J’ai commencé à regarder la série The Man in the High Castle, d’après le roman que je n’ai pas lu. Torture, chantage, élimination : les techniques des nazis n’appartiennent pas au passé, et l’uchronie de Philip K. Dick a bien lieu dans un temps, le nôtre, mais de façon cachée, souterraine et, dans les sociétés « avancées » comme la nôtre, en s’en prenant à tout dans un être mais pas au corps, justement afin d’éviter que par sa disparition il ne signale l’existence de ce monde immonde à l’arrière de notre monde. Pas de gaz pour éliminer les personnes qu’on veut éliminer, on les étouffe autrement, tout en les laissant vivre afin que leur vie apparente serve de témoignage contre elles-mêmes, si jamais elles voulaient dénoncer des faits qui seraient alors déclarés faux. Pour les néonazis souterrains, ceux qui n’affichent aucun signe de nazisme, qui ne se savent même pas eux-mêmes nazis, voire qui se croient humanistes et le font croire, un vivant rayé de la société est moins dangereux qu’un vivant qu’on a physiquement tué. Les morts crient, mais on peut empêcher les vivants de parler, ou de parler assez fort pour qu’on les entende. Cependant les vivants seront morts quand même un jour, et le jour viendra où leur cri sera entendu et leurs bourreaux démasqués, et le voile sur leur monde immonde arraché.
Chroniques
Remueurs de queue, serviteurs du pire
En traduisant le passage où les loups ensorcelés par Circé se tiennent autour des hommes comme de gentils toutous et « les flattent en remuant leurs longues queues », je pense à l’édito de Serge Raffy dont j’ai vu quelques passages sur Twitter (je ne vais plus du tout, depuis longtemps, sur le site de l’Obs), édito dans lequel, encore une fois, il tourne énamouré autour de Macron d’une façon telle que, comme dit un twitto, « un tel léchage de bottes, ça ne peut pas se faire en respectant les gestes barrière ». J’avoue, ma comparaison n’est guère scientifique, car d’une part je doute que Serge Raffy ait jamais été un loup, et d’autre part j’ignore tout de la longueur de sa queue, et de sa capacité à la remuer aussi vigoureusement qu’un chien remue la sienne.
Mais d’un autre côté, notre Emmanuel ne tient-il pas d’une Circé, d’une ensorceleuse, pour susciter tant de flagornerie ? Voyez ses mines, entendez ses formules (si vous supportez encore de l’entendre et de le voir), n’essaie-t-il pas constamment de subjuguer les humains ? Sans doute, mais alors il est bien moins doué que Circé, car si ça « marche » encore avec quelques professionnels de la chose comme Raffy et quelques vieux bourgeois, la catégorie dans laquelle il recrute ses fans depuis l’enfance, pour plus de gens sans doute il est plutôt le valet d’antichambre d’une autre sinistre sorcière qui attend à la porte de l’Élysée. Continuez à lui cirer les pompes, JDD et autres Nouvel Obs, vous ne faites que dégoûter encore plus de lui. Et ainsi servir le pire.
Quand je pense que Serge Raffy, en 1998, avait tenu à parler de mon livre Poupée, anale nationale, et à me donner la parole sur mes inquiétudes quant à la montée du Front national. Comment peut-il avoir sombré dans ce macronisme pitoyable ? Lui et ses pareils des médias ont non seulement porté Macron au pouvoir, mais certains continuent à le soutenir après la catastrophe de ses quatre ans au pouvoir ? Voilà comment s’avancent les régimes fascisants, par la démission intellectuelle, la compromission politique, l’aveuglement porté par une vie confortable, tout cela germant sur des choses plus louches encore, plus intimes, plus cachées. Tous ces gens qui chutent et essaient d’entraîner le plus de gens possible dans leur chute.
Il y a toujours des inquisiteurs qui croient pouvoir arriver à leurs fins par la torture.
Tapie, réunions non mixtes, running, travail quotidien…
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Dans la rue ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes
Macron appelle Tapie parce qu’il a été cambriolé. Ceux que Tapie a « cambriolés », nous tous les contribuables, personne ne les a appelés. Manquerait plus que le lascar ait monté le larcin pour faire marcher les assurances, avec lui on peut s’attendre à tout.
