La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 21 et dernier) La grande fête de l’Esprit

Florenski et Boulgakov, par Nesterov

 

Le dix-huitième et dernier chapitre du grand ouvrage du P. de Lubac, guide sûr, est consacré aux Russes, et c’est une grande fête de l’Esprit. Non qu’ils n’aient pas, comme les autres, erré dans leur quête, et souvent abouti dans des impasses, mais l’ardeur de leur marche, de leurs courses, génère de vives étincelles, souvent des éclats magnifiques, qui remplissent le cœur de désir, de joie, d’espérance.

Tout commence pourtant mal, en plein dix-neuvième siècle, avec cette exclamation de Cieszkowski  :
« Voici venir le troisième monde ! Voici que se dessine l’arc-en-ciel de l’humanité, ce signe de suprême et d’éternelle alliance ! C’en est fini de l’ère de la Grâce, celle du Mérite a commencé. » (p.385)
Pour lui, nous dit Lubac, le « troisième âge » est « conçu comme essentiellement actif, d’une activité qui n’est pas réponse à la stimulation divine, ni contemplation créatrice de l’homme intérieur, mais activité autonome, libre de tout besoin de grâce et tournée vers une « grande construction » objective. L’homme de ce troisième âge, émancipé de la tutelle divine comme le Juif converti fut émancipé de la tutelle de la Loi, ne doit plus rien qu’à son propre mérite. » (p.388)

Toute autre est la pensée, « essentiellement historique », de Tchaadev, qui écrit :
« Ce n’est réellement que..  dans la société chrétienne et qui n’a pas été faite de mains d’hommes, qu’on aperçoit un mouvement ascendant véritable, et un principe de progression réelle ainsi que de durée infinie. »
« On aura beau dire, continue Lubac résumant la pensée de Tchaadev, qu’aujourd’hui l’Europe n’est plus la chrétienté : elle l’est encore, « quoi qu’elle fasse », et « nul doute qu’un jour les lignes qui séparent les peuples chrétiens ne s’effacent derechef et que, sous une forme nouvelle, le principe primitif de la société moderne ne se manifeste plus puissamment que jamais ». L’Europe a reçu, et elle contient toujours « en germe » tous les éléments nécessaires pour qu’un jour le règne de Dieu s’établisse parmi les hommes de façon définitive.
C’est là un phénomène unique dans l’histoire du genre humain. Tchaadev admire « ces puissantes traditions, cette vaste expérience, cette conscience profonde des temps accomplis, ces habitudes fortes de l’esprit, fruit d’un immense exercice de toutes les facultés de l’homme, qui constituent la nature morale des peuples de l’Europe et leur véritable supériorité ». Or, on n’y saurait trop insister : « ni le plan de l’édifice, ni le ciment qui a lié ces différents matériaux n’étaient œuvre humaine : la pensée venue du ciel a tout fait. » C’est à elle seule qu’est due « la perfectibilité des peuples modernes » ; en elle réside « le mystère de leur civilisation » ; d’elle provient cet intérêt supérieur qui « ne saurait jamais être satisfait », car « il est infini : il faut donc que les peuples chrétiens avancent toujours ». « (p.393)

Cependant, ajoute Lubac, « cet adversaire de l’humanisme philosophique ne semble pas s’apercevoir qu’il infléchit la vieille doctrine joachimite dans le sens que lui avait imprimé Lessing… de « l’éducation du genre humain » ; pas davantage, qu’en condamnant les individualismes qui exaltent un être « circonscrit dans le moment présent, éphémère insecte », il ne trouve à lui opposer qu’un « être intelligent abstrait », peu compatible avec le personnalisme chrétien. Constamment on se demande, en le lisant, s’il ne confond pas l’histoire de la religion avec celle de la culture, et si cette confusion n’est pas seule à expliquer la supériorité qu’il attribue au catholicisme sur l’orthodoxie, jugée cependant plus pure dans son dogme et plus fidèle aux origines. Enfin ce contempteur de Hegel ne semble par voir non plus qu’il s’engage à sa suite dans une voie dangereuse lorsqu’il désigne comme idéal à atteindre la réduction de la dualité, source de conflits sans nombre, entre la société humaine et l’Église : le prix de cette parfaite unité, dans « les conditions de l’économie terrestre », ne pouvant être autre que l’étouffement de l’âme, – piège de toute « perfection », écueil de toutes les utopies. » (p.398)

Sur Dostoïevski, et l’influence de George Sand sur son œuvre, le P. de Lubac, toujours d’une magnifique clairvoyance, se livre à une analyse dont je vais citer de longs passages, car c’est un grand bonheur. Après avoir relevé les traits extérieurs de cette influence de l’une sur l’autre, il entre dans le fond du sujet.

