L’Odyssée, miracles et réflexions ; sur la royauté

Le verbe me sort de la tête comme la nourriture sortit de la tête d’Homère, quand il me la donna à manger en rêve, dans ma jeunesse. J’ignorais alors qu’un jour je traduirais l’Odyssée, et que je la traduirais par Dévoraison, mais l’esprit en moi le savait. De sa tête, qu’il me donnait donc à manger, montaient des sortes de fils multicolores, c’était ce que je mangeais et dont je sais maintenant qu’ils étaient les vers qu’aujourd’hui je traduis, les sortant à mon tour de ma tête, passés par alchimie du verbe d’une langue à une autre. « Moi je trame des amorces », comme dit dans ma langue Pénélope, dont j’ai aussi traduit le nom – que je ne donne pas pour l’instant au cas où il changerait. Dévor aussi est l’homme aux mille amorces, plutôt qu’aux mille ruses, comme je l’ai expliqué. Ce que je comprends de l’Odyssée a mûri dans ma tête et mon sang depuis des décennies, depuis mon adolescence de collégienne amorçant pour la première fois une traduction de quelques vers de ce texte. Ce n’est pas une traduction à distance du texte que je donne, c’est une traduction que je sors de la tête d’Homère lui-même, et de ma propre chair qui l’a mangée.

Traduire l’Odyssée est un régal grâce à la richesse de son sens, et à la splendeur de sa langue, composite, archaïque et unique, moderne au sens où elle est pure nouveauté dans son époque et pour toute époque, étant donné qu’elle n’a jamais existé que dans, par et pour ce poème. Qui la traduit doit aussi réinventer sa propre langue, à partir de ce qu’elle est, ce qu’elle fut, ce qu’elle pourrait être. J’ai été contente de trouver le mot pharmaque, un vieux mot français devenu inusité, qui sonne si particulièrement et traduit au plus près le mot grec qu’on traduit habituellement par drogue. Je ne cherche pas à multiplier ce genre de trouvailles, il ne faut pas s’embarquer dans un système, tout doit rester libre et ouvert, variable et changeant, avec aussi un aspect hiératique pour respecter la situation, la dimension du poème, qui n’a rien de prosaïque, dans un texte où le porcher lui-même est mille fois qualifié de divin. Il me semble qu’à part Leconte de Lisle, tous ceux et celle qui ont traduit l’Odyssée jusqu’à présent se sont efforcés de la transposer dans une langue prosaïque, y compris et spécialement Bérard malgré la fausse poésie de ses alexandrins blancs. Seulement la traduction de Leconte de Lisle est souvent approximative, et comme je l’ai maintes fois noté, au moins aussi misogyne que les autres, alors qu’Homère n’est pas du tout misogyne – ce qui est tout sauf un détail concernant ce poème où les femmes ont une si grande importance.

Je n’ai toujours pas vu la traduction de Lascoux, qui vient de sortir, toute farcie d’onomatopées comme au guignol, mais le fait qu’il appelle Aphrodite « fifille », en contradiction totale avec le regard d’Homère, ne laisse rien espérer de mieux pour ce qui est du sexisme qui défigure complètement l’esprit de l’œuvre – appelle-t-il Zeus « pépère », pour achever de rabaisser le poème ? J’y reviendrai dès que j’aurai eu l’occasion de consulter cette traduction que je n’ai certes pas l’intention d’acheter. Son auteur se dit musicien et avoir voulu faire œuvre de musicien, c’est très bien, moi aussi j’ai une oreille, j’ai pratiqué la musique depuis l’enfance et longtemps, en particulier le chant choral, mais enfin il ne suffit pas d’avoir l’air, à tous les sens de l’expression, il ne suffit pas de se donner un air, de donner un air à ce qu’on fait, ni pour faire de la poésie, ni pour faire quoi que ce soit. Poésie, en grec, signifie faire, cela implique le concret, le solide, quelque chose qui n’appartient pas au domaine des apparences, du bluff. On ne fait pas des enfants en se masturbant ni en jetant de la poudre aux yeux d’autrui. Croire à ses fantasmes et y faire croire, voilà le nihilisme, celui qui est à l’œuvre aussi dans ceux qui fantasment sur la royauté, les Macron comme ceux qui giflent les Macron, les faux rois comme les faux sujets. Voilà la dévoration, et voilà la nécessité de la raison, de la réflexion fondée, pour sortir l’être et le monde de cette folie.

