« The adventure of the Creeping Man ». Conan Doyle et Stevenson, Poe, Freud (vidéo)

La nouvelle parue en 1923 a été traduite en français sous le titre « L’homme qui grimpait ». Mais creep signifie d’abord se glisser, ramper. Dans les premières lignes, Holmes envoie un message laconique au Dr Watson :

Come at once if convenient–if inconvenient come all the same.
« Venez de suite si vous pouvez – si vous ne pouvez pas, venez quand même ».
Ce message peut symboliser toute cette nouvelle : comment fait l’homme pour venir quand il ne peut pas venir ? Cela vaut d’évidence dans ce texte pour le sexe, mais le mécanisme est le même pour l’intellect, pour l’art, pour la politique, pour toute activité humaine où la question se pose : pouvoir ou ne pas pouvoir, disons pour paraphraser Shakespeare. Et c’est un bon indice aussi d’entendre dans ce convenient et cet inconvenient, qui signifient respectivement ce qui ne pose pas de problème et ce qui en pose, le commode et l’incommode, les sens de leurs cousins français convenable et inconvenant, et bien sûr inconvénient. Le principal inconvénient pour l’humanité consiste à pallier le non-pouvoir par des artifices misérables. Je n’en dis pas plus, je vous laisse goûter l’adaptation cinématographique (série télévisée britannique, 1984) par Michael Cox de cette histoire où l’on retrouve à la fois The Murders in the Rue Morgue de Poe, Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson, et une psychanalyse par la fiction, le Dr Doyle étant au moins aussi perspicace que le Dr Freud.

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Le texte de la nouvelle, en anglais, peut être lu ici
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Autoportrait dans le banian, avec vélo

En passant, j’ai visité l’exposition de l’artiste vietnamien Vuong Duy Bien intitulée « La vie est comme ça ! » à la mairie du 13e à Paris (visible jusqu’à ce samedi). J’ai photographié une seule de ses œuvres, parce qu’elle me plaisait particulièrement. Mais je n’arrivais pas à la photographier sans reflets dedans, alors je l’ai gardée avec reflets.

dans l'arbre géant de vuong duy bien,

Un petit panneau indiquait son titre, « Cay Da ». Je viens de regarder en ligne ce que cela signifie : banian. Cet arbre géant dont les branches deviennent racines. Il est dit ici qu’il vit 1500 ans, et qu’il peut avoir plus de 500 troncs. Et :

« Dans l’un de ses versets, la Bhagavad-Gitâ fait référence au banian :

« Le seigneur bienheureux dit :  » il existe un arbre, le banian, dont les racines pointent vers le haut, et vers le bas pointent les branches ; ses feuilles sont les hymnes védiques. Qui le connaît, connaît les Védas.  » » Autrement dit, les enseignements de la connaissance (véda) ultime. »

vuong duy bien, détail

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« La femme au portrait », un chef d’œuvre de Fritz Lang

Il y a longtemps que je n’ai proposé de film à visionner. Celui-ci, La femme au portrait, (The Woman in the Window), adapté d’un roman policier, est un film noir réalisé aux États-Unis, où Fritz Lang était en exil. Selon moi, c’est aussi un film surréaliste. La femme en question s’appelle Alice, comme le personnage de Lewis Carroll qui passe through the looking-glass, et on peut penser aussi à la nouvelle de Poe « Le portrait ovale ». L’histoire est celle d’un homme, un criminologue, qu’une image fait entrer dans une rêverie qui en semblant se réaliser le prend dans un crime qui… je n’en dirai pas plus, attention aux articles qui révèlent l’histoire partout sur Internet, mieux vaut les lire après. Tout un processus complexe (il faut saluer aussi le scénariste, Nunnally Johnson) conduit le film dans une tension, un suspense aussi parfaitement maîtrisés que les plans et les couleurs de Lang – car son noir et blanc, si concret, si matériel, tout en offrant certains moments symboliques époustouflants de beauté et de richesse de sens, a une épaisseur de peinture à l’huile, de terre humide (de sang ?), de réalité violemment colorée. On parle ici et là à propos de ce film de mise en scène de la culpabilité ; la question psychologique est peut-être la plus voyante, mais on peut aussi voir le film autrement, disons comme une histoire de passages entre le pays des morts et le pays des vivants, une histoire de fragilité de la vie quand elle bascule malgré elle dans la nuit du mal, quand l’homme dans un moment d’égarement, dans un moment de sommeil de la raison, se retrouve pris dans un engrenage, attaqué et réattaqué par des hommes qui appartiennent au mal, et doit passer par la mort pour en sortir. 1944, c’est la date du film.