« L’écrivain russe a d’ailleurs pu nourrir quelques illusions, comme plusieurs de ses compatriotes, au sujet de George Sand ; il a pu lui conserver une admiration fidèle : il ne s’ensuit pas que leur christianisme ou leur socialisme soit le même. Et quoi de commun entre la riche et inconstante châtelaine, à la plume aussi facile que généreuse, dont les romans à thèse coulent comme l’eau de la fontaine, et le forçat de la pensée, talonné par les dettes, épuisé par l’épilepsie, torturé par les problèmes éternels, qui écrit « dans les pires tourments », qui n’a pas hésité à mettre au rebut une première version intégrale de ses Démons et qui finit par la détruire pour n’avoir pas à subir les tracasseries policières de la douane ? » (p.403)

Oui, voilà une vision chrétienne de la parole : une parole n’est pas séparée de celui qui l’émet, la parole, c’est l’homme, aussi, sa vie, son incarnation.

« Dans la seconde édition de son roman [Spiridion], poursuit Lubac, George Sand a nommé Joachim de Flore. ; c’est à sa théorie du troisième âge qu’elle rattache toute l’idéologie qui doit enfanter les temps nouveaux par la Révolution française. Dostoïevski, lui, ne pense pas plus à Joachim qu’il ne le nomme. Mais tandis que la fantaisie activiste de Sand fait tout aboutir à une image d’Épinal – le soldat de la Révolution tuant le vieux moine Alexis, symbole malgré lui de l’obscurantisme et de la réaction, Dostoïevski, sans y penser, guidé par son profond instinct contemplatif, reprend le meilleur de ce qui fut le rêve du Calabrais : le triomphe de l’esprit d’enfance – en quoi il se rencontre avec Nietzsche dans sa célèbre parabole du chameau, du lion et de l’enfant. Seulement, tandis que Joachim projetait son rêve dans l’avenir du troisième âge, l’auteur des Karamazov, dans la scène anticipatrice de son Épilogue, évoque l’accord miraculeux des enfants réalisé pour un instant au sortir de la cérémonie d’enterrement d’Ilioucha leur camarade, où « l’homme chérubinique » avait retenti ; et, comme pour mieux signifier qu’il ne s’agit d’aucune utopie terrestre, Aliocha, l’animateur de la bande qui va bientôt se désagréger, leur donne à tous rendez-vous, autour de leur ami défunt au lendemain de la résurrection.

(…) De part et d’autre [Sand et Dostoïevski] on aspire à la liberté, mais Zossima rappelle à qui rêve d’émancipation que l’obéissance, le jeûne et la prière sont « la seule voie qui conduise à la vraie Liberté ». Dire que chez Sand comme chez Joachim « les religieux joueront un rôle prépondérant à l’époque de la religion du Saint-Esprit », c’est déjà jouer sur les mots ; car précisément pour elle, au rebours de Joachim pour qui l’ère du Saint-Esprit doit être l’ère des moines et de la vie contemplative, il s’agit de l’œuvre que doivent accomplir, à l’ouverture de cette ère, quelques moines engagés dans les sociétés secrètes pour lancer leurs jeunes recrues, loin des cloîtres, dans la grande aventure de la révolution. Et le paradoxe est encore plus fort lorsqu’on ajoute que « le cas est le même pour Dostoïevski, qui imitait George Sand » ; car précisément encore, si l’on tente un rapprochement entre le fondateur de Flore et l’admirateur d’Optina Poustyne, on ne peut manquer de voir que l’un comme l’autre espère dans l’avenir la victoire d’un idéal contemplatif. Tandis que les propagateurs de la subversion poursuivent en vain leurs chimères, les religieux, dit encore Zossima, « gardent leur solitude… la vérité divine…, et quand l’heure sera venue, ils la révèleront au monde ébranlé ». » (pp 403-405)

Amen.

Voyons maintenant Soloviev, animé d’une recherche œcuménique, et pour qui « la Rome chrétienne n’a que trop imité certains traits de la Rome païenne, mais elle a reçu d’elle le principe historique d’une humanité unifiée, que l’Orthodoxie doit maintenant recevoir d’elle. » (p.409) « Il n’a pas cessé, nous dit encore Lubac, de penser que « le développement de la vérité christologique » doit s’effectuer « dans le développement ecclésial », et non dans un dépassement quelconque de l’Église instituée par le Christ, dans un passage à une Église de l’Esprit. En face de la figure de Pierre il dresse, comme d’autres, la figure de Jean, mais ce n’est pas dans une pensée d’opposition ; ce n’est pas dans l’idée que le second serait appelé à succéder au premier : les deux apôtres (auquel, dans son mythe, il adjoindra Paul) représentent les deux grandes fractions de l’Église, celle d’Occident et celle d’Orient, qui sont appelées à se rejoindre. » (pp 413-414)

« Soloviev n’a jamais été joachimite. Encore est-ce là trop peu dire. En ses dernières années, jetant sur son époque un regard perçant, prophétique, il devient explicitement antijoachimite. Il s’oppose aux prétentions de cet « au-delà du christianisme », non pas sans doute sous la forme surannée où l’avait entrevu l’innocent Joachim (auquel il semble n’avoir jamais pensé), mais tel qu’il le voit se répandre. Cet « au-delà » qui veut bien reconnaître les mérites du christianisme, qui voit même en lui une étape nécessaire de l’histoire, mais le repousse désormais comme indigne de l’homme parvenu à sa maturité, il le considère comme la perversion suprême. » (p.415)

