Éducation nationale : banalité du mépris

Malgré la fatigue et le mal de gorge contracté pendant ces deux heures enfermée dans une salle minuscule avec trente élèves, je suis allée à la salle de sport évacuer la bêtise du monde, qu’il faut toujours de nouveau évacuer. Là au moins, à la salle, la sagesse sanitaire est de rigueur, il y a du savon aux lavabos, et partout, du gel hydroalcoolique et de quoi désinfecter les éléments des machines qu’on touche, avant de s’en servir et après s’en être servi, et un espace suffisant entre les personnes, surtout aux heures où j’y vais. Je suis rentrée deux heures après en pleine forme, et cette nuit j’ai dormi comme un bébé.

Outre le mépris manifesté par l’institution – le rectorat refusant de répondre à ma question « quel sera mon salaire ? », le lycée n’ayant en rien préparé mon arrivée (alors que les élèves étaient sans prof depuis la Toussaint), l’absence de mesures sanitaires dans l’établissement (entassement des gens, ni savon ni gel au lavabo) malgré des cas de Covid évidemment, mépris des profs et des élèves reflété en cercle vicieux dans le manque de respect des élèves envers leurs camarades et envers leurs enseignants, outre la banalité du mépris dans cette institution donc, ce qui m’avait replongée dans le cauchemar pédagogique fut le rappel que me donna une prof de français dans la salle des profs : en seconde, l’essentiel est de leur faire apprendre la structure des phrases (là, elle me rappela un tas d’appellations grammaticales) « pour qu’ils puissent comprendre le sens d’un texte ». Depuis quand les humains doivent-ils être capables de déconstruire un texte pour le comprendre ? La grammaire, la linguistique sont des sciences précieuses pour étudier le fonctionnement des langues, mais ce que je n’ai que trop constaté, c’est que la déconstruction, dans les apprentissages de la littérature, a pris le pas sur la compréhension. Ce que la pédagogie méprise, c’est la recherche des sens profonds du texte. Je l’ai maintes fois constaté et je me suis âprement battue contre cet aveuglement, comme en témoigne mon journal de prof, que je mettrai en ligne prochainement.

N’étant pas sûre que les siècles précédents aient été beaucoup plus intelligents, je ne parlerai pas de perte de sens, mais du manque de sens, contre lequel l’humain – c’est ce qui fait son humanité – doit toujours se battre, et du chemin vers toujours plus et mieux de sens que l’humain – c’est ce qui fait son bonheur et sa liberté – doit toujours de nouveau accomplir. Un chemin qui passe par le refus du mépris, de soi et d’autrui : on n’avance pas ni ne fait avancer personne en se laissant piétiner. Les bonnes intentions sont pavées de cadavres et autres phrases démembrées. Je ne marche pas à l’intention, mais à l’acte. Je ne retournerai pas au lycée. La non-acceptation du système du mépris est un acte de résistance civile, une façon de renverser les tables garnies de pigeons et autres vivants à sacrifier.

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Cinq poèmes de Stephen Crane (dans ma traduction)

Je vis un homme poursuivre l’horizon ;
En rond, en rond, ils accéléraient.
Cela me troubla ;
J’accostai l’homme.
« C’est futile », dis-je,
« Tu ne pourras jamais… »

« Tu mens », cria-t-il,
Et il poursuivit, courant.

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Au Paradis,
Quelques petits brins d’herbe
Se tenaient devant Dieu.
« Qu’avez-vous fait ? »
Alors tous les petits brins, sauf un,
Se mirent à raconter, empressés,
Les mérites de leur vie.
Celui-là restait un peu en arrière,
Honteux.
À ce moment, Dieu dit :
« Et toi, qu’as-tu fait ? »
Le petit brin répondit : « Oh Seigneur,
La mémoire m’est amère
Car si j’ai fait de bonnes actions,
Je ne sais rien d’elles. »
Alors Dieu dans toute Sa splendeur
Se leva de son trône. 
« Oh, le meilleur des petits brins d’herbe », dit-Il.

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Dans le désert
Je vis une créature, nue, bestiale,
Qui, accroupie par terre,
Tenait son cœur dans ses mains,
Et en mangeait.
Je dis « Est-ce bon, l’ami ? »
« C’est amer, amer », répondit-il ;

« Mais j’aime ça,
Parce que c’est amer,
Et parce que c’est mon cœur. »

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Un homme dit à l’univers :
« Monsieur, j’existe ! »
« N’importe, répondit l’univers,
Le fait n’a pas créé en moi
Un sentiment d’obligation. »

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Un jour vint un homme
Qui dit :
« Rangez-moi tous les hommes du monde en rangs. »
Et sur-le-champ
Il y eut une clameur terrible parmi les gens
Contre le fait d’être rangés en rangs.
Il y eut une bruyante querelle, universelle.
Elle dura des siècles ;
Et le sang fut versé
Par ceux qui ne voulaient pas se tenir en rangs
Et par ceux qui aspiraient à se tenir en rangs.
Finalement l’homme mourut, en pleurant.
Et ceux qui restèrent dans la bagarre sanglante
Ne connurent pas la grande simplicité.

