Nijinski, corps et art

Voici une partie d’un travail sur Nijinski présentée par un étudiant, avec son aimable autorisation.

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Comment Nijinski révolutionna-t-il la danse, et pourquoi, malgré l’absence d’enregistrement cinématographique des ballets où il dansa ou qu’il chorégraphia, reste-t-il une figure fascinante, un « dieu de la danse » comme on le nomma, qui continue à inspirer nombre d’artistes, et à susciter nombre d’écrits et de documentaires ? À l’évidence, son physique est en soi une œuvre d’art, une œuvre de la nature que son art de danseur a sublimée, comme son art de chorégraphe a ouvert une nouvelle ère dans la danse. En nous intéressant notamment aux ballets Le spectre de la rose, L’après-midi d’un faune et Le sacre du printemps, nous nous attacherons à montrer comment Vaslav Nijinski a révolutionné l’art par le génie de son corps de danseur et son génie de chorégraphe.

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Nijinski, Polonais, faisait plutôt penser à un Mongol ou à un Tatar – à l’école, enfant, on le surnommait « le jap’ ». Son corps et son visage si singuliers avaient une présence immédiate et immense, du moins dès qu’il était sur scène. Il était à la ville, disait-on, plutôt timide et même un peu maladroit. Mais sur scène, il apparaissait transfiguré. Son physique ne répondait pas aux normes d’une beauté classique : ses traits étaient assez épais, son corps aux fortes jambes, relativement petit (1,65m) et très athlétique, n’était pas élancé. Il apparaît parmi les danseurs comme une perle différente des autres. Le dépouillement et la pureté extrêmes de sa gestuelle semblent paradoxalement exalter la profonde étrangeté, la bizarrerie, la fantaisie de sa personne. Sa musculature et ses traits expriment une virilité triomphante, mais sa grâce et sa sensualité disent aussi la merveille de la féminité. Si, comme le dit Philippe Beaussant1, le baroque essaie de dire « un monde où tous les contraires seraient harmonieusement possibles », Nijinski en lui-même est ce monde.

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Les sauts de Nijinski demeurent légendaires. La danseuse Tamara Karsaniva, sa partenaire aux Ballets Russes, disait :

« Nijinski vole au-dessus de toute la largeur de la scène avec un grand assemblé entrechat-dix (…) il semble rester encore deux à trois secondes suspendu en l’air (…) il vole en diagonale sur toute la scène (…) il se catapulte vers les hauteurs avec un sissonne soubresaut, le corps arqué en arrière, planant dans les airs »2.

Le saut qu’il effectua dans Le spectre de la rose fut particulièrement mémorable. Ce bref ballet représente une jeune femme endormie dans un fauteuil, à qui apparaît en rêve un homme qui s’annonce comme le spectre de la rose qu’elle portait au bal. À la fin, le spectre disparaît comme il était apparu : par la fenêtre. Nijinski étudia la scène et fit en sorte que le public ne puisse voir de sa sortie que son bond dans les airs. D’un bond prodigieux et allongé, il passa par la fenêtre et atterrit à la verticale de l’autre côté, en coulisses. Les spectateurs le virent disparaître dans l’air à travers la fenêtre : telle fut l’image qu’ils retinrent, la dernière. On aurait pu croire qu’il n’avait jamais remis les pieds sur terre, qu’il s’était volatilisé ainsi, suspendu dans les airs, sans retomber. Après avoir vu Le spectre de la rose en 1912 à l’Opéra de Vienne, Oscar Kokoschka raconta dans une lettre à Romola Nijinski :

« Ce fut pour moi une expérience unique et inoubliable. Non pas à cause de la modernité, inhabituelle à Vienne, de cette chorégraphie de groupe, de la décoration, des motifs et de l’orchestration, mais avant tout parce qu’il était arrivé sous mes yeux une chose qui, si l’on s’en tenait à une explication rationnelle en cette époque où l’on ne savait plus croire aux miracles, ne pouvait pas se produire. Ce sera toujours pour moi un mystère : comment, sur la scène, au milieu d’un groupe d’individus costumés, un être s’élevait-il dans les airs, visiblement sans effort ni élan, et planait-il, presque au mépris des lois physiques, pour disparaître dans l’obscurité des coulisses ? Cela me dépassait. »