Lubac évoque ensuite Merejkoski, « l’un de ces « chercheurs de Dieu » aux destinées diverses, qui voulaient élaborer, hors des cadres marxistes, une « théologie de la révolution ». « Tout autres, poursuit Lubac, furent ceux, bolcheviks pour la plupart, qui prirent le nom significatif de « constructeurs de Dieu ». (…)  « Gorki, Lounartchaski, Bazarov et quelques autres, nous dit Jutta Scherrer, cherchent à hisser le socialisme au rang de religion et… considèrent la mystique religieuse comme un complément nécessaire au socialisme scientifique. » En 1907, Lounatcharski proclame que la « religion athée » du socialisme est « la déification des potentialités les plus hautes de l’homme » ; alors « il y aura un Dieu vivant, qui apportera à tous le bonheur et sera tout puissant. Ce Dieu, c’est nous qui le constituerons ». Dans cette construction de la Cité parfaite, « les forces productives sont le Père, le prolétariat est le Fils, et le socialisme scientifique est le Saint-Esprit ». (p.421)

Lubac évoque maintenant la figure de Paul Florenski, dont il cite ces phrases :

« Les hommes de la « nouvelle conscience religieuse », du premier au vingtième siècle inclus, se sont toujours fait prendre en flagrant délit, car les buissons de roses qu’ils plantaient portaient à chaque fois épines et ronces ; leur « nouvelle conscience » se trouvait être non pas supra-ecclésiale, comme ils le prétendaient, mais anti-ecclésiale et antichrétienne, dirigée contre l’Église et contre le Christ. Celui qui a l’esprit comme l’avaient les saints voit qu’il est démentiel d’aspirer à davantage… (Or), parallèlement à toute l’histoire de l’Église, court le fil de cette conscience pseudo-religieuse, qui se prétend toujours « nouvelle »…

« On le voit, enchaîne Lubac, ce contre quoi Florenski s’élève, c’est la prétention à provoquer l’ère de l’Esprit, ou à l’anticiper, ce qui revient toujours à la pervertir en cherchant sa réalisation hors de l’Église. Ce n’est pas le fait de l’attendre et d’en désirer l’avènement : « toutes nos espérances » doivent être au contraire « dans sa révélation ». Aussi nous invite-t-il tous à « prier ensemble pour que le Saint-Esprit se manifeste », à « le supplier ensemble par l’appel mystérieux de Syméon le Nouveau Théologien : Viens, lumière véritable ! Viens, vie éternelle ! Viens, mystère caché ! Viens, trésor que l’on ne peut nommer… ! » Mais ce qu’il redoute par-dessus tout, c’est, au cours de notre histoire actuelle, la rupture de l’unité ecclésiale et christique, et c’est aussi dans l’avenir, la rupture entre deux temps, entre deux règnes successifs, comme si celui du Saint-Esprit devait abroger celui du Christ dans son Église :

(… et Lubac cite de nouveau Florenski) « Ce qui sera n’a pas été manifesté » (1 Jo. 3, 2 ; Rom. 8, 18). Mais plus notre sentiment de ce qui se prépare gagne en acuité, plus le lien avec l’Église-Mère devient étroit et natal… Ce qui sera, le sera en Elle et par Elle… Avec une joie douce, j’attends ce qui sera : le Nunc dimittis chante et résonne dans mon cœur apaisé… »

Quant à Serge Boulgakov, l’âme russe est pour lui, dit Lubac, « restée accessible, dans ses profondeurs, aux pressentiments apocalyptiques, soit dans la crainte, soit plutôt dans un joyeux espoir. Une légende persiste dans le peuple, celle de « Kitège », la ville lumineuse, engloutie au fond d’un lac, mais déjà visible aux yeux qui en sont dignes. Chez les intellectuels modernes, c’est la persuasion que le second avènement du Christ exige « la plénitude des temps », comme le premier, et que par conséquent « la vie de l’Église doit atteindre une plénitude encore inconnue ». – Mais cette nouveauté mystérieuse doit se manifester tout entière « dans les limites de l’Église du Nouveau Testament », elle doit consister dans « la pénétration de toute la vie par l’influence de l’Église » et mettre en lumière « les forces de la vie publique chrétienne ». L’optimisme de Boulgakov est « une évidence intérieure, plus forte que l’évidence extérieure », un appel à ne pas désespérer que le règne de Dieu arrive et que sa volonté soit faite « sur la terre comme au ciel » ; c’est, « en tout cas », un refus de « capituler devant la sécularisation déjà accomplie et devant le débordement de l’athéisme. Tout ceci », espère-t-il, « n’est qu’un moment dialectique…, une antithèse, qui doit être suivie d’une nouvelle synthèse. L’histoire de l’Église a encore un avenir, il y a encore des problèmes qui demandent à être résolus. Si l’arbre vert du christianisme semble maintenant flétri, n’est-ce point parce que le jardinier a coupé toutes les branches mortes…, afin que de nouvelles branches y poussent d’autant plus vigoureusement ? »
Ce n’est pas là du joachimisme ; c’est un optimisme actif et courageux, qui demeure conditionnel.

