La Joconde. Anatomie d’une joie

Nous célébrons cette année le 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci. Voici à cette occasion une réflexion, qui sera peut-être suivie d’autres, sur la Joconde.

 

joconde

 

Joconde signifie, dans ses formes italienne et latine, « joyeuse ». Le nom de femme mariée de Mona Lisa, modèle originel du portrait, n’est pas devenu celui de la peinture de Léonard de Vinci pour rien. La joie qui lui est reconnue, souvent de façon inconsciente, par ce surnom, vient sans doute moins de son fameux léger sourire que de la conscience qu’a la Joconde de l’effet qu’elle produit.

Il est étrange d’attribuer une conscience à une figure peinte. Car il ne s’agit pas là d’un phénomène de superstition ou d’idolâtrie religieuse. Mais bien, peut-être de façon unique dans l’histoire de l’art, du fait de l’incarnation d’un Être Humain Non Identifié. Tant d’agitation autour de la question de l’identité du modèle qui servit à réaliser ce portrait, certains s’en tenant à Lisa Gherardini, épouse du riche Giocondo qui – c’est avéré – passa commande au peintre d’un portrait de sa femme, d’autres soupçonnant Léonard d’avoir peint en réalité son amant, ou bien sa mère, ou quelque dame de la noblesse, ou même un extraterrestre… tant d’agitation, de suppositions, d’affirmations, de délires, sont une marque du caractère insaisissable de cette figure. Du sentiment d’étrangeté, voire d’inquiétante étrangeté, qu’elle génère.

La Joconde nous est étrangère, mais à la façon dont nous sommes étrangers à nous-mêmes. Dont nous nous sentons parfois, dans des moments de vertige, étrangers à ce monde – venus nous ne savons d’où, destinés à repartir nous ne savons où. C’est là que la Joconde nous touche, nous interroge, nous déshabille. Ceux et celles qui ont peur de se découvrir nues au miroir de l’esprit se contentent de l’effleurer du regard, de faire en sorte de ne pas vraiment la voir. Ou bien détournent la question d’eux-mêmes en mettant en avant des énigmes sur le modèle et sur le peintre, pauvres énigmes qui leur servent de boucliers contre la peinture et son auteur.

Mais ici, nous désirons aller franchement vers l’expression de la vie.
La Joconde nous regarde de droite à gauche. Mais ne serait-elle pas peinte de gauche à droite, à la façon dont l’ambidextre Léonard écrit ? Sa pensée est spéculaire. C’est seulement en les reflétant dans un miroir que peuvent se comprendre les écritures qui remplissent, avec ses dessins, les milliers de pages de ses carnets. Spéculation et réflexion renvoient au regard. Sa pensée est regard, son regard est pensée. Ce mouvement de retour entre l’œil penseur et l’objet de pensée, ce mouvement réflexif, cette révolution permanente de la pensée, n’est-il pas le sens réel de ce que Nietzsche appelait éternel retour ? Loin d’être, comme vulgairement interprété, une sempiternelle répétition, plutôt un retour éternel, un mouvement ouvrant les portes de l’immuable, comme la course de Parménide ouvre les portes de la déesse de l’être ? L’immuable Joconde, tout entière mouvement invisible et délicat des muscles sous la peau, parfaitement étudiés et connus de Léonard, donne le sentiment de suivre du regard qui la regarde.

Les dessins du peintre ingénieur ont inspiré l’escalier à double révolution du château de Chambord. La formule du retour s’exprime aussi dans la forme de la spirale, dans la verticalité et dans la non-communicabilité, la distance. Les montagnes nues qui s’étagent derrière le visage de Mona Lisa indiquent une inatteignabilité. Comme tout chef-d’œuvre, cette peinture offre à qui la contemple un retour sur soi, sur la centralité que chaque être est pour soi, mais aussi sur l’énorme relativité de cette centralité. La perspective fait que la figure humaine occupe presque entièrement la toile mais la raison sait que si elle donne l’illusion que les montagnes sont beaucoup plus petites, en réalité, il n’en est rien. L’arrière-plan du tableau fonctionne, quant au sens, en écriture inversée du premier plan. Ce paysage sauvage, nu, inhabité ou déshabité, fait signe vers la petitesse réelle de l’humain dans l’univers, et réfléchit l’instant d’un portrait d’être humain par l’ « éternité » géologique et métaphysique où passé (émergence des montagnes), présent (leur image) et futur (destruction annoncée par une rivière asséchée, un pont devenu inutile, une humanité disparue du paysage) qui donne un avant-goût, ou un goût, ou un après-goût, des courbures de la toile de l’espace-temps vu par Albert Einstein.