Les sauts de Nijinski marquèrent tellement les esprits, même quand il les fit volontairement petits et discrets, comme dans L’après-midi d’un faune, que la légende continue à se plaire à les amplifier, comme on peut le voir dans un journal russe d’aujourd’hui :

« Beaucoup disaient que lorsqu’il dansait, il restait anormalement longtemps dans les airs, comme littéralement suspendu au-dessus des planches. Nijinski pouvait « filer » plus de dix tours dans une pirouette, était capable de parcourir la distance de l’avant-scène au fond de la scène en un seul saut. En hauteur, ses sauts dépassaient sa propre taille. Ses contemporains s’en souviennent comme de « Nijinski l’oiseau ». Il volait littéralement ! Tout cela dépasse clairement l’humainement possible. D’où tenait-il cette capacité ? Nous entrons là dans le domaine des suppositions. La rumeur dit qu’il étudiait les pratiques orientales, répétait des rituels indiens et pratiquait le yoga. Ainsi que la lévitation. Dans ces moments là, son esprit se détachait de son corps pour l’observer d’en haut, en suspension. On raconte également qu’il s’intéressait au spiritisme… Et qu’il possédait le don de prédire l’avenir. »3

Ces exagérations montrent qu’un siècle plus tard, Nijinski continue à apparaître comme un être surnaturel, qui dépasse l’entendement humain. D’après sa partenaire de danse Tamara Karsavina, Nijinski disait que sauter comme il le faisait ne présentait aucune difficulté : « il n’y a qu’à, disait-il, s’élever en l’air, et puis on fait une petite pause là-haut. » Des mots pour participer au ravissement de l’esprit. Car Nijinski n’était pas seulement un athlète. Un athlète, un danseur virtuose pourrait sans doute exécuter des sauts techniquement aussi forts que ceux de Nijinski. Mais ils ne seraient pas aussi impressionnants, ils ne marqueraient pas autant les esprits. « Je ne suis pas un sauteur, je suis un artiste ! » disait-il. La performance mesurable de ses sauts ne prenait toute sa valeur que par leur grâce et par leur art, comme nous l’avons vu dans Le spectre de la rose, ou si on pense au saut modeste mais si aérien, si gracieux, qu’il fait dans L’après-midi d’un faune. Comme l’a écrit Hugo von Hoffmannsthal : « On sent Nijinski qui se dit : ‘Si je ne puis donner tout le faune en un seul saut, je ne vaux rien’ ».

Edwin Denby, qui a analysé les photos de Nijinski, a écrit cette phrase étonnante : « Les cuisses dans la photo du Spectre avec Karsavina expriment autant de tendresse que le visage de n’importe quel autre danseur »4.

De même que pour les Grecs anciens tout le corps était sexué, chaque partie du corps et son ensemble exprimant sa masculinité ou sa féminité (raison pour laquelle ils sculptaient toujours des organes sexuels très discrets : ils n’étaient pas chargés d’exprimer une virilité ou une féminité que l’ensemble du corps portait), tout le corps de Nijinski était aussi expressif que son visage. Mais à la différence des Grecs, le corps de Nijinski pouvait être androgyne. Ainsi en était-il dans Le spectre de la rose, où il représentait à la fois l’amoureux rendant visite à sa belle endormie, et une fleur épanouie, dans son costume aux pétales de soie (conçu par Bakst), avec sa bouche en feuille de rose et la grâce de ses bras s’ouvrant comme la fleur autour de son visage.