(…) Boulgakov n’admettait pas que l’Église restât immobile, étouffée sous « la coupole impériale » ; mais son mysticisme n’admet pas davantage qu’elle erre sans cesse dans le monde à la recherche d’un au-delà d’elle-même, comme si elle n’avait pas déjà reçu du Christ et de l’Esprit conjoints le principe de sa plénitude. Il contemple une autre coupole, celle de Sainte-Sophie, symbole de cette plénitude acquise une fois pour toutes dans le Logos, dont il lui est donné, en de rares instants fugitifs, de prendre une première conscience. » (pp 423-425)

Et pour conclure toutes ces quêtes et ces somptuosités du chemin, voici Berdiaev et sa pensée de très haute volée. Pour lui, dit Lubac, « le paradoxe de la « troisième époque » est le paradoxe même du passage du temps à l’éternité. Celle-ci n’est pas un autre temps qui succèderait au premier, à celui dans lequel nous sommes immergés pour une vie toute apparente et morcelée. Elle est, à chaque instant pour ainsi dire, la fin, la négation du temps. Elle est la région de l’être véritable dont le pressentiment nous est parfois donné, comme par une déchirure, dans un « acte créateur », – précisément parce qu’elle est la seule vie, qui est « vie créatrice » (p.427)

Pour Berdiaev toujours, « plus il fit de progrès dans les voies de la culture et de la civilisation, plus le christianisme occidental cessa de vivre dans l’attente ; épanoui dans un « humanisme social », il tourna le dos à « l’époque eschatologique », celle de « la révélation finale du Saint-Esprit », renonçant ainsi d’avance à l’exercice de son activité supérieure. On est donc en droit de soutenir que « la culture cristallise les échecs humains : les buts qu’elle atteint sont symboliques, et non pas réels ». (p.429)

C’est exactement cela. Et je ne cherche pas à atteindre le symbolique, j’atteins le réel (comme je l’ai fait d’emblée en entrant en littérature, avec des textes qui touchent le réel du lecteur). Répétons-le : « la culture cristallise les échecs humains : les buts qu’elle atteint sont symboliques, et non pas réels ».

« L’époque de l’Esprit, écrit encore Berdiaev, sera une époque communautaire, l’ère de la transformation sociale et cosmique, l’ère de l’avènement de la « sobornost » réelle, et non plus purement symbolique. » (p.430)
Pour lui, reprend Lubac, « la seule vraie révélation est spirituelle, elle est « méta-historique », intérieure, et l’homme y participe activement. Elle est, dans son être intime, une déchirure du temps, qui lui fait découvrir tout ce qu’ont de factice les conceptions, même religieuses, de ce monde et le fait pénétrer dans cette zone mystérieuse où l’homme et Dieu se créent mutuellement. » (p.431)

Concluant ce fantastique voyage à travers huit siècles de joachimisme, Henri de Lubac en résume ainsi l’esprit :

« Un jour, de façon totale et définitive, la vie sera changée (…) Ce sera, disait Joachim, « l’âge des moines », un âge « spirituel, sage, pacifique, aimable », qui ne connaîtra plus les lourdes structures ni la dualité de l’Église et de l’État. De cette société nouvelle un grand ordre contemplatif sera la classe dirigeante et il « dominera toute la terre ». » (p.438)

À la grâce de Dieu.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 20) De Marx à Hitler


Francesco Clemente, Harlequin close up

 

Lubac poursuit sa « grande enquête à travers les siècles » avec le « grand courant de pensée dans lequel va s’insérer Karl Marx. Nombre d’hégéliens, tel Moses Hess, ont « retenu de la pensée dialectique le rôle indispensable de la négation, c’est-à-dire du conflit ».(p. 344). Dans la note précédente, nous avons vu Éliphas Lévi en appeler à « l’esprit d’intelligence », et certes il manque aussi à beaucoup de disciples ou lecteurs de beaucoup de philosophes. À tous ceux qui ne lisent qu’à la lettre, ou pire, prétendant lire dans l’Esprit, ne le font que dans un mauvais esprit. En venant à des stupidités, telle celle de Daumer qui voit en Jésus le « fondateur d’une secte secrète, qui sous prétexte de reformer le judaïsme revint aux pratiques des sacrifices humains et du cannibalisme », en un « culte bestial, d’où naissent tous les fanatismes et toutes les atrocités » (p. 348). Souvenons-nous de la secte de Bro