 

L'escalier à double révolution du château de Chambord

L’escalier à double révolution du château de Chambord

Mes photos du château de Chambord et du Clos-Lucé, dernière demeure de Léonard de Vinci

Keith Flint. Prodigieux Prodigy

 

Je me souviens très bien de la nuit où j’entendis pour la première fois The Prodigy. Il y a un bon quart de siècle et c’était hier. J’étais seule, c’était à Paris. J’ai immédiatement adoré ça. Ce son inouï. Cette musique transportante, violente, toute en reliefs. J’ai acheté les albums, je les ai emportés à la montagne. J’ai écouté ça des dizaines et des dizaines de fois, là-haut. Quand on était en famille – tout le monde aimait ça – et quand j’y étais seule, en ermite. Oui, un son tout en reliefs, comme les montagnes, des rythmes envoutants comme ceux des musiques soufies que j’écoutai plus tard pour danser aussi et entrer en extase, l’énergie fantastique du chanteur, Keith Flint, qui vient de mourir, par accident sur lui-même, comme en montagne. Ce n’était pas encore le temps de l’Internet et je n’avais jamais vu leurs vidéos. J’ai visionné les clips hier sur Youtube : plus de relief, le son est écrasé. Je préfère garder dans ma tête, dans mon corps, leur pure musique, qui donnait aussi à voir, quelque chose de bien mieux que le meilleur des clips : des tableaux mouvants, abstraits, aux multiples dimensions, colorés, vivants, comme l’esprit en voit lorsqu’il passe outre le monde ordinaire. Merci et salut à toi, Keith Flint, passé de l’autre côté.

Pour l’énergie énorme, en concert :

 

 

Botul acculé : vulgarité et méchanceté des « élites »

"BHL partage une bouteille de vin avec un clochard". Source photo : le Tumblr 'BHL fait des trucs'

« BHL partage une bouteille de vin avec un clochard ». Source photo : le Tumblr ‘BHL fait des trucs’

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« Autrefois, j’avais un test que j’appelais le « test de la pouffiasse » : si je dînais avec une fille qui hésitait pendant des plombes avant de décider ce qu’elle allait prendre, c’était assez mal barré. Et si je lui disais : « Prenez donc de la morue aux épinards » et qu’elle s’abîmait dans une contemplation encore plus sidérée de la carte en me demandant d’une voix éteinte « Ouchais, j’voispas », ça devenait carrément rédhibitoire. » BHL dans une interview de GQ en 2009.

Le mépris et la vulgarité de l’industriel de la « philosophie » sont monnaie courante quand il parle des femmes, même si, aujourd’hui où le sexisme crasse passe moins bien, il surveille un peu plus son langage, par prudence. Il a déclaré par exemple que « le discours philosophique » était « étranger » aux femmes, que l’argent leur allait mal, qu’il s’amusait de l’émoi des « vilaines » quand il condescendait à les draguer, a déploré que les femmes qui travaillent soient souvent coiffées et maquillées un peu trop à la va-vite, etc. etc. Mais il a défendu Polanski, DSK et Carlos Ghosn, malheureux hommes riches poursuivis pour de simples histoires de viol ou d’abus de biens sociaux – si les élites ne peuvent plus rien faire, alors ! Et maintenant il diffame gravement Ruffin. Et, à travers lui ou directement, les Gilets jaunes.

