« Appelez-le Dévor »

Ni les auditeurs d’Homère, ni Homère lui-même, ne pouvaient se soucier de savoir quelle racine indoeuropéenne se nichait dans le nom Odysseus. Mais Homère et ses auditeurs étaient sensibles aux correspondances, aux signes qu’ils pouvaient trouver entre les mots, et on trouve plusieurs exemples de ce qu’on a parfois appelé des calembours dans l’Odyssée. Le plus marquant étant celui qui explique le nom du héros. J’ai déjà expliqué pourquoi j’avais choisi de traduire Odysseus par Dévor. Le passage du chant XIX que j’ai traduit aujourd’hui l’éclaire encore un peu plus.

Ce nom lui a été donné à sa naissance par son grand-père, Autolycos. Autolycos signifie « lui-même loup », « vrai loup ». Appelez-le Odysseus, dit-il aux parents du nouveau-né, parce que j’ai été irrité par beaucoup d’hommes et de femmes sur cette « terre nourricière ». Il y a là un jeu de mots entre odyssamenos, qui signifie, irrité, en colère, et Odysseus. Les vers qui suivent sont consacrés à la description de la préparation d’un festin, et au festin – une énième fois dans le poème. À la lecture de ce passage, on pourrait dire que si l’Iliade est le récit de la colère d’Achille, l’Odyssée est celui de la colère d’Ulysse. C’est vrai, mais ce n’est pas assez. En élargissant le point de vue, en considérant l’ensemble du texte, on peut comme je l’ai fait repérer le thème majeur de la dévoration (festins, faims, prétendants dévorateurs, Cyclope et autres mangeurs et mangés, nourriciers et nourricières, etc.), qui est bien sûr, in fine, métaphysique. D’autant que le nom Odysseus peut rappeler aussi, par homophonie pour les auditeurs grecs, les mots du manger, edo – mots dont aujourd’hui le dictionnaire étymologique des racines indoeuropéennes indique qu’il est en effet fondé sur la même racine qu’odyssamenos – racine qui nous a donné entre autres le mot dent, et dont la parenté avec l’irritation s’entend toujours dans des expressions comme « avoir une dent contre », ou en grec, l’expression couramment utilisée par Homère et directement traduisible en français « avoir le cœur dévoré (ou rongé…) de ». À plusieurs reprises Odysseus explique que ce qui fait le malheur de l’homme, c’est son ventre affamé. C’est pourquoi je conserve au petit-fils de Vrai-loup le nom qu’à mon tour je lui ai choisi dans ma langue, Dévor – ni dévoré, ni dévorant, mais risquant d’être l’un ou l’autre, s’arrêtant au bord du gouffre et se sauvant de ce néant grâce à la Raison divine, ici en particulier figurée par la déesse Athéna.

Sport ; mosquée ; amour

Je suis allée me renseigner dans une salle de sport et la visiter, pour mieux m’entraîner. Je commencerai sans doute la semaine prochaine. J’y allais, il y a une vingtaine d’années, quand j’étais à Paris. Ensuite j’ai vécu pas mal de périodes à la montagne, là-bas je me dépensais comme on se dépense en montagne, et puis de retour à Paris j’ai été occupée à une espèce de voyage odysséen, et j’ai eu le tort de cesser un moment de faire du sport, ça m’aurait aidée ; je n’en ai jamais fait beaucoup mais quand même un peu de tout, gyms diverses, danse, équitation, aquagym, quoi encore ? Un peu des sports qu’on pratique à la mer, en montagne, etc. En me remettant à l’exercice il y a environ deux ans, j’ai constaté que j’avais pas mal à rattraper, en souplesse, en muscles et en endurance – c’est fait, et je vais continuer.

Je suis sortie sans me souvenir qu’on était vendredi, à la maison je venais de réciter la Fatiha et l’Ikhlas et j’avais envie de faire un tour à la mosquée, juste m’y arrêter quelques instants comme je le fais de temps en temps, mais quand je suis arrivée c’était la sortie de la grande prière, des foules se déversaient de la mosquée, dont l’accès était barré par les cars de police, pour la sécurité des fidèles. Je me suis donc contentée de marcher parmi eux, en continuant mon chemin, et c’était très beau.