Pensées incohérentes, marche au précipice. Tel Heine qui appelait de ses vœux la fin du judéo-christianisme, et percevait pourtant le terrifiant danger d’une telle fin, écrivant en 1853 dans De l’Allemagne :

« Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, la brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants… Les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux… Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques… Ne riez point du poète fantasque qui attend dans le monde des faits la même révolution qui s’est opérée dans le domaine de l’esprit… On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une innocente idylle… – Je vous dis d’amères vérités. Vous aves plus à craindre de l’Allemagne délivrée que de la sainte alliance tout entière avec tous les Croates et les Cosaques… »

« Y eut-il prévision plus forte de la terreur nazie ? Dans le retournement qui s’annonce, Heine pressent que le peuple juif sera la principale victime », poursuit Lubac. (pp 353-354)

Quant au marxisme, s’il est « un hégélianisme renversé », Marx n’en retient pas moins « dans son système, pour une part essentielle, la structure de la dogmatique chrétienne telle que la lui transmettait Hegel ».  Il apparaît comme « un christianisme sécularisé, changé en son contraire, et finalement, après Marx, aisément re-sacralisé » (pp 358-359), avec une « stricte analogie » « entre le Christ et le Prolétariat ». (p.361)

Du dix-neuvième au vingtième siècle, les chemins déviants perdurent. Commentant la pensée de Bloch, Lubac en conclut :

« Combien autre, l’espérance chrétienne, et combien méconnue par Bloch, prisonnier de sa décision d’athéisme et de ses fantaisies gnostiques ! Écartant toute idée d’un salut à conquérir, elle dépasse toute attente saisissable à l’imaginaire : « ce que l’œil n’a point vu, ni l’oreille entendu, ce qui n’est point monté au cœur de l’homme », en aucune espèce de rêve. (p.374)

Vision du christianisme racornie à l’oedipe par Freud, qui voyait en ses perversions personnelles celles de tout le genre humain… (p.375) Vision basse de Merleau-Ponty déclarant « que Dieu n’est plus au ciel, qu’il est dans la société et la communication des hommes »… (p.376) Pour Jeanson aussi, nous dit Lubac, « il est entendu que l’Esprit-Saint, c’est l’immanence, c’est la communauté des hommes, c’est l’Homme » (p.378)
« Et voilà, poursuit Lubac, comment le saint abbé de Flore, aujourd’hui relayé par les Blondel ( !), les Moltmann et quelques autres, parmi lesquels encore le grand Mao Tsetung, ayant appris à Roger Garaudy « que le mouvement de libération remplit tout le passage de l’animalité à Dieu », lui permet de déclarer, en conclusion : « Je suis chrétien ». » (pp 381-382)
On est en pleine confusion, le vingt-et-unième siècle est là et on y est toujours.

« Hans Küng, dit Lubac, n’avait pas tort d’évoquer le « joachimisme » en associant l’idéalisme allemand (dont le marxisme est la suite inversée) et les systèmes totalitaires du vingtième siècle ; c’est un point sur lequel le cardinal Ratzinger se rencontre avec lui. Certes, dans un cas comme dans l’autre, le rêve de l’abbé de Flore est totalement méconnaissable ; ceux qui l’avaient fait leur, au cours des siècles, l’avaient dès longtemps corrompu. Nul besoin d’y insister. Il n’en est pas moins vrai que « par différents détours, Hitler et Mussolini ont tiré les slogans… du « Fürher » ou du « Duce » de l’héritage joachimite ». » (p.382)

Mais, écrit Alfred Rosenberg, maître à penser de Hitler : « La valeur centrale du christianisme est l’Amour ; la valeur centrale d’une théorie des races est l’Honneur ; entre les deux, aucune conciliation possible : l’Amour est un principe dissolvant. » (p.383) Que se souviennent de cette phrase les adeptes des vendettas, vengeances et manœuvres « pour l’honneur », ainsi que les nationalistes et autres communautaristes exacerbés.

«  Quels que soient  les griefs qu’on peut nourrir contre les théories du saint abbé, conclut Henri de Lubac, on est heureux que son nom ne soit pas directement et explicitement mêlé aux exposés du grand prophète du nazisme. » (p.384)

Demain nous concluons notre longue lecture, nous achevons ce voyage en compagnie du grand jésuite « du côté de la Russie », avec de vrais grands esprits.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 19) Pépinière et fleurissements

à Nîmes. Photo Alina Reyes

 