La violence, la méchanceté, l’obscénité verbale de ceux qu’on appelle élites, qui se prennent pour des élites et qui prônent une politique de l’élitisme – celle des « premiers de cordée » – dépassent en ignominie les violences verbales qui peuvent venir du peuple parce qu’elles viennent de privilégiés qui n’ont aucune raison objective de sombrer dans la haine de moins favorisés qu’eux. Et pourtant c’est dans la haine qu’ils vivent : elle éclate au grand jour dès qu’ils se sentent menacés. Luc Ferry appelant à tirer sur les manifestants, Macron multipliant les insultes à l’égard des classes populaires (il y a quelques jours encore, il a traité de « bête étrange » une Gilet jaune qui avait le tort d’intéresser quelques journalistes plus que lui-même), et tant d’autres qui se répandent dans les médias en anathèmes contre le peuple, les chômeurs, les femmes voilées, les femmes et les hommes qui travaillent et n’arrivent pas à vivre correctement du fruit de leur travail : voilà où est le vrai danger pour la démocratie et pour la république. Ils accusent les populismes, mais ce sont eux qui les engendrent, par leur élitisme. Le populisme comme flatterie malhonnête du peuple n’est que le miroir de l’élitisme comme vanité criminelle des élites.

Quelle conception ont de l’humanité les pareils de BHL, qui lorsqu’il s’occupait encore de la société fondée par son père, des années 80 jusqu’en 1997, pilla les forêts en logeant ses ouvriers africains quasi esclavagisés « dans des niches mal aérées », selon une ONG qui enquêta sur place (citée par Nicolas Beau et Olivier Toscer dans Une imposture française) ? Qui rejoignit Sollers et Gluksmann à l’Internationale de la résistance, une officine créée en 1983 et financée par les services secrets américains, utilisée pour de sales besognes politiques en Amérique Latine, soutenant notamment les contras, milices du dictateur d’extrême droite Somoza ? Qui, en 2001, au moment du G8, traitait de « voyous publics » les altermondialistes qui osaient dénoncer les nuisances de la finance ? Qui continue aujourd’hui à se déclarer fier d’avoir poussé à semer la guerre, le chaos et la mort en Libye où sont maintenant mis en esclavage les migrants africains ? Qui… etc., etc., un article ne peut suffire à rappeler tous les méfaits de cet homme, toutes ses manipulations, tous ses mensonges, tous ses abus, commis par obsession de l’argent et de la gloire, comme c’est le cas pour ses semblables qui se prennent pour des élites au-dessus des lois – alors que les vraies élites sont ce qu’il y a de meilleur dans un ensemble d’êtres.

Derrida, cité par Jade Lindgaard et Xavier de La Porte dans Le nouveau B-A BA du BHL, disait : « Il n’y a pas de disciples de Bernard-Henri Lévy, de Sollers ou de Glucksmann. En même temps, parce qu’ils sentent – et ils sont assez intelligents pour cela – le jugement critique et sévère dans leur propre milieu de gens comme moi et d’autres, ils les haïssent. (…) Tout à coup, on s’aperçoit que Sollers défend Lévy, pourquoi ? Que Lévy défend Sollers, pourquoi ? Que tout à coup Finkielkraut, qui a toutes les raisons de ne pas être d’accord avec Bernard-Henri Lévy, fait alliance avec Lévy. […] Il y a là une configuration de tous ces intellectuels-là, ensemble, mécanique. Et je crois qu’ils se serrent les coudes, parce qu’ils sont à la fois combatifs et acculés. »

Les peuples peuvent se laisser plus ou moins illusionner un temps, mais de plus en plus ils voient que ces fausses élites qui prétendent gouverner le monde ne sont en rien ce qu’il y a de meilleur parmi les hommes. Que les personnes les meilleures d’entre nous sont celles qui œuvrent, d’une façon ou d’une autre, non pour leur enrichissement et leur gloire, mais pour le bien commun, pour plus de justice et plus de fraternité, pour plus d’épanouissement de l’humanité. Ce sont justement ces personnes-là, les réelles élites, qui sont l’objet des insultes les plus ignobles des fausses élites. Leurs insultes, leurs manipulations, leurs violences de toutes sortes sont les réflexes apeurés de gens acculés par leur propre mensonge existentiel.

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George Pell, n°3 du Vatican, condamné : l’Apocalypse continue

Comme on le sait, apocalypse signifie révélation. Il est indéniable que nous vivons un temps de révélations sur toutes les institutions dominantes et leurs représentants. Qu’ils aient ou non été décrétés sacrés, les livres contiennent la littérature qui nous permet de mieux comprendre et imager les événements que nous vivons, c’est pourquoi j’emploie ici – sans religiosité – le terme littéraire (grec) d’apocalypse pour mettre en évidence ce qui se passe.