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Par ailleurs, lorsqu’il dansait un faune, être par nature mi-homme mi-chevreuil, il était à la fois humain et animal, dans une virilité empreinte de suavité féminine. Nijinski avait ainsi chorégraphié le ballet de 12 minutes sur la musique de Debussy, elle-même inspirée d’un poème de Mallarmé :

« Nijinsky portait un collant clair sur lequel étaient peintes de larges taches sombres. Une queue hirsute et courte était fixée au bas de son dos. Il avait aux pieds des chaussons de danse auxquels on avait retravaillé la forme afin de séparer le gros orteil des autres. Les spectateurs avaient ainsi l’impression que ses jambes se terminaient par des sabots de bouc. Ses oreilles avaient en outre été effilées à l’aide de cire, tandis que de fausses cornes venaient parachever ce costume. L’action du ballet était d’une grande simplicité : un faune regarde s’ébattre sept nymphes. Son désir est éveillé lorsque l’une d’elles se déshabille pour se baigner dans un torrent (sa nudité était évoquée par une courte tunique dorée). Lorsqu’il s’approche, la baigneuse s’enfuit laissant derrière elle une écharpe. Le faune la ramasse et après l’avoir étalée sur son rocher, dans un mouvement brusque des reins, il jouit dessus. »5

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Lors du scandale provoqué par la sensualité de la chorégraphie et du danseur lors de la première, tandis que la salle faisait un tollé, Rodin monta sur scène pour prendre sa défense. Puis le sculpteur écrivit dans Le Figaro du 31 mai 1912, deux jours après le spectacle, en réponse au critique Calmette qui avait « descendu » le ballet en parlant  « de vils mouvements de bestialité érotique et des gestes de lourde impudeur », que les gestes de Nijinski y étaient

« d’une animalité à demi consciente : il s’étend, s’accoude, marche accroupi, se redresse, avance, recule avec des mouvements tantôt lents, tantôt saccadés, nerveux, anguleux. Entre la mimique et la plastique, l’accord est absolu : le corps tout entier signifie ce que veut l’esprit ; il atteint au caractère à force de rendre pleinement le sentiment qui l’anime ; il a la beauté de la fresque et de la statuaire antique. »

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Nijinski posa pour Rodin, Maillol, Klimt et Kokoschka (dans l’ordre ci-dessus). Cocteau parla de la « stupeur sacrée » qu’il éprouva en assistant à la représentation du Faune. Dans sa lettre à la sœur de Nijinski, Kokoschka raconte que lors d’un dîner, comme il se trouvait assis à côté de Nijinski, il l’observa et même le toucha, pour essayer de comprendre la stupeur de ce genre qu’il avait éprouvée en le voyant danser : « Un visage presque encore enfantin, le buste délicat aussi, comme celui d’un éphèbe. Je fis exprès de laisser tomber ma serviette et je touchai sa cuisse. On aurait dit une cuisse de centaure et non d’un être humain. Un abdomen en acier ! »

Toujours ce mélange des contraires qui s’harmonisent dans le corps du danseur, et ravit ou désarçonne les spectateurs, comme Nijinski chorégraphe allait le faire encore avec Le sacre du printemps.

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« Avec Le Sacre, l’art s’affranchit de la raison, du didactisme et de la finalité morale pour devenir provocation et événement. C’est en ce sens que l’on peut faire coïncider le 29 mai 1913 avec la naissance de la modernité : ce jour-là, depuis le lieu lui-même, l’ultramoderne théâtre des Champs-Élysées, dont le béton est à peine sec, en passant par les intentions révolutionnaires du compositeur et du chorégraphe, et jusqu’à la réaction tumultueuse du public, tout dénote l’avènement d’une ère nouvelle. »6

Stravinsky a écrit Le sacre du printemps en 1910. Il le résume ainsi dans ses Chroniques de ma vie :

« J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. »

Cette œuvre est en quelque sorte le sacrifice que Stravinsky et Nijinsky ont offert pour le printemps de l’art. La réaction du public est à la mesure de l’audace des deux artistes. Dans la salle, rires, moqueries, chahut, vacarme et même pugilat : l’un des plus grands scandales de l’histoire de l’art ! « Tout ce qu’on a écrit sur la bataille du Sacre du Printemps reste inférieur à la réalité. Ce fut comme si la salle avait été soulevée par un tremblement de terre. Elle semblait vaciller dans le tumulte. Des hurlements, des injures, des hululements, des sifflets soutenus qui dominaient la musique, et puis des gifles voire des coups », témoigna Valentine Hugo.