*

« Ô femme, nul mortel sur la terre sans frontières
Ne te blâmerait ; car ta gloire va jusqu’au vaste ciel ;
Toi, telle un roi irréprochable qui, respectueux
Des dieux, règne sur un peuple nombreux et courageux,
En soutenant le bon droit, tandis que la noire terre
Porte l’orge et le blé, les arbres se chargent de fruits,
Les brebis font des petits, la mer fournit des poissons,
Et les peuples, sous son bon gouvernement, sont heureux. »
Dévoraison, XIX, 107-114 (ma traduction)

Pays agité

Raoult délire toujours, Mélenchon délire, Lalanne cogne un journaliste, un type gifle Macron au cri de « Monjoie ! Saint Denis ! », Papacito reprend la mise en scène de Charlie Hebdo (« Le Coran n’arrête pas les balles », transformé en « Le gauchisme est-il pare-balles ? », l’un mettant en scène le meurtre d’un musulman, l’autre celui d’un Insoumis), Zemmour soutient évidemment Papacito, Enthoven trouve Le Pen « tout en finesse » et appelle au moins subliminalement à voter pour elle… Un bon paquet de fachos dans le tas de fous qui s’agitent dans le pays, et dont ceux-là ne sont que le visible de l’iceberg à la dérive.

La santé mentale des Terriens a été éprouvée par la pandémie. Il y a des gens qui ont eu à en souffrir plus que d’autres et il est normal qu’ils s’en trouvent mentalement plus fragilisés ; mais parmi ceux qui n’ont pas eu plus que d’autres à en souffrir, ceux qui manquent d’hygiène de vie sont visiblement particulièrement atteints. Dans les premiers confinements, certains se sont moqué de voir tant de runners soudain dans les rues de la ville, pendant l’heure de sortie autorisée. Mais ils avaient raison de courir. Ou de faire d’autres sports. Faire circuler son sang aide à évacuer les ruminations morbides, les obsessions, les délires paranoïaques, les haines. À condition bien sûr d’agir avant de s’enfermer dans un mental rouillé et verrouillé, que plus rien ne peut libérer. Un pays dont trop de citoyens ont l’esprit déréglé, incapable de se sortir de logiques d’échec et de chemins qui ne mènent nulle part, est un pays en danger.

Mobilisée par ma traduction, je marche moins souvent mais je fais du vélo chaque fois que je dois m’éloigner de quelques kilomètres – vivement qu’il y ait moins de voitures encore à Paris et qu’on puisse y respirer un meilleur air -, je continue le yoga, je reprendrai la gym et la course en fin de semaine ou la semaine prochaine (je viens de recevoir la deuxième dose de vaccin, je préfère éviter de me fatiguer trop rapidement après, comme la dernière fois). Le mal des hommes vient beaucoup de ce qu’ils ne se sentent pas assez vivants. J’ai toujours eu à cœur de me sentir très vivante, ça amusait un ami il y a très longtemps, mais à quoi bon vivre, si c’est pour avoir le corps et l’esprit dans les limbes ? Je suis très vivante et très en paix.