(si un panneau apparaît au centre de l’image au début, cliquer sur la petite croix en haut à droite de ce panneau pour le faire disparaître)

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Exposition d’art aborigène : Ngaldjorlhobo, « Mère de Toute Création »

passage du grand cerf*

De très belles œuvres d’art aborigènes signées principalement de Susan Marawarr, Deborah Wurrkidj et Jennifer Wurkidj, et d’autres femmes de la région de Maningrida, en Terre d’Arnhem, sont à Paris pour l’été (espace New Angles, 8 passage du Grand Cerf, entrée libre). J’ai visité l’exposition en compagnie d’autres chercheur·e·s de l’UCP, Université Cergy-Pontoise, sur l’invitation de Solenne Ducos-Lamotte, qui l’a organisée et qui l’a commentée pour nous. Cette Française vit en Australie depuis quatorze ans et travaille avec des artistes femmes au sein de l’association IDAIA, qu’elle préside et qui œuvre à l’international pour l’art aborigène mais de façon éthique – elle a beaucoup insisté sur ce point : il ne s’agit pas, comme le font beaucoup de marchands, d’exploiter les artistes, mais de les associer à un projet de développement et de transmission, de les soutenir dans la pratique de leur art et dans leur vie, en un projet global auquel elles œuvrent elles-mêmes activement.

L’exposition s’intitule Ngaldjorlhobo, « Mère de toute Création », nom de « la femme puissante qui a créé le monde spirituel et tangible ». Comme on le sait, depuis que, dans les années 1970, les Aborigènes ont été invités à peindre sur toile ou sur écorce ce qu’ils peignaient traditionnellement (ils sont là depuis plus de cinquante mille ans) sur les corps, sur le sol ou sur les roches, les femmes ont finalement pris une place majeure parmi les artistes de leurs peuples. Par la même occasion, les mythes spécifiquement féminins se trouvent éclairés et mis en valeur. « Pour les femmes Kuninjku, explique le catalogue de l’exposition, Ngaldjorlhobo a créé la terre et l’environnement, et leur a donné la connaissance culturelle, leur identité, leurs esprits ancestraux et les liens qui les unissent à leur pays. En créant la terre, Ngaldjorlhobo a doté les peuples aborigènes de leurs cultures, leurs langues et leurs facultés de création artistique. » Comme l’explique l’une de ces femmes, « elle est partout, cette vieille dame. Dans de nombreuses langues différentes, dans de nombreuses tribus différentes. Tous l’ont aussi. »

Les œuvres présentées ici sont des peintures aux ocres naturelles sur écorces d’eucalyptus, ou des gravures ou impressions sur textiles ou sur papier. Leurs thèmes sont explicités dans le catalogue de l’exposition, très bien fait et d’un prix très modeste (trois euros), qui reprend en photos les œuvres et commente les conditions de travail et le travail des artistes, en anglais et en français. J’ai été particulièrement impressionnée par les peintures sur écorce, réalisées à l’ocre recueilli dans la nature et à l’aide de stylets naturels taillés très finement ou même de cheveux. Les traits en sont d’une finesse incroyable et les dessins qui en ressortent d’une grande délicatesse. Les gravures et sérigraphies sur tissu sont aussi très belles, avec des motifs comme celui des nuages ou des plantes vues depuis leurs racines sous terre qui incitent à des méditations profondes, ou des motifs géométriques qui, comme les peintures sur écorce, appellent qui les regarde à entrer dans leur univers, à passer « de l’autre côté », à entrer en extase comme, sans doute, les chants qui accompagnent traditionnellement leur réalisation. Les œuvres présentées ici témoignent d’un art à la fois puissant et discret, qui demande l’abandon de soi pour pouvoir être approché.

En voici quelques-unes :

Deborah Wurrkidj, "Buluwana at Dilebang", 12 7x 42 cm, ocres sur écorce

Deborah Wurrkidj, « Buluwana at Dilebang », 127 x 42 cm, ocres sur écorce

Jennifer Wurrkidj, "Ngalyod" (Serpent arc-en-ciel), ocre sur écorce, 144 x 41 cm

Jennifer Wurrkidj, « Ngalyod » (Serpent arc-en-ciel), ocre sur écorce, 144 x 41 cm

Esprits Mimih (vivant dans les grottes et anfractuosités, très fins)

Deux des esprits Mimih (vivant dans les grottes et anfractuosités, très fins) présents dans l’exposition ; chaque artiste en a réalisé selon sa propre vision

"Ka-milemarnbun", sérigraphie sur lin de Susan Marawarr, qui travaille beaucoup en noir et blanc (sur écorce aussi) avec des effets magnifiques

« Ka-milemarnbun », sérigraphie sur lin de Susan Marawarr, qui travaille beaucoup en noir et blanc (sur écorce aussi) avec des effets magnifiques

"Poisson" de Susan Marawarr

« Poisson » de Susan Marawarr, sérigraphie sur papier, 48 x 66 cm

Troncs funéraires. Comme les esprits Mimih, toutes les artistes en ont réalisé selon leur propre style. Ces troncs sont traditionnellement destinés à recueillir les os des morts, broyés avec des ocres avant d'être ainsi réenterrés, debout dans leur œuvre peinte