C’est quoi ce pays où certains veulent faire interdire les associations qui pratiqueraient des réunions non mixtes ? Je suis toujours prudente par rapport aux possibles dérives idéologiques de tout activisme, mais enfin comment peut-on seulement songer à interdire ce genre de réunions ? « La question elle est vite répondue » : on peut y songer quand ce ne sont pas des Blancs qui sont concernés. La non-mixité, il y en a partout, on la pratique partout -associations et autres clubs spécialisés, congrégations religieuses et autres, sans parler de la non-mixité informelle, avec des lieux de pouvoir souvent presque exclusivement masculins et blancs), c’est seulement quand il est question de gens non blancs qu’elle pose problème, aux Blancs évidemment. Comme quoi les antiracistes ont d’excellentes raisons de parler de temps en temps entre personnes touchées par le racisme. Les réunions en non-mixité sont un bon outil d’émancipation pour toutes les catégories sociales qui subissent des discriminations, un outil connu et utilisé depuis au moins la Révolution française. Vouloir les interdire aux personnes racisées est une indignité scandaleuse.
En fait l’actualité n’est qu’un fatras d’indignités. Pourquoi parler de celle-ci ou de celle-là plutôt que de telle ou telle autre ? Parce qu’au fond n’importe laquelle fait l’affaire pour rappeler la folie du monde, la nécessité de la combattre mais aussi de s’en détacher, de ne pas la laisser accaparer notre vie.
Courir est l’un des excellents moyens pour ça. J’ai très peu couru cet hiver (je m’y suis mise seulement à la fin de l’été dernier, alors que je n’avais pas couru depuis le lycée), mais je m’y remets ces jours-ci, avec bonheur. Mon appli de sport m’a proposé de relever le défi de courir 30 km entre le 1er et le 30 avril, je m’y suis mise. Ce vendredi 2 j’ai couru 2,8 km en fractionné, hier dimanche 2,4 km en footing continu . Au début, en août dernier, je tenais à peine 200 mètres d’affilée, puis j’ai couru trois ou quatre fois par mois jusqu’à la fin de l’automne, où je suis arrivée à 1,5 km d’affilée, à mon petit rythme. Maintenant j’ai juste hâte d’y retourner, je sens que je peux de nouveau progresser – pas aujourd’hui quand même, je veille à ne pas me faire mal, et puis je pratique d’autres sports.
J’ai trouvé l’autre jour une toile dans la rue et j’ai le projet de la repeindre, quand je sentirai que j’ai besoin d’une pause dans ma traduction. Pour l’instant le désir de traduire me réveille chaque matin, et comme je me couche tard, du coup je dors souvent peu mais la joie du travail qui avance me tient éveillée. Là je commence le chant X, Ulysse et ses compagnons arrivent chez Éole, roi des vents.
Ulysse, le Cyclope, Poséidon et les #pasdevague
La réaction furieuse du Cyclope quand Ulysse lui dévoile qui il est me rappelle celle de ma mère quand, alors que j’avais sept ans, elle me demanda, de toute sa hauteur, « pour qui tu te prends ? », et que je lui répondis : « pour quelqu’un d’intelligent ». Je crois bien que comme Poséidon, le dieu de la mer, le fit avec Ulysse, elle m’a poursuivie de sa vengeance toute sa vie – mais sans le savoir, elle. Ce n’était pas seulement la revendication de mon intelligence qui l’avait choquée, mais sans doute aussi le fait que j’aie dit « quelqu’un ». Quelqu’un, c’est le contraire de personne. Ma mère n’a pas été la seule à se venger de moi pour la même raison. Toute volonté de domination se sentant, stupidement, menacée par un petit être qui s’affirme, s’acharne à s’en venger.
Symptomatique est ce reproche largement fait à Ulysse de n’être pas parti du pays du Cyclope sans rien dire. Parti sans rien dire, il aurait pu continuer peinard son chemin. C’est ce que font tant de gens, et notamment tant de responsables et de petits chefs, adeptes du #pasdevague et du souci de faire bonne figure. Les sales coups, ils en font, mais planqués, sans rien risquer. Comme le Cyclope dans son antre. Or leur lâcheté ne les préserve pas toujours, et il leur arrive de perdre en fin de compte même ce qui leur était le plus précieux, leur inique et illusoire domination, et avec leur unique œil, l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes et présentaient d’eux-mêmes.