On ne se rend pas bien compte de ce qu’il en est en lisant les traductions, et je craignais un peu qu’à partir du chant Treize, dans la deuxième partie du poème, les chants se passant à Ithaque soient moins merveilleux à traduire que ceux du voyage. C’est le contraire. Les rapports humains se sont approfondis, la réflexion du poète aussi, tout est bouleversant. Notamment les vers que je viens de traduire, la première nuit de retrouvailles entre Dévor (Ulysse) et Pénélope, alors qu’il est encore déguisé en mendiant et qu’elle est censée ne pas le reconnaître (mais Homère fait en sorte que l’auditeur puisse en douter). Comment, après tant de temps, ils se préparent l’un à l’autre, avec quelle délicatesse ils se rapprochent, se complimentent mutuellement et aussi se mettent en valeur l’un·e pour l’autre. Souvent je m’arrête sur tel ou tel mot choisi par Homère, quelques syllabes qui, placées là, ouvrent des univers. C’est un bonheur inouï que de traduire ce texte. Moi aussi je suis de retour à la maison.

Encore quelques réflexions sur l’Odyssée ; et un point (final) sur la « traduction » de Lascoux

En traduisant le passage où Dévor (Ulysse) dit que son plus proche ami sur le bateau, celui avec lequel il est en communion de pensée, celui qu’il estime le plus, est un héraut aux « épaules rondes, peau noire, cheveux crépus », j’ai pensé à Bilal, le proche du prophète Mohammed chargé de l’appel à la prière – une sorte de messager, lui aussi. Il n’y a pas plus de racisme que de sexisme dans l’Odyssée, et c’est normal, car racisme et sexisme vont ensemble, procèdent du même état d’esprit, se retrouvent forcément ensemble dans les esprits, même quand ils le nient ou s’en cachent. Dès les premiers vers de l’épopée sont évoqués les Éthiopiens – Bérard traduit « les nègres », sans doute parce que le mot signifie « teint brûlé », mais autant Éthiopien ou teint brûlé n’ont aucune connotation, ni péjorative ni méliorative, autant nègre est plombé de racisme, qu’on le veuille ou non. En tout cas, ce que révèle une lecture attentive de l’Odyssée, c’est que nous sommes très en retard sur Homère, surtout très très en-dessous d’Homère quant au regard porté sur les femmes et sur les « autres », étrangers ou caractères singuliers divers. Homère le répète, Zeus est toujours aux côtés de l’étranger, de l’errant et du mendiant, et qui les maltraite s’expose à sa colère. Et chez Homère, les esclaves, comme le porcher ou la nourrice, peuvent être aussi hautement considérés que les héros, ils peuvent s’adresser aux nobles tout aussi librement que n’importe qui ; et il en va de même pour les femmes, qui malgré leur place assignée par le patriarcat, n’en ont pas moins, quel que soit leur statut, de dignité et de liberté d’expression que les hommes. Pour Homère, la beauté compte beaucoup, et compte également pour les deux sexes, qu’il s’agisse de beauté physique ou de beauté morale – l’une n’étant pas du tout nécessairement le reflet de l’autre.

En hébreu et en arabe on désigne couramment Dieu par des mots qui se réfèrent à la matrice, à l’amour maternel – « le Matriciel », comme l’a bellement traduit du Coran André Chouraqui. Mais contrairement aux textes saints, la tradition patriarcale occulte la dimension féminine du divin, Dieu reste au masculin. Dans le poème homérique, gouverné par la figure d’une déesse, Athéna, le divin chatoie dans tous ses genres, le masculin et le féminin, mais aussi tous autres genres non sexuels. Les gens s’y présentent toujours en faisant référence à leur « race », mais race est une mauvaise traduction, plombée de racisme qu’on le veuille ou non elle aussi, et je préfère traduire par lignée, qui est d’ailleurs plus juste puisqu’en grec le mot fait référence à la suite des engendrements, des genres, des générations ; c’est l’équivalent de ce que nous appelons le nom de famille. Il s’agit de poser sa présence et son être clairement dans le monde, afin qu’y règne le juste ordre cosmique. Si Dévor retourne chez lui sous une fausse identité, ce n’est pas pour mentir, c’est pour rétablir, par une opération intellectuelle, spirituelle et physique, l’ordre cosmique qui y est perturbé et constitue ainsi une menace de mort. Aujourd’hui le déséquilibre accentué par des siècles d’histoire entre hommes et femmes, et entre lignées humaines, menace de mort l’Ithaque qu’est devenue notre planète.