 

 

George Pell, n°3 du Vatican, reconnu coupable de viol et abus sexuels sur mineurs, encourt jusqu’à cinquante ans de réclusion criminelle. Il ne manque plus qu’à trouver des preuves que Jorge Bergoglio, le pape actuel, a bel et bien dénoncé de jeunes prêtres et les a envoyés à la torture sous la dictature, pour achever le tableau d’une église catholique comme gigantesque imposture et empire du mal, heureusement en train de s’effondrer.

C’est en connaissance de cause que le pape François avait promu George Pell grand trésorier et n°3 du Vatican. Il y avait longtemps qu’il était dénoncé en Australie pour avoir couvert des prêtres pédocriminels et avoir lui-même violé des enfants. Il l’a protégé à Rome aussi longtemps que possible, lui évitant de se rendre en Australie où la justice le convoquait. Le scandale était immense en Australie, où de nombreuses victimes témoignaient des sévices subis, tandis que d’autres n’y avaient pas survécu, finissant suicidées ou mortes par overdose.

Tout en protégeant son immonde collaborateur, qui déclarait avec cynisme que les affaires de pédophilie n’avaient selon lui « pas grand intérêt », le pape multipliait, jusqu’à ces jours derniers, les discours de condamnation des abus sexuels – sans jamais rien faire de concret contre les violeurs et pour les victimes, comme elles l’ont déploré encore cette semaine au terme d’un « sommet sur la pédophilie » qui s’est conclu par… une accusation contre Satan et le paganisme, et le reste de la société.

Ce jésuite, comme Macron éduqué par les jésuites, pratique l’en-même-temps de tous les hypocrites. Belles paroles, actes criminels. La même politique est pratiquée par nos élites formatées par la culture catholique. Dernier exemple en date : Macron se faisant photographier accroupi devant la tente d’un SDF alors qu’il a programmé un plan d’économie de 57 millions d’euros sur les centres d’hébergement et de réinsertion sociale. Macron comme Bergoglio sont des illusionnistes, jouant le « que tout change pour que rien ne change » (selon la fameuse formule du personnage opportuniste dans le roman préféré du pape, roman prisé aussi de Macron, Le Guépard) : il s’agit de donner l’impression par le discours qu’on promeut le changement, alors qu’on fait tout pour que rien ne change, ou même pour que tout empire, en renforçant toutes les dictatures, internes et externes.

Rappelons que, dans les faits, le pape est de tous les combats contre la liberté. Il a reçu Constanza Miriano, auteure d’un livre on ne peut plus misogyne, Marie-toi et sois soumise, publié par l’archevêché de Grenade. Il refuse de répondre aux associations qui aident quelque 300 000 ex-bébés volés par le biais de l’église espagnole, sous le franquisme et plus tard, à retrouver leur mère qui les cherche. Des cas similaires existent ailleurs dans le monde, où l’église a été l’instrument des dictatures (notamment argentine) pour enlever des bébés à leurs parents opposants au régime ou dans des pays où l’évangélisation s’est faite sous acculturation forcée et vols d’enfants. En 2015, il a rejeté le nouvel ambassadeur français pour cause d’homosexualité (pourtant vécue discrètement, sans militantisme) – ce qui est assez comique à l’heure de la sortie du livre Sodoma, sur « l’omniprésence d’homosexuels » au Vatican et dans l’église.

Jusqu’à ces jours derniers, George Pell était toujours n°3 du Vatican. Le pape n’avait prononcé aucune sanction contre lui, pas plus que contre Barbarin, honteusement protégé en France par un Parquet aux ordres de l’État. La blancheur dont l’église et ses disciples, dont Macron et son monde font partie, aiment se parer, fond plus vite que les glaces du Pôle Nord en ce moment. Le mouvement MeToo, celui des Gilets jaunes et d’autres activistes révèle la corruption aux multiples têtes hideuses des élites de ce monde. Cette fonte de façade charrie des torrents de boues toxiques, dont il nous faut nettoyer nos pays, nos terres, comme de la pollution chimique afin d’y restaurer une possibilité de vie pour l’humanité.

