique de Madame Terre a été réalisée en deux temps, par moi puis par O. Je suis d’abord allée à la Pitié-Salpêtrière, à l’Hôpital où dans le roman Manon Lescaut est enfermée un temps, à l’époque où on y enfermait les pauvres, les fous et les délinquants. J’ai photographié Madame Terre devant la cour du bâtiment de La Force, où étaient internées les femmes, soumises à un régime souvent atroce – on a enlevé des murs aujourd’hui les anneaux de fer où étaient accrochées les enchaînées. Lieu sinistre s’il en est. Ensuite je l’ai posée au centre de cette église si particulière, panoptique, construite de façon à pouvoir surveiller depuis le centre les chapelles où étaient répartis par catégories les prisonnières et prisonniers de l’hôpital, pour les messes obligatoires.
Puis O s’est rendu, faisant près de 100 km à vélo en ce dimanche d’arrivée du Tour de France à Paris, passant par champs et par forêts, parfois en dehors des sentiers, sur trois lieux successifs : celui où est mort (à Courteuil), puis où est enterré (au prieuré de Saint-Nicolas d’Acy), et enfin où a vécu (montant sur le mur de la maison, à Vineuil-Saint-Firmin ! ) l’abbé Prévost, auteur du roman dont voici un passage, situé au moment où le chevalier des Grieux s’apprête à faire évader Manon :
« Nous retournâmes le matin à l’Hôpital. J’avais avec moi, pour Manon, du linge, des bas, etc., et par-dessus mon juste-au-corps, un surtout qui ne laissait voir rien de trop enflé dans mes poches. Nous ne fûmes qu’un moment dans sa chambre. M. de T… lui laissa une de ses deux vestes ; je lui donnai mon juste-au-corps, le surtout me suffisant pour sortir. Il ne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotte que j’avais malheureusement oubliée. L’oubli de cette pièce nécessaire nous eût, sans doute, apprêtés à rire si l’embarras où il nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’une bagatelle de cette nature fût capable de nous arrêter. Cependant, je pris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte. Je laissai la mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aide de quelques épingles, en état de passer décemment la porte. »
La mélodie enfante, et à vrai dire ne cesse d’enfanter la poésie.
Nietzsche, La Naissance de la tragédie
*
Comment admettre que, comme tant d’autres artistes mondialement aimés et célébrés, Érik Satie ait vécu et soit mort dans la misère ? Qu’est-ce qu’une société qui piétine tant de ses membres les plus doux, les plus inventifs, les plus généreux de leur personne et de leur art ? Après avoir habité un réduit encore trop cher pour lui à Montmartre, rue Cortot, c’est là, à Arcueil, qu’il passa les dernières années de sa vie, en compagnie de cette misère qu’il nommait « la petite fille aux grands yeux verts ». O a photographié l’arrivée chez lui, la maison avec la plaque « Satie est un ange (bien déguisé), un ange à Arcueil se cachant » – Jean Cocteau, l’action poélitique de Madame Terre, et l’aqueduc (qui, dit-il, rappelle les notes de musique) transportant l’eau pour Paris, au bout de la rue du musicien.
dessin d’Érik Satie dans une lettre à Cocteau
« Je suis triste », comme dit Cendrars à la fin de La Prose du Transsibérien. La musique d’Érik Satie fait du bien, même quand elle est « lente et douloureuse » comme la première Gymnopédie. Celle-ci a été enregistrée par J., étudiant comme Satie à la Schola Cantorum, à la maison, rapidement apprise pour l’occasion, après l’attentat de novembre. Nous venons de subir un nouvel attentat, et malheureusement ce qui se passe dans le monde et dans notre pays, les violences de toutes sortes, le mépris des innocents ou des pauvres, peine aussi. Merci à tous ceux qui malgré tout continuent à faire quelque chose de positif, de vivant, que cela soit directement utile ou « gratuit » – car perdre le gratuit dans ce monde intéressé serait perdre notre humanité.
*
4 juin 2020 : O est retourné à Arcueil avec Madame Terre, cette fois sur la tombe de Satie où il a trouvé de jolies surprises : à voir ici
Pour Gaston Paris, la clef de la légende du Petit Poucet – comme de tant de légendes ! – est dans le ciel : c’est le Poucet qui conduit la constellation du Grand Chariot. En effet, Gaston Paris a noté que dans de nombreux pays, on désigne une petite étoile qui se trouve au-dessus du chariot, du nom de Poucet. »
Paul Valéry, L’homme et la coquille
Le nom de Cendrars porte la mémoire du feu, et c’est par cette après-midi de feu (38°) que O a parcouru à vélo 90 km aller-retour, pour aller accomplir la cinquième action poélitique de Madame Terre, au Tremblay-sur-Mauldre. Où le poète passa beaucoup de temps entre les deux guerres, avec sa machine à écrire, dans la « petite maison rose à côté du menuisier du pays », comme il disait, qui appartenait à sa femme Raymone Duchâteau (maison privée aujourd’hui située au bout de la sente Blaise Cendrars). Il repose aussi au cimetière du village, où son corps a été rapatrié en 1994.
O voyant les champs de blé a songé à L’Or, puis passant au cimetière a penché Madame Terre contre la Main coupée du poète.
*
Je dois à Blaise Cendrars deux des titres de mes romans, extraits de ses poèmes : Quand tu aimes, il faut partir, et Il n’y a plus que la Patagonie – ce dernier vers se trouvant dans la fantastique Prose du Transsibérien, que j’eus le bonheur de dire un jour à la Maison de la Poésie à Paris. Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? À écouter, magistralement dite par Vicky Messica :
https://youtu.be/OvUjqy3EOqU
La Prose du Transsibérien illustrée par Sonia Delaunay