La chorégraphie est en effet aussi révolutionnaire que la musique. Les pieds rentrés et les genoux pliés des danseurs sont en rupture totale avec la tradition. Bronislava Nijinski, la sœur du danseur, raconte dans ses Mémoires :

« Les hommes sont des créatures primitives. Leur apparence est presque bestiale. Ils ont les jambes et les pieds « en-dedans », les poings serrés, la tête baissée, les épaules voûtées, ils marchent les genoux légèrement ployés, avec peine… Tout cela demande beaucoup de précision aux danseurs… Ils trouvaient qu’on leur en demandait trop. »

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« Entre la mimique et la plastique, l’accord est absolu : le corps tout entier signifie ce que veut l’esprit ; il atteint au caractère à force de rendre pleinement le sentiment qui l’anime ; il a la beauté de la fresque et de la statuaire antique ; il est le modèle idéal d’après lequel on a envie de dessiner, de sculpter ».

Les danseurs souffrent de ce qui leur est demandé, et qui entre totalement en contradiction avec la formation académique qu’ils ont reçue (et dans laquelle, par exemple, les pieds doivent être en-dehors, et non en-dedans). Nijinski doit lutter pour imposer sa vision, les attitudes primitives qu’il veut donner aux personnages, sa sauvagerie, son caractère bouleversant. Son génie de chorégraphe est alors largement incompris – des danseurs, du public, et même de Stravinski. Après quatre représentations à Paris et quatre à Londres, sa chorégraphie du Sacre est abandonnée. L’inventeur de formes nouvelles était, comme souvent, trop en avance sur son temps.

Cent ans plus tard, en 2013, un long travail de reconstitution permet de rejouer et de retransmettre à la télévision ce Sacre du printemps tel que l’avait conçu Nijinski, dont l’immense génie est désormais pleinement reconnu.

https://youtu.be/BryIQ9QpXwI

(voir aussi « Trois Sacre du Printemps singuliers« )

1« La musique baroque », cartage.org

2Tamara Karsavina, Theater Street, Dance Books, Londres 1981

3L’oiseau Nijinski, rbth.com, 28 février 2014

4Gabriele Brandstetter, Le saut de Nijinski, La danse en littérature, représentation de l’irreprésentable, persee.fr

5Guillaume de Sardes, Nijinski, Sa vie, son geste, sa pensée, éd. Hermann 2006

6Guillaume de Sardes, Création du Sacre du printemps, culture.fr

Banalité du mensonge

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Clotho, par Camille Claudel. Cette fileuse emmêlée de son fil n’est-elle pas une figure de la « mère du Poëte » ?)

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Feuilletant Camille Claudel, livre de Reine-Marie Paris (éd. Gallimard), je ne suis pas étonnée d’y trouver une mécompréhension et une incompréhension totales de l’œuvre de l’artiste, mais je ne m’attendais pas à y trouver tant de haine jalouse envers l’artiste. « Dans ma famille, nous n’en parlions pas », a-elle déclaré à un magazine féminin qui lui demandait « Qu’est-ce que cela fait d’être la petite-nièce de Camille Claudel ? » Ajoutant : « la folie était un sujet tabou ». La folie, vraiment ? Ou le fait d’avoir fait enfermer une femme pendant trente ans, alors même que les médecins préconisèrent à plusieurs reprises sa libération, parce qu’elle jetait la honte sur une famille bourgeoise, avec sa vie libre (cf Camille Claudel persécutée) ? Le livre de la petite-nièce prend la suite et le parti de la mère haineuse de Camille, qui fait irrésistiblement penser aux vers de Baudelaire :

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,

Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,

Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes

Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

« Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,

Plutôt que de nourrir cette dérision !

Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères

Où mon ventre a conçu mon expiation ! »

Dans ces pages hypocritement à charge contre la sculptrice de génie, décrite comme « hommasse » (avec photo désavantageuse à l’appui en ouverture du livre et La folle de Géricault en illustration), la bien-comme-il-faut Paris justifie l’internement de l’artiste, insiste et s’en félicite, citant un dossier médical partiel et partial – où ne figure pas notamment la note du médecin qui n’avait même pas été informé par la sainte famille que « Mlle Claudel » avait « réellement » eu une relation avec « M. Rodin », et croyait donc qu’elle fabulait. Oui, il fallait occulter ce scandale, et on voit que ce n’est pas fini.

La passion du mensonge, de la déformation de la vérité, est un mal souvent délibéré, mais peut-être plus souvent encore inconscient, d’où sa banalité. J’y songe en lisant, dans l’intelligente biographie de Marie Curie par sa fille Ève, cette remarque suivant l’attribution de leur prix Nobel :

« Nous touchons ici à l’une des causes essentielles de l’agitation de Pierre et de Marie. La France est le pays où leur valeur a été reconnue en dernier lieu, et il n’a pas fallu moins que la médaille Davy et le prix Nobel pour que l’Université de Paris accordât enfin une chaire de physique à Pierre Curie. Les deux savants en éprouvent de la tristesse. Les récompenses venues de l’étranger soulignent les conditions désolantes dans lesquelles ils ont mené à bien leur découverte, conditions qui ne semblent pas près de changer.

Pierre songe aux postes qui lui ont été refusés depuis quatre ans, et il se fait un point d’honneur de rendre hommage à la seule institution qui ait encouragé et soutenu ses efforts, dans la pauvre mesure de ses moyens : l’École de Physique et de Chimie. »

Suit un extrait d’une conférence prononcée par Pierre Curie à la Sorbonne, au cours de laquelle il rend un hommage appuyé au directeur de l’école, Schutzenberger, « un homme de science éminent » : « Je me rappelle avec reconnaissance qu’il m’a procuré des moyens de travail, alors que j’étais seulement préparateur ; plus tard, il a permis à Mme Curie de venir travailler près de moi, et cette autorisation, à l’époque où elle a été donnée, était une innovation peu ordinaire ». Pourquoi donc a-t-il fallu que l’industrie théâtrale, puis cinématographique, ridiculise avec Les palmes de M.Schutz cet homme qui fut le soutien honnête, précieux et courageux des Curie ? Par facilité, bien sûr. Et pour abêtir le sujet en se groupant avec ceux que le « Poëte » – la Vérité – épouvante.

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Kiki de Montparnasse

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https://youtu.be/12bywzs-v7I
Ce petit film sur la vie de Kiki a obtenu le César du meilleur court-métrage d’animation en 2014
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« The right person in the right place ». Une autre évocation graphique de sa vie. En anglais, et aussi en français
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Ici un récit de sa vie bien enlevé, avec des images
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La funambule, un dessin de Kiki, trouvé parmi d’autres dessins d’elle et beaucoup de peintures dont elle a été modèle sur cette longue belle page qui lui est consacrée

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Camille Claudel persécutée

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Suite de Camille Claudel, profonde penseuse