« Nuit de Noël. À Saint-Pierre de Rome, le pape achève la messe, entouré de vieillards fatigués. Survient au milieu d’eux un jeune homme vêtu de pourpre : c’est l’Église de l’avenir, en la personne de Jean. Il annonce à la foule des pèlerins que les temps sont accomplis, puis, allant au tombeau du chef des Apôtres, il l’appelle par son nom et lui ordonne de sortir. Le cadavre se lève, et s’écrie : Malheur ! Alors la coupole de la basilique craque et se lézarde. Le jeune cardinal demande : « Pierre, me reconnais-tu ? » Le cadavre répond : « Ta tête a reposé sur le sein du Sauveur, et tu n’as pas connu la mort ; je te connais. » Alors Jean : « Il m’est ordonné maintenant d’habiter parmi les hommes, de prendre dans mes bras et de presser sur mon sein l’humanité fatiguée. – Fais, répond Pierre, selon ce qui t’a été ordonné », et il retombe dans le tombeau. La voûte de la basilique s’entrouvre, et Jean étend les mains pour protéger le peuple qui s’enfuit ; il fait pour la première fois un geste de commandement qui fixe Pierre dans son tombeau, et demande à la légion des pèlerins polonais s’ils veulent rester et s’enterrer avec le vieillard des vieillards. Ils répondent : « Il est amer de mourir seul, nous mourrons avec lui, car nous ne savons pas déserter » ; et, levant leurs épées, ils s’efforcent de retenir la voûte qui s’effondre ; mais les uns après les autres sont écrasés. »… Et « les grandes fontaines de la vaste place, ployant leurs ailes d’écume larges et transparentes, s’accroupirent et disparurent dans les ruines, comme des colombes surprises par la tempête.. ».
Tel est ce poème étrange [de Krasinski], que Mickiewicz résume à son auditoire. » (t.2, p.270)

Et c’est une attribution des poètes que d’exprimer les fantasmes de leur temps. Ils le font bien mieux que les médias.
Avançons dans l’ouvrage d’Henri de Lubac, et retenons maintenant ce paragraphe :

« Éliphas Lévi dédaigne un néo-joachimisme vulgaire, qui s’attache aux prophéties attribuées à l’abbé de Flore sur la succession des papes jusqu’à la venue de l’Antéchrist et qui se mêle aux plus absurdes légendes politiques : superstition d’esprits crédules, auxquels jamais les Louis XVII ne manqueront. Il se met directement sous le signe de saint Jean, l’aigle, « symbole de liberté, d’intelligence et de souveraineté », annonciateur du « règne de l’amour ». Il retient le schème des trois âges, ou des trois règnes, en précisant toutefois que dès l’origine, à certains esprits supérieurs, la vérité entière était donnée (…) « quand tomberont les dernières idoles, quand se briseront les dernières chaînes matérielles des consciences, quand les derniers tueurs de prophètes, quand les derniers étouffeurs de Verbe seront confondus, ce sera le règne de l’Esprit-Saint ». Ce sera le « catholicisme de l’avenir » (…) Celui sur lequel il compte pour l’instauration de ce royaume, c’est le Pape. Déjà, par décret romain du 12 décembre 1845 contre le fidéisme, « c’est toute une révolution religieuse », peut-on dire, qui s’est accomplie ; par la condamnation de l’hérésie qui barrait la route à l’intelligence, le « règne du Saint-Esprit sur la terre » a été inauguré. Depuis lors, « en proclamant l’Immaculée Conception de Marie, N.S.P. le Pape » a fait un second pas : il « a prouvé au monde religieux que l’humanité dont il est le chef est la pépinière des dogmes et que sa fonction à lui c’est de les reconnaître lorsqu’ils ont fleuri et de les entourer d’une barrière comme un fidèle jardinier ».

Bien plus, « le pape a fait son devoir en refusant de consentir à toute aliénation d’un domaine qui n’est pas à lui, mais qui appartient à la catholicité toute entière… Prions Dieu pour que… l’esprit d’intelligence rapproche bientôt le cœur du père du cœur de ses enfants. »

Pas plus que Joachim, et moins encore, notre Kabbaliste n’attend donc à proprement parler, au seuil du troisième âge, une révélation nouvelle. « Il y a des gens qui croient nécessaire une nouvelle révélation. Qu’ils attendent donc que l’ancienne soit connue et comprise ; et l’on verra ensuite s’il est besoin d’en désirer une nouvelle ! » C’est l’intelligence qu’il faut désirer, chercher, implorer : « Oh ! combien est laborieux l’enfantement des idées ! Voilà bientôt dix-neuf siècles que l’on ne comprend rien aux textes les plus clairs et les plus simples de l’Évangile : Mon Dieu, ayez pitié des hommes ! Veni, Creator Spiritus ! » (pp 323-324)

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 18) L’ « appel au génie, à l’inspiration »

en Turquie. Photo Alina Reyes

 

« Le Christ « agrandi » et renouvelé de Quinet, c’est « ce Dieu qui se réveille dans les cœurs ». » (t.2, p. 227) La voie de Bro, avec sa hache de glace qui « réveille » les cœurs, n’est-elle pas une expression post-moderne de cette pensée, ce joachimisme égaré dont nous poursuivons l’exploration ? « Sous un autre langage, écrit Lubac, la pensée de Quinet n’est pas autre ici que celle de Michelet. » Et de citer l’Ahasverus de Quinet, où l’Éternité déclare :

« Au Père et au Fils j’ai creusé de ma main une fosse dans une étoile glacée qui roule sans compagne et sans lumière… » (p.232)