Le nom que j’avais trouvé, Pèlefil, pour traduire Pénélope (comme expliqué ici) ne me satisfaisait pas. J’en ai cherché et trouvé plusieurs autres, et finalement retenu un qui me semble particulièrement pertinent. Jusqu’à nouvel ordre du moins, je le garde. (Ordre de l’esprit sain, ou saint :)

Du sexisme au monde du crime, réflexion du jour

Pour l’instant, en fonction de ce que j’ai expliqué ici, j’ai appelé Pénélope Pèlefil, mais ça changera peut-être. Pénélope, au vers 254 du chant XVIII, dit à un prétendant : εἰ κεῖνός γ᾽ ἐλθὼν τὸν ἐμὸν βίον ἀμφιπολεύοι. Le dernier mot du vers est un verbe, « amphipoleuo », qui signifie servir. Le Bailly donne aussi comme sens « prendre soin de », mais en donnant pour seul exemple ce vers. Le nom « amphipolos », très couramment employé, signifie serviteur. Ce que dit donc Pénélope, c’est : « s’il revenait servir ma vie ». Il y a même un sens religieux à ce verbe, puisqu’il signifie aussi « être prêtre » ou « être prêtresse », dans le sens où le prêtre sert le divin. Littéralement, le verbe signifie « tourner autour ». Comme les planètes tournent autour d’un astre. Bref, on peut voir là le très haut statut qu’Homère confère à « la très sensée Pénélope » – qui vient d’apparaître parmi les prétendants, les subjuguant tous. Tous ne tournent-ils pas inlassablement autour d’elle ? Mais ils ne le font pas « selon le cosmos », c’est-à-dire selon l’ordre juste, c’est pourquoi Homère bâtit son histoire autour de la nécessité de rétablir l’ordre cosmique des choses humaines, en éliminant toutes ces planètes qui usurpent leur place.

Il n’y a pas d’autres sens à ce verbe « amphipoléo ». Eh bien, nos traducteurs sexistes, dont j’ai déjà plusieurs fois évoqué les nombreux abus, trouvent moyen de le traduire quand même autrement. Les plus honnêtes disent « prendre soin de », ce qui est tout de même une formule qui atténue beaucoup le sens du verbe grec. Mais même « prendre soin de », c’est trop d’honneur fait à une femme, pour certains. Ainsi Leconte de Lisle, qui n’en est pas à son premier mauvais coup sexiste, traduit-il : « s’il gouvernait ma vie » ; Dufour et Raison font encore pire, ils traduisent « s’il gouvernait son bien », estimant donc que la vie de Pénélope appartient à son époux, fait partie de ses biens, et qu’il leur faut corriger la pensée d’Homère en disant qu’il doit la gouverner, et non la servir. Bérard dit « veiller sur ma vie », ce qui est moins brutal mais sent fort son paternalisme.

Près de trois millénaires après Homère, les intellectuels sont devenus incapables de comprendre le regard d’Homère sur les femmes. Le christianisme est passé par là, en particulier le catholicisme, qui a gâché l’être des femmes comme il a gâché l’être des enfants. Qui a gâché l’être des hommes, aussi, avec son regard forcément condescendant sur l’être humain, stigmatisé, considéré hiérarchiquement comme né pécheur et surtout pécheresse. Les intellectuels sont devenus trop souvent à l’image de ces vieux hommes qui, dans l’émission Apostrophes, adressaient reproches et conseils condescendants au grand Mohamed Ali, ne supportant pas qu’il se dise le plus grand. Sa réplique est entrée dans l’Histoire.

… vous vous dites, « quel est ce Noir qui ouvre sa grande gueule ? Nous ne lui avons jamais appris à se comporter de la sorte ! Les gens comme ça, nous en avons fait des esclaves. Nous n’avons jamais appris à ces gens-là à être fiers (…) Quel est ce Noir qui subitement se permet d’ouvrir sa grande gueule pour dire qu’il est le plus grand ? » Alors ça, ça vous gêne ! »

