sans rival parmi les mortels (Iliade, III, v. 217-224, ma traduction)

Il restait là, debout, les yeux baissés, fixés à terre,
Sans mouvoir son sceptre ni en avant ni en arrière,
Le tenant immobile, avec comme un air stupide ;
Il semblait être en colère, ou avoir perdu la tête.
Mais quand sa grande voix sortait de sa poitrine,
Avec des mots pareils à des flocons de neige en hiver,
Aucun mortel avec Dévor ne pouvait rivaliser,
Et ce que nous admirions en lui n’était plus sa beauté.

pures pulsions de vie

Traduit 90 vers du chant 3 ce matin entre 6 heures et midi trente, petit-déjeuner compris dans le temps. Je n’ai à m’occuper que de la poésie, c’est pourquoi je peux aller vite, en profitant des notes établies par d’autres traducteurs sur tel ou tel élément cité, fleuve, personnage, pays… Je leur sais gré de leur travail, je sais gré aussi à ceux qui ont mis le texte grec et des dictionnaires en ligne – je consulte aussi maintenant des dictionnaires grec-anglais, c’est intéressant de comparer ; et moi aussi je fais mon travail, de poésie, de mon mieux. L’après-midi je sors, je prends l’air, et entre les tâches quotidiennes de la maison, je trouve en général encore assez de temps, jusqu’au coucher, pour traduire quelques autres dizaines de vers. Ainsi avance la bonne affaire, grâce à une vie monastique en liberté.

On parle en ce moment d’un « roman psychanalytique » qui vient d’être empêché de publication par la justice, sur recours de la famille de l’auteur. Ce genre d’histoires se multiplie, on ne sait s’il faut crier à la censure ou au respect de la vie privée. J’ai écrit un commentaire sur le site qui explique l’affaire, Actualitté.com, je le recopie ici plutôt que de le paraphraser – ça peut servir, on ne sait jamais.
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Il y a des livres qui entendent dénoncer des actes de prédation, et qui sont eux-mêmes des actes de prédation. Mais ne peuvent s’y laisser prendre que les personnes qui s’y reconnaissent. Si les personnes visées par le livre ne s’y reconnaissent pas, elles doivent apprendre à ne pas se laisser fasciner par le mauvais œil du livre, à s’en tenir à distance, à ne pas s’identifier à ce à quoi elles n’ont pas à s’identifier. Et si elles s’y reconnaissent, en tout ou en partie, qu’elles apprennent à assumer. Cela dit, chacune et chacun a aussi le droit de faire appel à la justice – quoiqu’il me semble bien plus sage d’apprendre à garder ses distances avec les regards des autres.

Pour ce qui est des auteurs, il faut dire que beaucoup d’éditeurs les poussent à l’autofiction (à condition que les auteurs ne les fassent pas entrer eux-mêmes, les éditeurs, dans leur autofiction, auquel cas ils peuvent déclencher une punition collective du milieu contre l’insolent-e auteur-e), autofiction qui est souvent une facilité pour tout le monde, éditeurs, auteurs, lecteurs. Mais après tout le genre ne fait pas le talent, et n’importe quel genre littéraire peut être investi avec génie. Même si le génie est plus rare que la médiocrité, il peut du moins compter, lui, sur le temps long pour être découvert ou redécouvert, comme l’histoire littéraire en témoigne largement.
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Bon je reconnais avoir écrit le deuxième paragraphe de ce commentaire en pensant à mon roman Forêt profonde, qui a été occulté par la presse française, et en me faisant le plaisir de me rappeler que c’est pourtant un livre puissant, et que c’est ce qui compte, pour sa vie future. Quand je serai morte, beaucoup de mes textes resteront vivants ou prendront vie parmi les lecteurs, et c’est ce qui compte. Le tri que fait le temps. De mes textes, et des textes splendides d’autres auteurs morts depuis longtemps, que j’aurai traduits et qui continueront eux aussi à vivre. Quand je pense que des imbéciles ont essayé dans le passé – Annie Ernaux par exemple – de me détourner de la littérature érotique. J’ai bien fait de n’en jamais faire qu’à ma tête, sans quoi elle serait incapable de faire aujourd’hui ce qu’elle fait, entraînée qu’elle est, avec mon corps, à monter les cavales de mes pures pulsions de vie pour des trajets inouïs.