Lubac rappelle en note qu’il y a là un souvenir du Discours du Christ mort, de Jean-Paul. J’en donne ce passage, qui notamment par la mention du froissement, résonne aussi avec le livre de Sorokine :

« Alors je vis se lever pour s’enlacer autour de l’univers, le serpent gigantesque de l’éternité. Je vis le cercle se former et se doubler autour du grand Tout. Puis il se plia mille fois autour de la nature, et froissa tous les mondes les uns contre les autres ; et pulvérisant tout, il réduisit bientôt le temple de l’universalité, à n’être plus que l’église d’un cimetière. Tout était étroit, sombre et triste. — Se levant avec lenteur, le marteau d’une cloche immense allait sonner la dernière heure du temps, et la destruction de l’univers… quand je m’éveillai. »

Autre est la pensée d’Adam Mickiewicz, collègue au Collège de France et ami de Michelet et Quinet. « Ce qu’il attend, nous dit Lubac, c’est une « nouvelle explosion du Verbe de Jésus-Christ ». Edmond Fondille le faisait observer dès 1862 : « On a affecté, disait-il, de confondre Mickiewicz avec MM. Michelet et Quinet, … le maître catholique et napoléonien avec les deux professeurs voltairiens et révolutionnaires. La vérité est qu’il n’y eut rien de commun en esprit entre eux » ; alors que ceux-ci parlaient en adversaires de plus en plus virulents de l’Église et de toute foi dogmatique, celui-là « n’a pas un seul moment déserté la croyance dans laquelle il est né ». » (p.237) Et Lubac cite Ladislas, le fils du poète, pour lequel Michelet et Quinet « cherchaient toujours davantage dans la raison humaine les lumières que Mickiewicz ne demanda jamais qu’à l’inspiration chrétienne ». (p.238) Puis Daniel Halévy écrivant, toujours à propos de Mickiewicz :

« … Cette grandeur étrange est manifeste dans les leçons qu’il prononce de 1840 à 1844. On n’y trouve pas trace de cette rhétorique, de cette déclamation – donc de cette insincérité – qui gâtent les écrits de Quinet et de Michelet. Quinet et Michelet prétendaient parler d’inspiration, improviser ; ce n’était pas vrai ; mais Mickievicz, dont ils prenaient exemple, improvisait véritablement. Ses leçons… nous donnent sa parole même, libre, simple et puissante. La littérature de 1848 est gâtée par le faux et l’emphase. En lui, rien de tel… Les fleurs d’un merveilleux folklore se mêlaient sur ses lèvres au feu du messianisme. La puissance slave de souffrir, d’espérer, de transformer la souffrance en espérance, vivait en lui… Les improvisations de Mickiewicz ont la qualité mystérieuse, pressante, des Ballades. C’est une fantaisie, un feu, une beauté : on lit, on est saisi… » (p.246)

« Plus fondamentale, poursuit Lubac, est sa conception même de l’art. « Malheur, dit-il, aux poètes s’ils se bornaient seulement à parler ! C’est alors que la Poésie leur jetterait cette guirlande de fleurs mortes dont ils seraient condamnés à s’amuser pendant toute leur vie. » Il fait partager à son compatriote Krasinski son mépris pour cette pure littérature « qui brille quelque temps comme le ver luisant sur l’herbe de mai, puis s’éteint pour toujours ». Analysant l’œuvre de Pouchkine, il reproche au poète russe d’avoir subi d’abord l’influence des idées reçues dans l’occident, d’après lesquelles le poète est un artiste qui doit chercher seulement la perfection de son œuvre, ce qui est « déifier l’art » ; il le loue d’avoir ensuite reconnu – même s’il n’eut pas le courage de se maintenir à cette hauteur – que pour chanter dignement il faut subir une transformation intérieure et devenir « prophète ». » (p.247)

« Si le messianisme de Mickievicz est « d’abord le sentiment d’une intervention constante des puissances surnaturelles dans ce monde terrestre », Édouard Krakovski se dit tenté de croire qu’un tel sentiment lui vient d’abord « de la conscience qu’il a d’être en certains instants un véritable illuminé » ; avançant en âge, le poète discerne dans ce don « un avertissement de Dieu, un ordre obscur auquel il doit se soumettre et dont il doit déchiffrer complètement le sens ». Ce n’était pas orgueil, mas « sentiment très noble d’une sorte de responsabilité à accepter devant le malheur de sa patrie…, sentiment que le sacrifice est le suprême moyen dont nous disposons pour conformer notre monde visible aux desseins du monde invisible qui le régit… » Il est clair en effet qu’il généralise son cas lorsqu’il dit dans sa leçon du 15 janvier 1843 : « Ce qui commence dans la littérature des derniers temps, c’est cet appel au génie, à l’inspiration, ce que nous avons appelé le messianisme ». « (p.250)

Oui, il vient encore, le temps de la parole libre, ouverte, inspirée, la parole écrite mais aussi orale, spontanée, vivante ! Je la sens pousser en moi, si grand est son désir ! Tout vient et viendra à son heure, j’ai confiance et foi absolument et je vous donne pour finir ce chapitre ces quelques vers d’Adam Mickiewicz :

La glace insensible se crève,

L’ombre des préjugés n’est plus :

Matin de liberté, salut !