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Ruffin vs Macron : ce pays que l’un aime, l’autre pas

Ce-pays-que-tu-ne-connais-pasRuffin vs Macron, c’est Dettinger vs la Police. Un humain vs l’incarnation d’un système. Puisqu’il a écrit son livre en s’adressant à Macron comme le boxeur s’est adressé aux forces de l’ordre, en homme, c’est dans ce rapport aussi que nous le lirons, par d’autres voies que la sienne, qu’il est inutile de répéter. Le christianisme de Ruffin vs celui de Macron, puisque, sans jamais être mentionné, il est souterrainement omniprésent dans l’existence de Ruffin comme dans la posture de Macron. L’art littéraire de Ruffin vs le néant littéraire de Macron, puisque la littérature est une préoccupation des deux hommes, le premier en faisant sans chercher à en faire, le second cherchant à en faire et s’en avérant incapable. Et le travail politique de Ruffin vs la manipulation politique de Macron illustrées par ces deux sortes d’implication ou côtoiement existentiels.

Le livre de Ruffin, Ce pays que tu ne connais pas (Les Arènes, 2019), est aussi vif, tendu, humain, bon à lire, que celui de Macron, Révolution (XO, 2016) est lourd, mou, insignifiant, illisible – le choix des éditeurs est en lui-même parlant : pour Ruffin l’éditeur de Denis Robert, pour Macron celui de Guillaume Musso. Comme on sait, Ruffin et Macron furent tous deux élèves, à deux ans d’écart, au lycée La Providence à Amiens. L’éducation religieuse qu’ils y ont reçue est peut-être le seul vrai point commun entre les deux hommes. Macron a surtout gardé du jésuitisme la brillance fourbe, Ruffin le caractère missionnaire. Sans mentionner cette formation, Ruffin l’incarne quand il oppose « le désir de s’élever » de Macron à son propre désir, « presque de descendre ». Macron désire être divinisé en dominant, Ruffin obtient son salut en descendant parmi le peuple : « Je me sauve par les autres ». Si Macron vient de se faire photographier un genou à terre devant une tente de SDF, n’était-ce pas, en réponse à Ruffin, pour se donner aussi le rôle d’un dieu qui s’abaisse, selon le dogme chrétien ? Encore une fois, Macron est dans la posture et l’imposture (puisqu’il a en fait réduit considérablement le budget consacré aux personnes sans abri), quand Ruffin, lui, est dans le réel, comme en témoignent son œuvre et les portraits sensibles d’humains qu’elle porte.

Du livre de Macron, que j’ai lu il y a peu, je n’ai rien trouvé à dire, tant il se résume à néant, dans sa forme comme dans son fond. Aucun style, aucune vie. Même les premières pages, où il évoque son enfance et sa proximité avec sa grand-mère, sont dénuées de toute chair, sentant à plein nez la pose, la volonté de singer les auteurs lyriques à la recherche de leur passé, cela sans parvenir un instant à faire vibrer la moindre corde, qu’en vérité il ne touche jamais, se contentant de simuler la chose. Le reste du livre est un exposé à prétention politique sans queue ni tête, boulgui-boulga d’ « en même temps » qui promet tout et son contraire et dont il n’est pas difficile de comprendre que rien de cette prétendue Révolution ne se tient ni ne sera tenu, sinon peut-être le pire, rôdant à chaque coin de phrase, comme celles-ci, qui par antiphrase ou directement empestent la tentation fasciste : « Je crois profondément dans la démocratie et la vitalité du rapport au peuple », et : « L’armée ne peut être qu’un ultime recours ».