Des virus, des entraves et des sorties de secours

Avec cette pandémie qui n’en finit pas, je songe à ce que j’avais écrit en 2017, comparant l’élection d’Emmanuel Macron à l’arrivée au pouvoir d’Œdipe, qui sans le savoir apportait la peste. Ce qui est au moins aussi inquiétant que le virus, c’est l’obscurantisme de grandes parties de la population que cette crise révèle. À quoi sert que nous allions longtemps à l’école si c’est pour être incapables d’échapper à des peurs irrationnelles, en l’occurrence peur du vaccin, si c’est pour céder à sa peur au point de mettre en danger, et soi-même et les autres, si c’est pour n’avoir aucun sens du bien commun comme du bien personnel, si c’est pour être incapable de discernement ? Qu’apprend-on aux enfants, aux jeunes ? Je l’ai constaté durant les quelques mois où j’ai enseigné, ces dernières années. Trop souvent du vent, du rien, de ce par quoi, nous y revenons, a été possible l’élection de Macron. De ce qui fait que nous n’avons pas de classe politique digne de ce nom. Le phénomène est planétaire ou à peu près mais il n’y a pas à désespérer, on a bien vu arriver Biden après Trump et même si Trump est toujours là, même si les forces obscurantistes continuent à travailler l’Amérique et l’Europe, entre autres, les forces de vie continuent à travailler aussi. Depuis qu’ils sont libérés de l’obscurantisme franquiste, les Espagnols qui furent gravement atteints par la polio à cause du retard du vaccin chez eux, ont confiance dans le système de santé et sont aujourd’hui les plus vaccinés. Tant que tout le monde ne le sera pas, le virus entravera notre vie. Et les vies entravées, quoi ou qui que ce soit qui les entrave, deviennent dangereuses.

J’ai fini hier soir, comme prévu, la traduction du chant 2 de l’Iliade. Commencé ce matin celle du troisième. Si tout continue à bien aller ainsi, je devrais avoir terminé à la fin de l’année, ou à peu près. Si quelque chose vous entrave, tournez-vous vers autre chose où vous ne serez pas entravés. Je cours dans mon travail, et c’est la joie.

Le catalogue des vaisseaux

« L’illustre Hippodamie sous Piritoos le conçut,
Le jour où ce dernier punit les Monstres velus. »
Homère, Iliade, II, 742-743 (ma traduction)

Comment ne pas être absolument réjouie en traduisant Homère ? J’en suis au fameux « catalogue des vaisseaux », où le poète expose, en centaines de vers, les forces grecques et troyennes en présence. Comme tout catalogue, fût-il signé d’Homère, ce n’est sans doute pas le plus intéressant à traduire, et pourtant il recèle d’innombrables perles. Et je lui accorde le même soin qu’au reste du poème, et je m’en réjouis autant.

Par ailleurs ce catalogue des vivants me rappelle celui des morts, que j’ai traduit dans l’Odyssée, lors de la descente aux enfers ; il s’agissait là de quelques dizaines de vers seulement, et l’exposé était différent, mais entre les deux on peut voir une béance, qui est celle de l’histoire, que pourraient résumer ces deux vers plus haut cités.

J’aurai terminé de traduire ce long deuxième chant ce soir ou demain matin. Je me sens comme ces chefs tirant sur l’eau une longue suite de vaisseaux, et ces vaisseaux sont des mots.

Athéna guerrière : Iliade, II, 445-458 (ma traduction)

Autour de l’Atride, les rois nourrissons de Zeus s’élancent
Pour ranger les hommes, avec Athéna aux yeux brillants,
Portant la précieuse égide, incorruptible et immortelle,
Dont les cent franges toutes d’or voltigent dans le vent,
Bien tressées et valant cent bœufs, chacune d’elles ;
Apparaissant soudainement, elle parcourt les rangs,
Les poussant à marcher ; dans chaque torse, la déesse
Fait se lever le cœur de combattre et lutter sans trêve.
Et tout d’un coup, leur devient plus douce la guerre
Que le retour, sur les nefs creuses, au pays de leurs pères.
Comme un feu aveuglant consume une immense forêt
Au sommet d’une montagne, et qu’au loin brille sa lumière,
Ainsi dans leur avancée l’éblouissante clarté
De l’airain merveilleux monte au ciel à travers l’éther.

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La beauté terrible de l’Iliade remplit d’indicible.