Troncs funéraires. Comme les esprits Mimih, toutes les artistes en ont réalisé selon leur propre style. Ces troncs creux sont traditionnellement destinés à recueillir les os des morts, broyés avec des ocres avant d’être ainsi réenterrés, debout dans leur œuvre peinte

Jennifer Wurrkidj, ""Kurrulk Kare" ("Going Underground"), sérigraphie sur lin

Jennifer Wurrkidj, « Kurrulk Kare » (« Going Underground »), sérigraphie sur lin

 

Pour en savoir plus sur l’exposition (jusqu’au 30 septembre), sur les activités de l’association et sur les artistes exposées – notamment pour les voir en photo : idaia.fr

D’autres notes sur ce blog autour des Aborigènes et de leur art : mot-clé Aborigènes

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Écrire habiter

C’est le titre de ma thèse : « Écrire habiter ». Le fait que des anciens et des sympathisants de « la commune libre de Tolbiac » visitent abondamment ma note précédente (près de 1500 visiteurs uniques en une journée), présentant les photos des fresques et des graffitis qui restent comme autant de traces de l’occupation de cette université, aujourd’hui évacuée, me donne à penser encore le désir profond de poésie qui anime les humains en ce monde trop souvent déshumanisé.

Je marche dans la ville comme je marche dans la forêt. Philippe Descola dans Par-delà nature et culture rappelle qu’au Japon comme dans d’autres cultures, l’environnement naturel « est ce qui relie et constitue les humains comme expressions multiples d’un ensemble qui les dépasse ». Un ensemble urbain doit aussi constituer un environnement naturel. Les productions et la vie humaines sont des sous-ensembles de l’ensemble du vivant, au même titre que les productions et la vie animales, végétales, et d’autres règnes connus et inconnus. C’est la conscience de cet être que cherchent les humains.

 

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paris 13 9ces jours-ci à Paris 13e, photos Alina Reyes

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Souverains artistes

à Paris 5e, dans l'école où je danse, photo Alina Reyes

à Paris 5e, dans l’école où je danse, photo Alina Reyes

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À la maison, il y a un jeune comédien et un jeune musicien. Le musicien ces derniers jours joue peu, s’étant foulé le poignet ; quand sa musique n’habite pas la maison, je chante ce qu’il joue. Le comédien a joué ce week-end, des spectateurs après la pièce lui ont dit qu’il les avait fait pleurer. Les artistes nous font un royaume où vivre tous les jours la joie, où nous libérer toujours de nouveau.

Notre société consomme l’art comme le reste. L’art n’est pas à consommer, il est à vivre. Au Musée de l’Homme, on présente de l’art, mais on appelle le musée « de l’Homme », parce que l’art qui y est présenté n’est pas comme dans notre société un objet de consommation, mais un phénomène humain indissolublement lié à la vie des femmes et des hommes. Le principe de notre monde, où l’art va se voir dans les musées, où la musique s’écoute presque uniquement sous forme enregistrée, où la lecture obéit aux diktats du marché, est un principe déshumanisant.

Je décide une nouvelle Constitution, dans laquelle le droit à l’art vivant est l’un des tout premiers droits de l’Humain. Prenons-le ! Nul besoin de barricades pour changer la vie, il est à portée de mains et fait de chacun de nous une reine, un roi, entouré de foules de rois et de reines depuis le fond des âges jusqu’à leur accomplissement.

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j’ai photographié le tableau mis en vignette sur un mur dans une rue à Paris 5e

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Dagues et textes

non anniversaire

photo Christophe Leroux ; pour en voir d’autres : son site

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En ce jour de mon non-anniversaire, comme dit Lewis Carroll, il me vient de faire un petit point sur ma vie, comme on en fait à la fin d’une phrase qui en appelle une autre. Il me vient le souvenir du jour où je volai le poignard d’un garçon et le gardai dans mon tiroir à dessous (culottes, car je ne portais pas de soutien-gorge). C’était l’été de mes dix-sept ans, je le passai avec une bande de garçons disons un peu border-line, des gars de la banlieue parisienne. Je sortis avec l’un d’eux, lui demandai de me dépuceler, et quelques temps après lui volai son poignard, en toute courtoisie. Il y avait longtemps que je lisais énormément, et aussi que j’écrivais, c’est pourquoi je fis une chose pareille. Je n’avais encore lu ni Cortazar ni Borges, mais ce geste aurait pu entrer dans l’un de leurs textes – ils aimaient les poignards.

Il me vient aussi le souvenir du jour, plus récent, où je libérai un taureau furieux de s’être pris les cornes dans un filet, à la montagne, il me vient le souvenir de la rugosité de ses cornes dans les paumes de mes mains, et de ce moment étrange où, aussitôt délivré, il me suivit et se coucha devant ma porte. Je suis dans l’âge que depuis l’enfance je veux avoir, à la fois dans la vieillesse et dans la fraîcheur d’esprit. En voilà un bon non-anniversaire !

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naziyah mahmood par fiona brimsNaziyah Mahmood, photographiée par Fiona Brims

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