Eh bien moi, traduisant Homère, je dis aux hommes, quelle que soit leur couleur, qu’ils ne sont pas plus grands que les femmes, et surtout je dis aux femmes qui ne le savent pas toujours bien qu’elles aussi peuvent être « la plus grande », exceller dans tel ou tel domaine. Au Moyen Âge, en Occident, on a eu ce sentiment de la grandeur des femmes, qu’on retrouve dans la littérature courtoise avec ses chevaliers servants, au service d’une dame. Puis l’avènement de la bourgeoisie a emporté toute cette poésie, les corps sont devenus puants, au sens propre, si on peut dire, et au sens figuré, et bien sûr, les âmes aussi. Le vieux monde n’est pas sorti de cette puanteur et il ne veut pas en sortir, il veut même s’y enfoncer ; le mieux à faire est de le laisser tomber. Comme vient de le faire le cardinal Marx, démissionnant à cause des abus sexuels dans l’église, constatant « un échec institutionnel et systématique ». La récente découverte d’un charnier de centaines d’enfants sans nom dans un pensionnat catholique du Canada s’ajoute à la trop longue liste des crimes de cette institution. Collaborer avec les criminels, que ce soit dans l’église ou ailleurs, c’est participer au crime et renforcer ses moyens de se perpétuer.

Mais le monde du crime, comme toute mafia, refuse par tous ses moyens illégaux et scélérats qu’on le quitte. Cela peut être un combat de nombreuses années, et l’issue en est incertaine. Vous soumettre ou vous tuer, telles sont les seules options du vieux monde criminel. Le plus terrible est de constater combien aisément il trouve des complices, qu’il embrigade au prétexte d’une prétendue bonne cause. Il y a du souci à se faire pour l’humanité.

Des vieux cons

PPDA : 23 femmes l’accusent de viol, d’agression sexuelle ou de harcèlement. Sa défense, rapportée servilement par France Info ? À 73 ans, le bonhomme se croit encore poursuivi par les femmes, se croit follement désirable sans doute puisqu’il s’imagine qu’il les obsède. Il me fait penser à Goebbels qui offrait des médaillons avec son propre portrait aux femmes qu’il convoitait et qui ne voulaient pas de lui, pensant ainsi les séduire enfin. Le même mécanisme que celui que je notais dans la pièce vue hier, où un homme croit parler d’une femme alors qu’il ne dit absolument rien d’elle, ne lui accorde même pas l’humanité d’un nom, et ne voit en fait que lui-même. Une inversion de la réalité associée à une corruption du langage, chez Goebbels comme chez les hommes de télévision et plus généralement les hommes en vue, ceux qui font les singes en pavoisant dans leur gloriole. Je note que la presse rapporte complaisamment l’  « excuse » de PPDA, et qu’elle est beaucoup moins complaisante avec les harceleurs de Mila. Ah mais c’est que ce ne sont que des jeunes « qui ne sont rien », comme dit Macron. N’empêche, les vieux cons n’ont même pas l’excuse de l’âge, ils sont gravement plus cons que les jeunes cons. Notamment ceux qui se croient irrésistibles au point de se croire autorisés à harceler par tous moyens, manipulations et autres mensonges et abus, une femme qui ne cesse de les repousser, s’imaginant qu’ils arriveront ainsi un jour à leurs fins, quand ils auront cent ans peut-être ? Oui, quels cons.

La bête immonde

D’après un sondage, si les élections présidentielles avaient lieu aujourd’hui, Le Pen arriverait en tête au premier tour : voilà « le monde d’après » Macron.

L’extrême-droite est plus que jamais vivace en France et ailleurs. Et hier au théâtre j’ai vu une pièce où, dans la même phrase, étaient prononcés le prénom de Pétain et le nom d’un philosophe nazi. Non, la bête immonde n’est pas morte. Dans la pièce, les seuls personnages en scène sont un père et son fils, et les seuls deux autres personnages évoqués sont un Noir, sans nom ni prénom et d’emblée assassiné, et une femme, sans nom ni prénom et d’emblée morte, et sans aucune existence bien qu’obsessionnellement mentionnée par le père et le fils, et surtout par le père, qui ne parlent en fait que d’eux-mêmes. Non le suprémacisme blanc et le patriarcat ne sont pas morts : ils font partie de la bête.

Une bête qui tantôt se dévoile brutalement – « Nous sommes la bête qui monte, qui monte… », disait Jean-Marie Le Pen – et tantôt s’insinue insidieusement dans une langue contaminée, une vieillesse pas encore morte, une jeunesse abusée par un vieux passé enfoui dans le moi profond, dirait la langue des coachs, et dangereusement viral.