Camille Claudel a été enfermée : objectivement, c’est une persécution. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait développé un sentiment de persécution. C’est même une saine réaction mentale, même si elle peut conduire à des accès délirants qui ne sont qu’une exagération de la réponse, comme le meurtre de l’agresseur peut être une exagération de la défense. Il n’est pas étonnant non plus qu’elle ait attribué cette persécution à Rodin, quand on sait – des biographes le disent – que ce dernier a manœuvré pour faire annuler la commande en fonte de l’un des plus grands chefs d’œuvre de Camille Claudel, L’Âge mûr – parce qu’il lui semblait se reconnaître dans cette évocation du vieil homme qui se laisse guider par la mort, alors que la jeunesse l’appelle tout en renonçant déjà à le retenir. Les artistes de ce temps ne pouvaient vivre que de telles commandes, et Camille Claudel, bien que reconnue par la critique comme l’un des plus grands, ne put jamais bénéficier de telles commandes. Pourquoi ? Il y avait de quoi être pour le moins soupçonneux, même si Rodin montrait quelques minces efforts pour faire valoir son ancienne élève – rapidement devenue elle-même maître mais dont il continua à exploiter le travail pendant des années. Camille Claudel sculptait depuis l’enfance, d’elle-même, et il lui fut demandé si elle avait pris des cours chez Rodin bien avant qu’elle ne connaisse le nom de ce dernier. D’elle-même, elle avait développé une technique proche de celle de cet aîné, et elle en pâtit d’autant plus que le sexisme délirant de l’époque ne pouvait imaginer qu’une femme fût créatrice – seulement imitatrice. Plus tard son style se différencia totalement de l’académisme qu’incarnait Rodin pour la nouvelle génération dont elle était. Et c’est Rodin qui chercha chez elle l’inspiration. Elle dit qu’il fit subtiliser beaucoup de ses croquis. C’est peut-être faux, mais ce n’est pas impossible. En tout cas ils n’ont jamais été retrouvés. Après avoir quitté Rodin, elle eut une période d’activité créatrice encore plus intense et plus féconde, comme si libérée de ce poids elle pouvait donner sa pleine mesure. Rodin continua à sculpter son visage : il continuait à être obsédé par elle, ce qui est tout à fait logique pour un homme vieillissant qui vient de renoncer aux « joies de la vie » comme on disait pudiquement à l’époque, et il n’est pas impossible que cette obsession l’ait entraîné à commettre des abus. Au début de leur relation, c’est d’ailleurs lui qui prit l’initiative. Elle se tint un bon moment en retrait, comme il est naturel pour une jeune femme face à un homme qui pourrait être son père, puis elle succomba aux sirènes de l’amour, comme il n’est pas inhabituel face à un homme forcément plus expérimenté. La passion fut violente mais une fois achevée elle s’en remit plus vite que lui, comme il est naturel aussi : contrairement à lui, elle avait encore la vie devant elle.

Or il se produisit que son existence fut entravée par le manque de soutien habituellement donné aux autres artistes (cf l’annulation de la commande de L’Âge mûr). Elle se sentit poursuivie, espionnée et plagiée par Rodin et ses amis – et nous ne savons pas si ce sentiment était fondé ou non sur des faits. Il est intéressant de noter que le 8 avril 1913, un mois après le début de son internement, un médecin note : « D’après la sœur, Mlle Claudel aurait été réellement la maîtresse de Rodin alors qu’elle avait vingt ans. » Jusque là, il pensait que Camille inventait, et même après la révélation de la sœur de Camille, il eut une vision fort réduite des faits. En réalité, les médecins ne surent pas plus que nous ne le savons ce qui s’est réellement passé et sur quoi a pu se fonder le sentiment de persécution éprouvé par Camille Claudel. Comme chaque fois qu’un notable est impliqué dans une affaire crapuleuse, l’opinion prend aussitôt le parti du notable, personne ne veut admettre qu’il peut mentir ou dissimuler. Reste que Camille Claudel a été enfermée pour le restant de ses jours, soit pendant trente ans, avec les handicapés mentaux, et qu’il s’agit pour le coup d’une terrible et bien avérée persécution, dont nous connaissons les responsables immédiats, son frère et sa mère, sa famille, et dont nous savons que nul n’est sérieusement intervenu pour mettre fin à ce scandale. On me reproche d’avoir vécu seule, disait Camille Claudel. Et en effet c’était bien cela : une femme n’avait pas le droit d’être libre – plus libre que beaucoup d’hommes dans la mesure où elle ne s’abaissait pas aux compromis nécessaires pour être bien en vue – et géniale. N’empêche, elle est toujours vivante.

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Camille Claudel, profonde penseuse

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Au moment de son internement, en 1913, Camille Claudel évoquait dans sa correspondance « un art vraiment nouveau que j’avais découvert, un art qui n’a jamais été connu sur la terre » (citée par Aline Magnien in Camille Claudel, éditions Musée Rodin/Fundacion Mapfre/Gallimard, 2008 – ouvrage dans lequel j’ai repris ces photos de ses petites Profonde Pensée).