J’ai finalement pu feuilleter en librairie la traduction de Lascoux qui vient de paraître. Pire que je ne pensais d’après ce que j’en avais vu en ligne. Un gros pavé – chaque vers doit faire au moins le triple du vers grec, avec tout ce qu’il y ajoute en bavardage, onomatopées, interjections. J’ai regardé le vers sur la couronne de Pénélope : sans surprise, pas plus que les autres traducteurs, il n’a voulu admettre une couronne et a traduit collier, contre le texte grec. Aussi sexiste que les autres donc, mais en plus vulgaire et plus mauvais : appelant Aphrodite « fifille » ou, quand Homère dit « la très intelligente (ou la très sensée) Euryclée », traduisant « la vieille ». Je ne vais pas multiplier les désastreux exemples de ses insultes à Homère, ajoutons simplement que son entrée dans le poème est d’une platitude accablante (alors que tous les autres traducteurs jusque là ont essayé de rendre sa beauté, sa subtilité, sa majesté) et que d’emblée il se montre inspiré non par Homère, mais par une série d’Arte qui est une contrefaçon d’Homère, puisque, reprenant le même contresens selon lequel Ulysse s’opposerait aux dieux, en toute falsification là encore, il qualifie Ulysse de « rival des dieux », quand Homère le dit « semblable aux dieux ». Eh bien, on ne peut pas en dire autant de tout le monde.

L’Odyssée, miracles et réflexions ; sur la royauté

Le verbe me sort de la tête comme la nourriture sortit de la tête d’Homère, quand il me la donna à manger en rêve, dans ma jeunesse. J’ignorais alors qu’un jour je traduirais l’Odyssée, et que je la traduirais par Dévoraison, mais l’esprit en moi le savait. De sa tête, qu’il me donnait donc à manger, montaient des sortes de fils multicolores, c’était ce que je mangeais et dont je sais maintenant qu’ils étaient les vers qu’aujourd’hui je traduis, les sortant à mon tour de ma tête, passés par alchimie du verbe d’une langue à une autre. « Moi je trame des amorces », comme dit dans ma langue Pénélope, dont j’ai aussi traduit le nom – que je ne donne pas pour l’instant au cas où il changerait. Dévor aussi est l’homme aux mille amorces, plutôt qu’aux mille ruses, comme je l’ai expliqué. Ce que je comprends de l’Odyssée a mûri dans ma tête et mon sang depuis des décennies, depuis mon adolescence de collégienne amorçant pour la première fois une traduction de quelques vers de ce texte. Ce n’est pas une traduction à distance du texte que je donne, c’est une traduction que je sors de la tête d’Homère lui-même, et de ma propre chair qui l’a mangée.

Traduire l’Odyssée est un régal grâce à la richesse de son sens, et à la splendeur de sa langue, composite, archaïque et unique, moderne au sens où elle est pure nouveauté dans son époque et pour toute époque, étant donné qu’elle n’a jamais existé que dans, par et pour ce poème. Qui la traduit doit aussi réinventer sa propre langue, à partir de ce qu’elle est, ce qu’elle fut, ce qu’elle pourrait être. J’ai été contente de trouver le mot pharmaque, un vieux mot français devenu inusité, qui sonne si particulièrement et traduit au plus près le mot grec qu’on traduit habituellement par drogue. Je ne cherche pas à multiplier ce genre de trouvailles, il ne faut pas s’embarquer dans un système, tout doit rester libre et ouvert, variable et changeant, avec aussi un aspect hiératique pour respecter la situation, la dimension du poème, qui n’a rien de prosaïque, dans un texte où le porcher lui-même est mille fois qualifié de divin. Il me semble qu’à part Leconte de Lisle, tous ceux et celle qui ont traduit l’Odyssée jusqu’à présent se sont efforcés de la transposer dans une langue prosaïque, y compris et spécialement Bérard malgré la fausse poésie de ses alexandrins blancs. Seulement la traduction de Leconte de Lisle est souvent approximative, et comme je l’ai maintes fois noté, au moins aussi misogyne que les autres, alors qu’Homère n’est pas du tout misogyne – ce qui est tout sauf un détail concernant ce poème où les femmes ont une si grande importance.