Stephen Crane, traduit par Alina Reyes

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J’ai trouvé ces poèmes de Stephen Crane sur le site Poetry Foundation
Je traduirai peut-être d’autres textes de cet auteur oublié auquel Paul Auster vient de consacrer un livre, Burning Boy

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Retour sur mon nouveau premier jour de cours

Hier j’ai vu quelque chose que je n’avais jamais vu. Une élève qui, sans être « première de la classe », veut travailler tranquillement, a pris l’habitude de s’asseoir juste face au prof pour pouvoir l’entendre, mais avec des boules Quiès dans les oreilles pour amortir le bruit de la classe.

Pendant la première heure, après leur avoir exposé ce qu’étaient selon moi le cours de français et la littérature, je leur ai demandé, plutôt que l’habituelle fiche de présentation, d’écrire un texte personnel sur le ou les textes qui les ont marqués. Après m’avoir posé beaucoup de questions intéressées, ils se sont mis au travail dans un calme parfait jusqu’à la fin de l’heure.

Après la pause, durant laquelle j’ai aéré, nous sommes passés à un travail à l’oral, et là ils se sont lâchés. Cela commence par des paroles échangées assez discrètement, et très vite le volume monte, ils parlent d’autant plus fort que le bruit ambiant augmente et qu’il faut parler plus fort pour se faire entendre. Toutes les cinq minutes il faut les rappeler au calme. Les quelques-unes et quelques-uns qui voudraient travailler tranquillement souffrent visiblement sans rien dire. Malgré leurs bavardages, les bavards participent, répondent aux questions posées ; ils ne sont pas mal intentionnés, c’est seulement que leur façon d’être est ainsi, expansive et sans contrôle. J’ai demandé à l’un des bavards de venir au tableau gérer les réponses de ses camarades, il s’en est acquitté avec plaisir et sérieux, nullement dérangé par la cacophonie. Ce sont surtout des garçons qui font régner leur sans-gêne, dans un schéma patriarcal trop connu – au point qu’on en viendrait à regretter la mixité des classes. À la fin du cours ils me disent au revoir poliment, me souhaitent bon week-end, ils n’ont aucune mauvaise intention, ni vraiment le sentiment de mal se comporter. L’un de mes fils qui était lycéen il y a dix ans me dit que les lycéens d’aujourd’hui sont formés à se mettre en avant sur des réseaux comme TikTok. Je pense aussi que c’est l’ensemble de la société qui pousse à l’individualisme – et le macronisme n’a fait qu’aggraver beaucoup cette tendance.

Il y a une trentaine d’années, alors que j’avais juste une licence et aucune expérience de l’enseignement, j’ai fait, plusieurs mois durant, des remplacements de prof, dans un collège puis dans un lycée professionnel. Je n’ai alors rencontré aucun problème de discipline. Bien sûr les élèves sont toujours portés au bavardage, mais c’était alors assez simple à gérer. Jamais je n’aurais eu un tel volume sonore en classe, même au lycée professionnel, où les élèves n’étaient certes pas des adorateurs de l’école. Le problème ne vient pas seulement des élèves et de leur culture (réseaux sociaux, émissions de télé débiles sur les écrans familiaux…), il vient aussi d’en haut, des pouvoirs publics, de l’État, qui considère l’Éducation nationale et ses profs, de même que l’Hôpital public et ses soignants, comme ses larbins, aux ordres de ses directives aberrantes ; les enseignants sont les larbins de l’État, de la société, des parents. Comment susciteraient-ils le respect des élèves, sauf à se comporter en flics, reproduisant ainsi le système vicieux de l’État qui ne sait maintenir l’ordre qu’à coups de matraques et de LBD ? Ou bien par l’emprise psychologique, avec des méthodes de néo-gourous ? C’est ce à quoi je me refuse, et c’est pourquoi je m’en vais. Si j’avais encore toutes mes forces je tenterais quelque chose, comme je l’ai fait avec bonheur il y a quatre ans dans mon précédent lycée, mais hier en rentrant j’ai juste eu la force de me coucher jusqu’au soir, avec une migraine. Or j’ai besoin de toute ma tête, pour tout ce que j’ai encore à faire, à créer.

