Amour, ajustement et génie

Gestes d’amour partagés à six heures du matin, quand pour la première fois il retourne au travail qui reprend doucement après la pandémie, et que je suis encore au lit. Bonheur et paix. Je les retrouve à traduire ce chant plein de subtilité, de désir contenu mais pas pour longtemps, de délicatesse et de tendre provocation entre les deux amants. Les rapports entre « Ulysse » et « Pénélope » me rappellent ceux d’Yvain et de Laudine.

À part guerrier (contraint et forcé), quelle est la qualification de Dévor (Ulysse) ? Artisan. Comme nous l’avons vu au début bâtir avec soin et savoir-faire son radeau, le voici racontant maintenant comment il a bâti son lit et sa chambre nuptiale, autour d’un olivier. Toutes les précisions techniques y sont ; le pilier de son lit, enraciné, me rappelle les pierres de la montagne qui dépassaient du plancher de notre grange. C’est une affaire d’ancrage, et plus que ça. C’est une question de non-séparation. De bon et solide ajustement, comme il en est sans cesse question dans le texte d’Homère, comme une évocation de cette même nécessité de bon ajustement à la fois dans la technique poétique et dans les rapports des humains avec les humains et avec le monde. Le bon ajustement que Dévor est venu remettre en place.

J’ai commencé ce vingt-troisième chant hier après-midi (après avoir fini le précédent le matin, traduisant ainsi au total 175 vers dans la journée), demain je devrais le terminer, et alors il ne me restera qu’à traduire le chant final. En moins de dix mois j’aurai traduit, en vers libres, les douze mille cent neuf vers de ce poème qui reste encore à découvrir, dans sa splendeur et sa profondeur. Ainsi va le génie : des décennies, des siècles, des millénaires ne suffisent pas à l’appréhender entièrement, des générations et des générations d’humains sont nécessaires pour le voir pleinement et le comprendre, pour ajuster le lent génie de l’humanité au fulgurant génie singulier d’un humain.

Réflexions après le massacre des prétendants

L’histoire de Britney Spears, mise sous tutelle et entourée d’un tas de gens qui se gavent sur son dos, me rappelle celle de Dévor avec les prétendants. Heureusement lui, malgré son long et périlleux voyage au-delà des frontières de la raison, grâce à Athéna ne l’a jamais perdue, la raison – ce qui le sauve.

C’est quand même incroyable tout ce que la traduction de Bérard, qui fait toujours « autorité », rate du texte. Comme il y va allègrement non seulement de défigurer le style (Lascoux en est un héritier, qui pousse l’indignité encore plus loin), mais de sauter des mots, des morceaux de vers entiers, et de réduire l’ensemble du poème à une hyper-trivialité, aplatissant le sens. Ces gens n’ont aucun respect pour l’auteur et son texte, Dévor les passerait au fil de l’épée.

Je le disais hier, les deux seuls que Dévor épargne sont l’aède et le héraut, deux porteurs de parole honnêtes. Le prêtre sacrificateur supplie pour sa vie, mais Dévor le tue aussi. Dévor est pieux, sa parole et ses actes le prouvent sans cesse, mais sans bigoterie, et ce n’est pas la fonction qu’il respecte mais l’humain. Quand la nourrice pousse des cris de joie à la vue des cadavres des prétendants qui jonchent la salle, Dévor lui rappelle qu’il n’est pas saint, ou pieux, de triompher sur des hommes morts, et lui demande de garder sa joie dans son cœur. C’est la part des dieux, dit-il, et leurs propres iniquités, leur manque de respect envers les gens, qui leur a fait achever ainsi lamentablement leur destin – et c’est une façon de ne pas se glorifier lui-même de cette « grande œuvre », comme dit Homère, dont il sort « semblable à un lion qui vient de dévorer un bœuf ».

Ce midi j’ai fini la traduction de ce chant XXII, celui du massacre des prétendants. Comme c’est beau, le retour de la paix et de l’amour dans la maison. Maintenant je vais commencer l’avant-dernier chant, neuf mois après avoir commencé à traduire toute l’épopée. Le chant d’amour de Dévor et Pénélope (elle porte un autre nom dans ma traduction, selon le principe déjà dit) et de leur nuit de chair et de parole qu’Athéna leur allonge.

Honneur, honnêteté, valeur. Le sourire de Dévor et les cris de joie de la nourrice

Isabelle Balkany se voit retirer sa légion d’honneur, comme le règlement en prévoit la possibilité pour comportement « contraire à l’honneur ». Reste une certitude, c’est que la plupart des gens qui se comportent avec honneur ne risquent pas d’être assez appréciés des pouvoirs pour se voir décerner la légion d’honneur.