Je n’ai toujours pas vu la traduction de Lascoux, qui vient de sortir, toute farcie d’onomatopées comme au guignol, mais le fait qu’il appelle Aphrodite « fifille », en contradiction totale avec le regard d’Homère, ne laisse rien espérer de mieux pour ce qui est du sexisme qui défigure complètement l’esprit de l’œuvre – appelle-t-il Zeus « pépère », pour achever de rabaisser le poème ? J’y reviendrai dès que j’aurai eu l’occasion de consulter cette traduction que je n’ai certes pas l’intention d’acheter. Son auteur se dit musicien et avoir voulu faire œuvre de musicien, c’est très bien, moi aussi j’ai une oreille, j’ai pratiqué la musique depuis l’enfance et longtemps, en particulier le chant choral, mais enfin il ne suffit pas d’avoir l’air, à tous les sens de l’expression, il ne suffit pas de se donner un air, de donner un air à ce qu’on fait, ni pour faire de la poésie, ni pour faire quoi que ce soit. Poésie, en grec, signifie faire, cela implique le concret, le solide, quelque chose qui n’appartient pas au domaine des apparences, du bluff. On ne fait pas des enfants en se masturbant ni en jetant de la poudre aux yeux d’autrui. Croire à ses fantasmes et y faire croire, voilà le nihilisme, celui qui est à l’œuvre aussi dans ceux qui fantasment sur la royauté, les Macron comme ceux qui giflent les Macron, les faux rois comme les faux sujets. Voilà la dévoration, et voilà la nécessité de la raison, de la réflexion fondée, pour sortir l’être et le monde de cette folie.

*

« Ô femme, nul mortel sur la terre sans frontières
Ne te blâmerait ; car ta gloire va jusqu’au vaste ciel ;
Toi, telle un roi irréprochable qui, respectueux
Des dieux, règne sur un peuple nombreux et courageux,
En soutenant le bon droit, tandis que la noire terre
Porte l’orge et le blé, les arbres se chargent de fruits,
Les brebis font des petits, la mer fournit des poissons,
Et les peuples, sous son bon gouvernement, sont heureux. »
Dévoraison, XIX, 107-114 (ma traduction)

Pays agité

Raoult délire toujours, Mélenchon délire, Lalanne cogne un journaliste, un type gifle Macron au cri de « Monjoie ! Saint Denis ! », Papacito reprend la mise en scène de Charlie Hebdo (« Le Coran n’arrête pas les balles », transformé en « Le gauchisme est-il pare-balles ? », l’un mettant en scène le meurtre d’un musulman, l’autre celui d’un Insoumis), Zemmour soutient évidemment Papacito, Enthoven trouve Le Pen « tout en finesse » et appelle au moins subliminalement à voter pour elle… Un bon paquet de fachos dans le tas de fous qui s’agitent dans le pays, et dont ceux-là ne sont que le visible de l’iceberg à la dérive.

La santé mentale des Terriens a été éprouvée par la pandémie. Il y a des gens qui ont eu à en souffrir plus que d’autres et il est normal qu’ils s’en trouvent mentalement plus fragilisés ; mais parmi ceux qui n’ont pas eu plus que d’autres à en souffrir, ceux qui manquent d’hygiène de vie sont visiblement particulièrement atteints. Dans les premiers confinements, certains se sont moqué de voir tant de runners soudain dans les rues de la ville, pendant l’heure de sortie autorisée. Mais ils avaient raison de courir. Ou de faire d’autres sports. Faire circuler son sang aide à évacuer les ruminations morbides, les obsessions, les délires paranoïaques, les haines. À condition bien sûr d’agir avant de s’enfermer dans un mental rouillé et verrouillé, que plus rien ne peut libérer. Un pays dont trop de citoyens ont l’esprit déréglé, incapable de se sortir de logiques d’échec et de chemins qui ne mènent nulle part, est un pays en danger.