Je l’ai dit à mes élèves et j’espère qu’ils l’ont bien entendu, qu’ils ne l’ont pas oublié : vous êtes intelligents. Puissent-ils ne pas perdre leur intelligence en se pliant comme tant d’adultes à l’attrait d’une vie d’apparences et de souci du regard des autres. Un jour, immanquablement, les masques tombent, et le visage risque de tomber avec.
Décadence française et relève
Si je vivais aux États-Unis par exemple, je pourrais travailler selon mes capacités dans la société, comme auteure et comme enseignante. En France, si vous n’êtes pas né·e dans la bonne classe sociale, le seul moyen de s’en sortir est de se soumettre et de se corrompre pour pouvoir entrer dans un système de dominants inter-soumis et corrompus. Le système hiérarchique français, le système des premiers de cordée, comme dit Macron, est le contraire d’un système aristocratique : ce ne sont pas les meilleurs qui sont au pouvoir, ce sont les plus médiocres et les plus corrompus. Ces derniers travaillant sans cesse, non pas à quelque bonne et utile œuvre, mais à produire des artefacts pour entretenir l’illusion qu’ils sont, et à éliminer des domaines qu’ils veulent occuper et se réserver, ou du moins à caser et faire taire, les meilleur·e·s, celles et ceux qui travaillent vraiment et honnêtement, de façon créative et capable de faire avancer le pays et le monde en son temps et pour le temps de ses descendant·e·s.
Je ne suis pas décadentiste mais le fait est que toutes les statistiques montrent le recul de notre pays dans le monde, sa perte considérable d’excellence dans à peu près tous les domaines de la science, de l’art, de l’industrie. La faute en est à la médiocrité, à l’aveuglement, à l’égoïsme paralysants de la classe dominante, qui ne se maintient que par l’exclusion de tout ce qui ne marche pas dans ses combines. À ceux-là s’ajoute la lourdeur d’une administration d’autant plus indétrônable que les pouvoirs ont toujours trouvé utile de la trouver à leur botte pour accomplir toutes sortes de sales boulots.
La décadence française, ce n’est pas, comme les identitaires le croient, la perte de valeurs culturelles françaises, par ailleurs fantasmées (voyez les films du vingtième siècle, lisez les romans des siècles précédents : qui a envie de vivre dans cette France-là ?), mais au contraire la constipation d’une classe sociale qui croit devoir retenir ses déchets dans ses entrailles comme un capital placé en banque. La décadence française, c’est le mur sans cesse reconstruit par des classes dominantes auto-enfermées, entre elles et des personnes vivantes en train de réinventer la vie, comme la vie l’exige. C’est l’esprit vieilli contre la jeunesse de l’esprit. C’est l’idée fixe contre la pensée en mouvement. Le déni du réel contre l’accueil et l’analyse du réel. L’insulte permanente au vivant et à la vérité contre le respect du vivant et de la vérité.
Eh bien, mes capacités me restent, comme vos capacités vous restent, même si la société les nie. Continuer de les affirmer, de les mettre en œuvre d’une façon ou d’une autre, c’est aussi garder la meilleure de toutes nos capacités : la capacité à la liberté. Notre liberté que les enfermés dans leurs ghettos de privilégiés jalousent, et qui change à chaque instant le monde, notre monde, contre leur gré et pour notre meilleur commun.
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en vignette : Mathilde Mauté et Arthur Rimbaud sur un mur de Paris, photo S.G.
Macron et le Cyclope
Pandémie. D’après sa com’, Macron serait si intelligent qu’il serait devenu assez épidémiologiste pour se passer de l’avis des épidémiologistes et gérer tout tout seul. On voit le résultat : plus d’un an après, toujours plus de malades et de morts, toujours des attestations à remplir et des amendes à payer, toujours autant ou plus de gens privés de travail, et maintenant trop peu de vaccins et de plus mauvais résultats que la plupart des autres pays. Bref, toujours plus de preuves que, pour tout le reste comme en politique, masturbation intellectuelle, vanité narcissique et méthode Coué sont non seulement stériles mais potentiellement dévastatrices. Comme dit l’autre, c’est sur vos œuvres que vous serez jugés.