Je dois ajouter que la situation de ce cours d’hier était aggravée par l’étroitesse de la salle où nous étions entassés, si petite qu’elle ne me permettait pas de circuler entre les trente élèves. En pleine pandémie, pas sûr que nos masques suffisaient à nous protéger. Très vite l’air était saturé, ma gorge devenait douloureuse. Aérer ne suffisait pas à assainir l’air, et supporter l’air froid quand on est immobile n’est pas non plus la meilleure solution pour ne pas tomber malade. Dans les toilettes, il y a bien un panneau détaillant la façon dont il faut se savonner les mains, entre les doigts, dans les ongles, etc., précisant que si on ne dispose pas de savon il faut utiliser un gel hydroalcoolique, mais il n’y a ni savon ni gel, et on en ressort avec ses microbes à distribuer sur tout ce qu’on touche, et qui est déjà contaminé par d’autres mains qui n’ont pas pu non plus se laver. Voilà comment ça se passe, dans l’un des bons lycées de Paris.

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Re-prof et plof

J’ai essayé, ça a raté. J’avais envie de recommencer à enseigner, le rectorat m’a donné un remplacement de prof de français dans un lycée du centre de Paris, un bon lycée bien classé. J’ai donné un premier cours de deux heures cet après-midi à une classe de seconde. Une classe sympathique, mais trop indisciplinée à l’oral pour mes forces d’aujourd’hui. Une élève m’a affirmé après le cours que c’était toujours ainsi, « une horreur », sauf avec la prof principale, avec qui ça va mieux – mais il est vrai que certaines matières prêtent moins à l’indiscipline que celles où l’oral est important, les langues, le français, la philo.
Ces enfants, deux classes de seconde et une classe de première, sont sans professeur depuis la Toussaint. Deux remplaçants successifs se sont mis en congé maladie au bout de deux jours maximum, et ne sont jamais revenus. Et voilà que je vais faire la même chose. Je ne vais pas les laisser tomber avant les vacances de Noël s’il n’y a toujours personne d’autre pour assurer le remplacement de leur prof partie en retraite, mais je ne terminerai pas l’année scolaire, travailler à temps plein dans ces conditions est au-dessus de mes forces – le prévoyant, j’avais demandé un mi-temps, mais j’ai accepté ce remplacement pour rendre service, parce que le rectorat était aux abois (en dix minutes, ils m’ont appelée trois fois, envoyé un texto et un mail pour me demander de venir d’urgence, alors que je me reposais hors de Paris). Le problème est général, l’Éducation nationale arrive de moins en moins à attirer ou garder les enseignants. Un phénomène comparable à ce qui se passe dans l’Hôpital public. Ce n’est pas seulement que les salaires ne sont pas attractifs, c’est surtout que les conditions de travail sont déplorables. La proviseure de mon lycée en plein Paris était débordée, elle n’a pas eu le temps de préparer mon arrivée, il a fallu que je me débrouille à me renseigner ici et là pour savoir ce qui avait été fait avec les élèves par leur prof d’origine, que je me lance dans ce remplacement au pied levé, avec notamment une classe qui va passer le bac de français cette année et à qui il manque déjà cinq semaines de cours. Je ne pouvais même pas m’appuyer sur les cours que j’ai donnés dans un autre lycée il y a quatre ans, depuis évidemment tout a encore changé, programmes, pédagogies, exercices demandés en classe et à l’examen… Une collègue qui a de la bouteille m’a dit tout à l’heure, les élèves n’y comprennent rien, mais même nous on n’y comprend rien. Il faut faire avec, chacune et chacun bricole dans son coin pour essayer de suivre ce train fou. Eh bien, si bref doive être mon retour dans cette institution, il est instructif.
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Bourgogne, suite : Beaune en 17 images


Un mur en hommage au tournage de La Grande vadrouille

la basilique et son cloître


partout de belles portes et de belles rues pavées

à l’abbaye de Maizières, transformée en hôtel, on jouit de ce bâtiment fabuleux, de sa piscine, de sa salle voûtée où est servi le petit déjeuner


…et d’une belle vue sur les toits, sur lesquels évoluent un écureuil et des oiseaux, au petit matin en faisant son yoga (par exemple)
dans les hospices de Beaune, à l’Hôtel Dieu, « le musée présente les anciennes salles des malades et leur fonctionnement avec leur évolution depuis 1452 jusqu’au XXe siècle. L’Hôtel-Dieu témoigne aussi du riche mécénat des ses fondateurs: Nicolas Rolin et Guigone de Salins, à travers des œuvres exceptionnelles telles que le retable du Jugement Dernier attribué à Rogier Van der Weyden »



à Beaune, du 6 au 8 décembre, photos Alina Reyes
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