Où le soleil sauveur se lève !

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 17) Obscurantisme ?

un malade à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière. Photo Alina Reyes

 

Avant de reprendre notre lecture de Sorokine, il est intéressant de poursuivre celle d’Henri de Lubac, qui maintenant aborde Michelet : nous verrons que les deux ne sont pas sans lien, et comment une certaine pulsion destructrice du christianisme perdure sourdement à travers l’histoire.

« De tous les joachimites que nous passons en revue à travers huit siècles, écrit Lubac, Michelet est peut-être le plus ardent, le plus explicite, le plus abondant, le plus original aussi. Il est même le plus constant, car s’il a beaucoup varié dans les applications, il est demeuré fidèle, au long d’une cinquantaine d’années, au schème des trois âges et à l’idée d’un règne de l’Esprit. » (t.2, p.189)

Dans sa préface de 1869 à son Histoire de France, Michelet écrit :
« Je refis la vie de l’Église chrétienne, j’énonçai sans détour la sentence de sa mort prochaine, j’en étais attendri… Conclure que je suis catholique ! quoi de plus insensé ! Le croyant ne dit pas cet office des morts sur un agonisant qu’il croit éternel. » (cité p.192)

« Il est bien vrai que malgré de nombreux retours nostalgiques, dit Lubac, il s’achemine « d’une sympathie diffuse pour certains aspects du christianisme à une hostilité déclarée pour son essence »[Gaulmier]. Après avoir été le libre interprète de Jésus, l’Esprit va de plus en plus devenir son antagoniste. » (p.198)

« Dès 1841, poursuit Lubac, le cours sur la Renaissance avait chanté le triomphe de la vie sur les doctrines de mort [la tradition judéo-chrétienne]. Désormais Michelet répudie ouvertement son histoire du moyen âge, comme trop favorable à cette période obscurantiste. » (p.202)

« Tout cela ne le fait pas renoncer à son mythe de l’Évangile éternel, mais se traduit par une opposition toujours plus accentuée du Fils et de l’Esprit et par la substitution radicale du second au premier. « Combat éternel du Fils et du Saint-Esprit », notait-il dans son Journal le 3 mai 1842. Ce n’est même plus assez dire. Il faut que l’œuvre du Christ soit écrasée, qu’il n’en reste même plus une poignée de cendre, pour que l’Esprit seul triomphe. 5 juillet 1843 : « J’entre dans la Renaissance… Il était grand temps que je prisse nettement parti, contre le parti de la mort ». Reprenons cette émouvante méditation de Michelet sur la mort de son père, le 21 novembre 1846 : « Le monde fera-t-il son chemin en traduisant le christianisme, comme je l’avais cru d’abord, ou bien en le détruisant, comme je le vois aujourd’hui ? Personne n’a fait plus de vœux que moi pour une transformation douce et régulière qui laisserait subsister ce que la forme a d’innocent. Erreur et faiblesse. La vie nouvelle est plus exigeante : il lui faut l’immolation, la mort de ce qui l’a précédée. » (p. 203)

« Idéal de la Renaissance, idéal de notre temps », commente Henri de Lubac : selon Michelet un « miracle, contraire à l’Évangile » du Christ. (p. 209) « De plus en plus, dans le rapport de l’homme à Dieu, il en vint à opposer le principe de la liberté humaine au « fatalisme mystique » dont il faisait de saint Augustin le fondateur et de Luther le sombre héraut moderne, heureusement contredit par Érasme dans « son formidable De liberio arbitrio » ; puis, en généralisant, il attaqua le « fatalisme chrétien » de la grâce, jusqu’à mettre la divinité dans le « libre esprit » de l’homme. » (p. 211)

Michelet, « monsieur Symbole » comme on le surnomma, finit par revenir de son « grand rêve » après la « catastrophe », dit Lubac, de 1870.  Alors « le déroulement du siècle lui paraît se faire en sens inverse de ce qui avait été longtemps son rêve éveillé : « Que vois-je au fond ? horreur : trois millions de morts pour commencer, de plus, 1815, 1870… Cette histoire toute matérielle pourrait se dire en trois mots : Socialisme, Militarisme et Industrialisme, trois choses qui s’engendrent et s’entredétruisent l’une l’autre… La concentration des sciences… amènera-t-elle à l’idée-mère d’où viendra l’univers nouveau ? Il n’y paraît pas jusqu’ici. » L’homme devient majeur, et cependant l’usine et la caserne ramènent la fatalité. Une dernière parole d’espoir aveugle ne remédie point à la tristesse du grand rêve éteint. » (p. 213)