Il faut vraiment être stupide pour croire mieux savoir que ceux qui savent mieux et pouvoir se passer de leur savoir chèrement acquis – c’est la maladie de vanité qui touche les bluffeurs. Ces imbéciles me font penser au Cyclope qui se croit plus fort que tout le monde, « beaucoup plus fort » que Zeus lui-même, comme il le déclare, et qui finit avec son unique œil crevé. Drôlerie du dialogue (que j’ai traduit aujourd’hui) au cours duquel Ulysse, minuscule à côté de la masse de Polyphème, l’appelle « mon brave » en essayant de lui apprendre à bien se comporter. Peine perdue, l’idiot lui répond avec condescendance et va coûter la vie à plusieurs compagnons d’Ulysse avant d’être mis hors d’état de nuire par l’intelligent héros.
L’injure faite à Amanda Gorman
J’ai encore éclaté de rire aujourd’hui en voyant l’un des commentateurs de l’Odyssée se demander ce que pouvait bien signifier tel passage, en précisant que plus d’un savant se le demande. Or c’est ce que j’ai découvert hier ! C’est magnifique et j’en ferai une démonstration absolument irréfutable.
Le problème de ces super-lecteurs que sont les traducteurs, c’est que le plus souvent ils comprennent ce que leur esprit comprend, pas ce que l’esprit de l’auteur comprend et dit. Je ne les critique pas globalement, je m’y inclus et connais les mêmes problèmes ; beaucoup font un excellent travail, mais il est vrai que la distance culturelle et temporelle entre un auteur et son traducteur rend la compréhension plus difficile. Anyway, c’est le job.
Il y a en ce moment une histoire avec la traduction du texte, je ne sais s’il faut dire du poème car cela ressemble plutôt à un juvénile discours politique, qu’Amanda Gorman a lu lors de l’investiture de Joe Biden. En Hollande et en Espagne, des auteurs reconnus ont dû renoncer à publier leur traduction de ce texte, une journaliste ayant décrété qu’il devait être traduit par des jeunes femmes noires, comme Amanda Gorman, au motif qu’elles partageraient la même expérience, prétendument nécessaire pour faire une bonne traduction. Bien entendu c’est ridicule et scandaleux. Le marketing et la politique se sont emparés, avec son accord et sa volonté, de cette jeune poète, et cela ne pouvait mener qu’au désastre. Nous y sommes. Double désastre : la survalorisation d’une auteure pour des motifs complètement étrangers à la poésie ou à la littérature ; et cette récupération politico-sociétale, elle aussi complètement étrangère à la poésie (voire raciste, d’un autre point de vue). Que les activismes connaissent des dénaturations mortifères, c’est banal, archiconnu, vu et revu, par exemple avec les mouvements de libération sexuelle qui naguère aboutirent à la promotion de la pédophilie, dans Libé ou ailleurs.
Cela dit, reste que la traduction est un art comme un autre, qui a ses chefs-d’œuvre et ses barbouillages. Le poème d’Amanda Gorman, à l’écoute, ne m’a pas semblé requérir de grands artistes de la traduction, mais c’est quand même lui faire injure que de prétendre qu’il suffirait, ou serait indispensable, d’avoir en partage avec elle telle expérience de vie pour pouvoir la traduire dignement. Car alors il faudrait décréter aussi que seules les jeunes femmes noires auraient le droit de la lire et de la commenter. Amanda Gorman a le droit, comme n’importe quel auteur, de prétendre à l’universalisme. Si elle ne se désolidarise pas de ce mouvement d’interdit sur son texte – interdit aux non-noires -, elle achève, après s’être déjà tant mise en danger comme auteure en frayant avec les institutions et le marketing, de se séparer complètement de la poésie. En acceptant l’injure qui lui est faite, c’est elle-même, alors, qu’elle injurierait.