Je l’ai déjà dit, la traduction du chant XXII, le massacre des prétendants, est éprouvante. Une éclaircie cependant l’adoucit, quand Dévor épargne l’aède et le héraut. C’est à ce moment du texte, à la fin de la tuerie, qu’est dit le premier sourire, non sardonique, de Dévor. Autant Ithaque peut se passer de tous ces princes, et même doit s’en passer dès lors qu’ils se sont obstinés dans l’abus, autant les honnêtes porteurs de parole sont nécessaires à la continuité de la civilisation, de l’humanité.

Mieux vaut attendre le bon moment pour que ce que nous voulons se passe dans l’honneur, plutôt que, par hâte, accepter de faire les choses sans honneur. Car ce qui est fait sans honneur n’a pas de valeur. Si nous n’y sommes pas prêts, attendons, plutôt que de laisser nous-mêmes et autrui entrer ou rester dans le manque d’honneur.

Où est l’honneur, dans l’espionnage, la contrefaçon, la dissimulation, la trahison, la volonté de domination ? Où est l’honneur, dans le fait de les accepter, pour soi ou pour autrui ? Ou serait l’honneur, si l’on n’épargnait pas les justes et ceux qui se reconvertissent sincèrement à ce qui est juste ?

L’honneur, c’est de bien faire les choses, autant que faire se peut. De les faire honnêtement. Dans ses relations avec autrui et dans sa profession, chez soi et en société. Allez vous asseoir dans la cour, restez à l’écart de la mort, dit Dévor au héraut et à l’aède, pendant que moi je ferai dans ma maison ce qu’il faut faire. C’est si merveilleux, qu’il sourie à ce moment-là. Un peu après, quand la nourrice, appelée sur les lieux, découvre l’énorme carnage, elle pousse des cris de joie.

Journal du jour

Armada de jeunes bénévoles du Secours catholique dans mon quartier aujourd’hui, interpellant les passants. Je leur ai demandé si ça ne les dérangeait pas de servir cette institution, en leur rappelant notamment les faits mentionnés dans ma note d’hier. Merveilleuse réponse : le Secours catholique n’a rien à voir avec l’église catholique. J’ai eu pitié d’eux, acculés à se démarquer de l’Église, comme, souvent, on demande aux musulmans de se démarquer des islamistes. La différence c’est que l’islamisme est une perversion de l’islam, nullement représentative de l’islam, alors que l’église de Rome est la représentation officielle du catholicisme et qu’elle y fait bel et bien la loi pour tous les catholiques. Et je sais bien que ces jeunes veulent bien faire, mais ils se font manipuler, en servant au nom d’une bonne cause une institution incorrigiblement criminelle.

Catholique ou pas, qui manipule les adultes, mentalement ou physiquement, est capable aussi de faire plus ignoble encore, manipuler les enfants – comme l’a multi-démontré l’église. Ils n’ont pas d’autre choix que les chaînes de la manipulation parce qu’ils se sont d’entrée de jeu excommuniés de la vérité, ils sont ligotés dans le mensonge et ne voient d’autre possibilité d’en sortir que toujours plus de manipulations, de manipulations de plus en plus ignobles. Il n’y a pire esclaves que les prisonniers du mensonge, les hypocrites, ceux qui avancent masqués, ceux qui sont cadenassés dans la loi du silence, ceux qui se sont rejetés comme de l’Éden du rapport de vérité et de confiance avec autrui. Ils feraient bien de méditer la parole du Christ « la vérité vous rendra libres » et de s’y convertir, de se détourner du mensonge, d’y renoncer en l’exprimant ouvertement et avec force, et de franchir le pas qui les sépare de la vérité en la disant, clairement.

Le massacre des prétendants

Le premier qu’il tue, c’est Contre-Esprit. Les autres prétendants, ces imbéciles comme dit Homère, sont en colère mais croient qu’il n’a pas fait exprès, que la flèche est partie malgré lui. Tant ils sont convaincus de leur impunité, tant ils se croient à l’abri. Dévor doit leur mettre les points sur les i. Il n’est pas un mendiant étranger, il est Dévor. Et il va les tuer tous. Quand enfin ils comprennent, ils se défaussent sur le mort, Contre-Esprit. Tout ça est de sa faute, disent-ils, c’est lui qui est à l’origine de tout ça. C’est la vérité, mais il n’empêche que tous ont participé, et très longuement. Et que Dévor va tous les éliminer, seul moyen de rétablir la paix dans la maison et dans Ithaque.