Mobilisée par ma traduction, je marche moins souvent mais je fais du vélo chaque fois que je dois m’éloigner de quelques kilomètres – vivement qu’il y ait moins de voitures encore à Paris et qu’on puisse y respirer un meilleur air -, je continue le yoga, je reprendrai la gym et la course en fin de semaine ou la semaine prochaine (je viens de recevoir la deuxième dose de vaccin, je préfère éviter de me fatiguer trop rapidement après, comme la dernière fois). Le mal des hommes vient beaucoup de ce qu’ils ne se sentent pas assez vivants. J’ai toujours eu à cœur de me sentir très vivante, ça amusait un ami il y a très longtemps, mais à quoi bon vivre, si c’est pour avoir le corps et l’esprit dans les limbes ? Je suis très vivante et très en paix.

Le nom que j’avais trouvé, Pèlefil, pour traduire Pénélope (comme expliqué ici) ne me satisfaisait pas. J’en ai cherché et trouvé plusieurs autres, et finalement retenu un qui me semble particulièrement pertinent. Jusqu’à nouvel ordre du moins, je le garde. (Ordre de l’esprit sain, ou saint :)

Nouveau point sur ma traduction de l’Odyssée

J’ai en tête de quoi faire un commentaire extraordinaire de ma traduction d’Homère. Hors de question que je l’écrive au stylo, je m’y mettrai quand j’aurai trouvé moyen d’utiliser un traitement de texte sans risquer le piratage, comme c’est arrivé, entre autres, pour ma traduction de l’Odyssée. J’ai fini aujourd’hui de traduire le dix-huitième chant. Comme il me faut plus ou moins une semaine par chant, je pourrais avoir terminé dans six semaines environ, soit dix mois après avoir commencé (au début, j’étais bien plus lente, mais d’habitude les traducteurs mettent plusieurs années). Les possibilités de l’esprit sont si grandes que j’en ai presque un vertige, quand j’y pense. Je n’y pense pas trop, j’avance. Il faut prendre soin de son mental quand l’esprit travaille si loin, si fort, si vite, comme les sportifs de haut niveau doivent prendre soin de leur corps, tellement plus performant que celui du commun des mortels, et tellement sur le fil aussi, exposé aux risques. Je ne cherche pas à faire la modeste, il y a évidemment un tas de disciplines en lesquelles je suis nulle, mais je sais en quoi j’excelle. De toutes façons je me dois de faire au mieux, n’importe qui se doit de faire au mieux quand il se lance dans la traduction d’un chef-d’œuvre. Autant je respecte les traducteurs qui ont fait de leur mieux, même si ce n’était pas toujours excellent (et moi aussi, je sais que mon mieux n’est pas toujours excellent, qu’il a ses faiblesses, mais c’est ainsi, les faiblesses font partie de l’excellence), autant je trouve désolants ceux qui pensent avant tout à eux-mêmes, à leurs effets, plutôt que de penser à servir l’auteur avec le plus d’intégrité et de respect possible. Je pense à la dernière « traduction » parue de l’Odyssée, je n’ai pas encore pu la consulter car elle ne se trouve ni en bibliothèque ni dans les deux librairies où je suis allée, mais j’en ai trouvé en ligne quelques vers consternants, notamment farcis d’onomatopées qui ne sont pas du tout dans le texte grec. Pourquoi l’éditeur et la presse appellent-ils une telle entreprise « traduction » ? Qu’ils aient au moins la décence de dire « adaptation », plutôt. J’irai voir de plus près quand l’occasion se présentera.

J’espère ne pas mourir avant d’avoir pu écrire mon commentaire. Comme je ne peux pour l’instant l’écrire nulle part, comme je ne peux que le garder dans ma tête, il serait perdu. Bon, ça n’empêcherait pas le monde de continuer à tourner, et d’autres trouveraient ce que j’ai trouvé, surtout s’ils peuvent s’appuyer sur ma traduction, qui est une invitation à un autre mode de lecture de l’œuvre. C’est un peu la différence qu’il y a entre la Bible et le Coran (textes sur lesquels j’ai aussi travaillé), écrits à deux niveaux différents – raison pour laquelle le Coran est encore si mal compris, étant encore très largement lu au niveau d’écriture des autres livres. Au lieu de parler de niveaux, je pourrais parler de dimensions, en pensant à l’emploi de ce mot dans les sciences physiques, mais comme à peu près tout le monde je ne connais rien à ces sciences et je préfère ne pas dire de sottises – c’est juste pour donner une image, une idée. Bref, avec ma traduction, j’ouvre la porte d’une autre dimension de lecture d’Homère, du moins de l’Odyssée. Et oui, j’espère pouvoir écrire mon commentaire, car avec mon commentaire, elle pourrait aider l’humanité, qui en a bien besoin.