Mais ce qu’elle a découvert, les hommes ne l’ont pas encore compris. Sans doute sa vie a-t-elle éclipsé son œuvre dans le regard du public. L’histoire avec Rodin, qui n’est après tout qu’un classique vaudeville petit-bourgeois. Les difficultés de l’artiste en tant que génie femme – là encore, malheureusement, un classique. Et la figure de l’artiste maudit – un classique aussi. Aujourd’hui encore et plus que jamais, règne l’esprit « pour Sainte-Beuve », qui ne sait voir que ce qui se voit, le social, le psychologique, l’humain borné par l’humain.

Ce qui préoccupait Camille Claudel, c’était bien moins « La Fouine », comme elle avait surnommé Rodin qui avait ses façons cachées de continuer à être obsédé par elle, et même moins le poids que faisaient peser la société et le milieu de l’art sur sa singularité dérangeante, que son art. Si elle cessa de créer pendant les trente années où elle fut très iniquement enfermée par sa mère et son frère, c’est parce qu’elle refusait l’enfermement. Je crois que si elle n’avait pas subi, enfant, une éducation catholique, elle aurait pu se sortir de cet enfermement. Mais elle n’a pas pu, la faute en incombe totalement à son frère, à sa mère, et à tous ceux qui ont laissé faire. Et dans ces conditions, comme Rimbaud a préféré cessé d’écrire dans cette société aliénante, elle a choisi de cesser de sculpter. Il s’agit là de résistance.

Alors que le temps était à l’industrialisation de l’art (à laquelle Rodin se consacrait) mis au service des commandes publiques, Camille Claudel s’engageait dans une tout autre voie. Plutôt que de faire impression par la quantité de la matière et le monumentalisme (et nous en sommes toujours à cette facilité en 2015), Camille Claudel s’engage dans la voie du petit, du coloré, de l’artisanal. Qu’est-ce à dire ? Camille Claudel n’est pas dans la monstration, elle ne cherche pas à passer à la télé, à être une vedette, ni à se vendre à prix d’or. Camille Claudel passe par le chas de l’aiguille. Elle pense agenouillée devant le trou de l’âtre. Sa façon de sculpter est une façon de philosopher. Ses sculptures sont des écritures. En quelque sorte, elle pressent la physique du très-petit, qui est une physique du passage. Sa matière n’est pas inanimée, elle vit secrètement, comme les atomes ondulent. Tout en passant, elle demeure, à la fois feu et foyer. Ses corps ne sont pas réalistes, ils ne sont pas des signes non plus, ils sont des idées, des phrases, des textes entiers. De la pensée pure.

Ce qu’elle dit n’a pas encore été entendu, mais cela vient. Et rejoint notamment la thèse que je veux développer. À suivre, donc.

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Au musée de la Création franche, à Bègles

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3L’exposition temporaire est consacrée aux « Outsiders d’Indonésie » – jusqu’au 6 septembre prochain. J’ai photographié les oeuvres comme j’ai pu, avec les reflets, et je n’ai pas pu photographier toutes celles qui me plaisaient, mais voilà tout de même de quoi se rendre compte de ce qu’on peut voir dans ce beau et charmant musée, doté en plus d’un petit parc avec de beaux arbres et une belle pelouse.

Puis vient l’exposition thématique de la collection permanente, cette année et jusqu’à fin janvier 2016 intitulée « Comme une bête »

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À l’étage le fonds permanent, dont la thématique est renouvelée chaque année : jusqu’à fin janvier sur le thème « Comme une bête »18 19 20

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J’ai beaucoup aimé la pièce consacrée aux oeuvres postales, adressées telles quelles au musée42

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en ce 22 août 2015 au musée de la Création franche, l’un des plus importants musées d’art brut

Sur les Outsiders d’Indonésie, un article du Poignard subtil

Et sur le musée, un article de Rue 89

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