Ils disent que si Dévor les épargne, ils lui donneront monts et merveilles, le couvriront de cadeaux. Aux frais du peuple, précisent-ils. Ce n’est pas ce que veut Dévor. Vous n’avez pas craint le châtiment divin, dit-il, ni l’opprobre des générations futures sur vous.

La description de la tuerie est longue, comme fut long le siège du palais. Amère à traduire. Dévor n’est pas seul contre tous, il a avec lui trois hommes de confiance. Et Athéna. Le combat est difficile. On ne sait pas combien ils sont, les ennemis, on sait seulement qu’ils sont beaucoup plus nombreux. Comme tout le monde j’en connais l’issue mais c’est tout de même éprouvant à traduire. J’en suis au tiers du chant, je continue à avancer.

Les bourgeois gentilshommes

Tandis qu’hier à République pour la fête de la musique la police française traquait les jeunes à coups de lacrymogènes, au palais les vieux monsieur et madame Ubu recevaient les jeunes monsieur et madame Bieber. Paris est une fête, qu’ils disaient il y a peu, parlant sans savoir qui parlait, comme Coco, passée de Charlie à Libé, continue à se payer la tête des racisé·es, faisant du racisme comme le bourgeois gentilhomme faisait de la prose, toujours sans le savoir. Sans le savoir, sans vouloir le savoir et sans savoir le vouloir, c’est la trinité des singes, dieux des humains aux yeux et aux oreilles grand fermées, à la bouche marionnettisée.

*

J’ai tracé dans la forêt,
avec pour meute pacifique, aimante,
les forces qui m’habitent,
l’Esprit splendide qui habite le monde.
Des humains en retour, avec leurs chiens,
me traquent.
Croient-ils que je ne suis pas de leur espèce
ou sont-ils cannibales,
à s’acharner
alors que je ne cède, ni ne céderai.
Ils ont leurs raisons
que ma raison rejette,
pourquoi veulent-ils me soumettre
à leur sempiternel mensonge ?
Leurs langues sont collées
à tous les culs du monde.
Les pactes de confiance, une fois rompus,
restent rompus s’ils ne sont dénoncés.
Pardon donné à ceux qui persistent
à la traque et au crime,
serait arme donnée pour se faire achever.
Moi, pour tous ceux que j’aime,
je n’oublie pas de vivre.

Réflexions et excitation en avançant vers le but

« Puisse-t-il tirer autant de jouissance de la vie
Qu’il aura jamais de puissance à bander cet arc ! »
dit ironiquement un prétendant qui ne croit pas si bien dire, au chant XXI, v. 402-403 (dans ma traduction)

Drôlement érotique, tout ce chant sur oui ou non, pour tous ces hommes, arriver à bander l’arc de Dévor (Ulysse) pour être l’élu qui épousera Pénélope. Chant qui finit en délivrance et beauté quand Dévor, lui seul en ayant la force et la maîtrise, traverse d’une flèche les douze trous des haches. Voyez comme cet étranger est bien bâti, a dit de lui, quelques minutes plus tôt, Pénélope aux prétendants, histoire de bien faire monter la tension, en elle et en Dévor. Exquis et violents préliminaires (le massacre approche) à leur prochaine nuit d’amour, mais la violence n’a jamais lieu entre eux, elle s’exerce seulement contre ce qui nuit à leur union et à la paix dans la maison.

21 juin, début de l’été, je viens de terminer la traduction de ce chant 21 – sur 24. Dans les derniers kilomètres de cette traduction, commencée en septembre dernier, des douze mille cent neuf vers d’Homère, je me concentre comme Dévor sur l’élimination des prétendants, je ne fais plus rien à côté excepté le yoga, pour accompagner ce yoga de la langue que je suis en train de pratiquer. Arjuna, né du dieu des orages comme Athéna et premier humain yogi, est un guerrier, un archer.

Comme Pénélope donc, pendant la tuerie je me retire dans mes appartements, pour travailler à « la trame » et « dormir » comme, dans mon bref roman La Dameuse, la narration se retire hors-champ pendant la vengeance contre le violeur, l’acte de mort étant révélation dans l’occultation. Homère, juste avant ce moment, attache les portes pour enfermer l’action avec un cordage en papyrus (byblos, qui a donné le mot livre) – support d’écriture.

L’excitation monte à mesure que j’approche du but. Le poème d’Homère est mon arc. En traduisant l’épreuve de l’arc je bougeais sur mon siège comme s’il était de charbons ardents. Maintenant, au chant suivant, à moi le massacre des prétendants.