Sur ce point, celui de l’aide que je pourrais ainsi apporter, je m’illusionne peut-être. Disons que je sais que cela pourrait aider, mais je sais aussi que cela pourrait n’intéresser personne, et que dans ce cas ça n’aiderait donc pas. Au moins j’aurai proposé quelque chose. Comme avec tous mes autres écrits. Sait-on jamais, un jour peut-être ils seront compris – je pense en particulier à mes livres érotiques. Que cela soit ou non, et quand cela pourrait être, cela ne m’appartient pas et je ne m’en soucie pas. L’Esprit, lui, sait où et quand et sous quelle forme, par le biais de quelles œuvres ou autres, il doit continuer sa marche, ses détours, ses bonds. Je fournis ma contribution, qu’il en fasse ce qu’il aura à en faire, comme il fait ce qu’il a à faire des fruits que produisent les arbres, qui ne prétendent pas plus que moi, je pense, maîtriser le destin de leur production. Je la confie à l’Esprit, je ne laisserai donc pas n’importe qui s’en emparer. Tout ce que je veux, c’est préserver le plus possible le mouvement naturel des choses, le chemin naturel de l’Esprit, que les choses se passent le plus naturellement possible, sans laisser des machinations humaines les déformer et les polluer. Un jour la voie sera un peu mieux dégagée, je tiendrai jusqu’à ce que le moment opportun et les circonstances acceptables selon moi arrivent.

Palme du sexisme du jour

Dévor (Ulysse) s’apprête à massacrer les prétendants, mais en attendant les traducteurs massacrent Homère et sa vision de Pénélope et des femmes. Ce qu’ils font, c’est hallucinant. J’ai déjà mentionné maintes fois leurs trahisons, leur manie de qualifier les femmes admirables de chastes, ce qu’Homère ne fait jamais, plutôt que d’intelligentes ou de courageuses ou de solides comme le fait Homère, de porter un regard moralisateur sur elles, contrairement à ce que fait Homère ; j’ai raconté comment, inversant le sens du texte, ils disaient que son époux devait « gouverner » la vie de Pénélope alors qu’Homère dit « servir » la vie de Pénélope ; et maintenant, avançant dans ma traduction, je décerne la palme du sexisme du jour à Jaccottet : quand, après l’épisode où je remarquais que Pénélope était présentée par Homère comme un astre autour duquel gravitent les hommes, les hommes viennent lui offrir (avec le mot agalma qui s’emploie pour les offrandes faites aux dieux) de somptueux présents, comparés au soleil, avec une montée dans les dons qui s’apothéose dans le don d’une couronne… eh bien, que font les traducteurs ? Aucun de ceux que je consulte (que j’ai déjà cités) ne traduit « couronne », qui est pourtant le seul sens donné par le dictionnaire à ce mot qui signifie d’abord isthme, indiquant un resserrement comme le verbe dont est issu le mot diadème, couronne enserrant la tête. Visiblement, il ne leur plaît pas de voir Pénélope couronnée, bien qu’elle soit reine, ils ne supportent pas de voir ainsi reconnue sa royauté. Alors ils traduisent « tour de cou » (contrairement au dictionnaire). Sauf Jaccottet, qui va plus loin encore dans l’inversion du sens en traduisant « carcan ». Incroyable mais vrai. L’intention d’Homère est pourtant flagrante. Après ces dons, la « divine », dit-il, remonte en ses appartements supérieurs.

Très supérieurs à ceux de ces traducteurs, en effet. Qui ont gâché l’œuvre d’Homère à travers les siècles, l’ont ravalée à leur vision machiste et bourgeoise du monde, l’ont enfermée dans leurs préjugés, leur esprit étriqué d’intellectuels dominants. Saleté de domination, saleté de sexisme, qui rendent les humains si bas.