Dans Ce pays que tu ne connais pas, Ruffin égrène les innombrables soutiens que Macron est allé chercher parmi les faiseurs d’argent à tout prix, « comme une prostituée » selon ses propres mots (oui, les mots de Macron parlant de lui-même), au cours des années pour se faire et arriver. Il raconte aussi un épisode où, instinctivement, il lui a sauvé la mise, lors de la rencontre sur un parking avec les Whirlpool. Dans la bousculade,

« La haine, autour, s’aiguisait. Comme un con, alors, comme un con comme un con, j’ai cherché un mégaphone, qu’on vous le porte, mais vous saviez pas le tenir, pas gueuler dedans, votre voix ne portait pas, les salariés s’énervaient : « Qu’il foute le camp ! Qu’il arrête son cirque ! » Avec Patrice, Patrice Sinoquet, on a gambergé vite fait, on a proposé ça : « Les Whirlpool, et Monsieur Macron, vous passez la barrière, et les journalistes vous restez ici ». Votre équipe a approuvé et ça s’est passé comme ça. Ça s’est calmé comme ça.
Vous mesurez le paradoxe ? Ce sont vos deux opposants les plus résolus qui, ce jour-là, peut-être, vous ont sauvé la mise. Moi, bon, mon CV, vous le connaissez. Mais Patrice Sinoquet, délégué CFDT, certes, mais militant frontiste aussi, un historique, tendance Jean-Marie. La vie est étrange, non ? Car nous vous avons bel et bien épargné, sinon la violence et les coups, le goudron et les plumes, du moins les cris, les crachats, les jets de canettes, les « Macron dégage ! » qui auraient plombé votre image, qui auraient signé le divorce, définitif, d’emblée, avant même le scrutin, entre vous et cette France en souffrance. »

Comme un con, oui. C’est ainsi que nous sommes trop souvent, face à ce genre de personnes. Face à tous les Macrons, avec leur morgue et leur fausseté qui incitent à la haine, mais aussi leur inaptitude totale. Inaptitude à la vie. Leur manque d’être. Et leur insatiable besoin de protection pour pouvoir se maintenir en ce monde. Comme des cons nous tombons dans la compassion. Parce que, contrairement à eux qui ne voient en autrui que des instruments pour leur propre satisfaction, nous sommes humains, nous participons de l’humaine condition – comme l’exprime, tout du long, le livre de François Ruffin, tout habité de l’humanité des personnes qu’il raconte, et de sa propre humanité, avec ses faiblesses et ses fiertés, exposées dans la vie comme dans l’écriture, sans protections. Et au fond, nous avons pitié de ce Macron qui ne peut survivre sans ses protections accumulées, sa femme, son garde du corps, ses milliardaires, ses chefs d’entreprise pollueurs et tueurs, ses ministres imbéciles, ses militants téléguidés par sms, ses médias achetés, sa police, son armée… Combien de temps, encore ?

Finalement la meilleure question que Ruffin pose à Macron dans ce livre est celle de son œuvre. Où est la grande œuvre que, plus jeune, Macron se vantait d’être en train d’écrire ? Elle n’est jamais venue au monde, ni sous la forme d’un livre ni sous une autre forme. Car en littérature comme en politique et dans la vie, Macron n’existe que dans l’illusion, en illusionnant les autres et en s’illusionnant lui-même. Ruffin a des livres, des films et un journal à son actif. De bons livres, de bons films, un bon journal. Il a des enfants, il a des combats, une vie d’homme libre, jamais inféodé, assumant sa fragilité sans pour autant avoir besoin de la protection de puissants. Et une activité politique fondée sur des relations et des actions concrètes avec les gens et en direction des gens. « Les intellectuels du futur agiront-ils en compagnons de route de nouveaux mouvements sociaux désireux de changer la réalité existante ? », se demandait Shlomo Sand dans La fin de l’intellectuel français ? Et : « Par quelle philosophie politique ces luttes seront-elles interprétées et accompagnées ? »

J’estime que Ruffin donne l’une des réponses possibles capitales à cette question. Son livre, très différent de la production habituelle des intellectuels avec son implication du « je », avec son ton libre, ses récits qui portent la réflexion et portent à la réflexion sans dogmatisme, son caractère habité franchement, sans tour de passe-passe, sans cet illusionnisme propre à tous les macronismes et aussi à tous les fascismes, tel un coup de poing dans un bouclier illustre une autre façon de penser : non pas au-dessus du peuple, en intellectuel surplombant (et envoyant les autres au casse-pipe), mais en travailleur intellectuel faisant son travail comme le fait un travailleur boulanger ou un travailleur ingénieur, honnêtement, courageusement, sans chercher à y gagner plus qu’un homme n’a à gagner : sa vie, et celle des gens qu’il aime. Or Ruffin aime les gens.

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