Le journal (de Potocki) dans le journal (de Reyes)

Cet après-midi à la médiathèque du Jardin des Plantes

Cet après-midi à la médiathèque du Jardin des Plantes

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Je suis allée à la bibliothèque Buffon chercher les œuvres de Potocki que j’avais commandées. Avant de continuer à évoquer son Manuscrit trouvé à Saragosse, voici des extraits de son Voyage dans l’Empire de Maroc, journal de voyage donc, beau texte riche en notations de toutes sortes qui ont de toute évidence servi à la création de son roman. Ceux que j’ai choisis en lisant le livre cet après-midi ne sont pas nécessairement significatifs de l’ensemble, ce sont seulement quelques passages que j’ai aimés pour leur pouvoir d’évocation ou qui m’ont spécialement parlé ou m’ont fait sourire. Je les copie avec l’orthographe et la ponctuation originelles, selon cette édition de François Rosset et Dominique Triaire chez Peeters.
potocki« J’ai débarqué à l’entrée d’une rivière assez considérable, dont la barre n’est pas exempte de danger. Ses bords sont de sable & de bruyeres. Des groupes de pêcheurs sont établis sur toutes les pointes que fait le rivage : Un peu plus loin est une troupe de femmes noires, qui prennent le plaisir du bain sans paroître redouter beaucoup l’approche des Actéons. Et sur ce, l’on m’amene un petit âne (…)
J’ai suivi mon petit âne & les bords du fleuve pendant une demie heure »

« Comme cette Isle est le rendez-vous des Corsaires de toute cette côte, elle abonde en filles de joie. J’en ai vu de très belles, & elles portent l’habillement de gaze des femmes de Tripoli; c’est-à-dire qu’il y a à leurs robes, beaucoup plus d’espaces transparents que d’opaques. Je me souviens d’avoir soupé sous des figuiers, avec un corsaire appelé Reis Mahmoud : Le lendemain il mit en mer & fut pris par une frégate Maltoise, & il fut pendu huit jours après, parce qu’il étoit renégat. L’on auroit sans doute dû lui pardonner, parce qu’il avoit renié enfant ; mais à cette époque les renégats désoloient les côtes de Sicile qu’ils connaissoient parfaitement, & l’on vouloit faire un exemple. »

« Mais tandis que des lois absurdes, prétendent opposer une digue au torrent des passions, le souffle brûlant du climat le déborde, & lui fait changer de lit. Les femmes se sont vouées en secrêt au Culte de Lesbos, & les hommes en rendent un assez public à l’échanson des Dieux. »

« Ce que nous appelons ennui, n’est pas plus connu ici qu’il l’est dans le reste de l’Afrique, dans l’Asie, & chez les Indigénes de l’Amérique. Ce mal européen me paroît avoir en grande partie sa source dans cette succession de leçons, qui remplissent toutes les heures de notre enfance, & nous donnent de l’occupation, une habitude qui finit par devenir un vrai besoin. Mais l’homme de l’Orient ne ressent pas cette nécessité : Les ressorts de son esprit n’ont pas reçu cette tension habituelle, qui les fait ensuite réagir sur eux-mêmes : Le défaut d’occupation suspend simplement leurs fonctions, comme le sommeil suspend celles de l’ame; & si l’air que cet homme respire, est rafraîchi par une brise de mer ; s’il est parfumé par les fleurs d’un parterre ; si le verd repose sa vue, il est agréablement averti de son existence, & il ne lui en faut pas d’avantage. Cependant Helvétius a regardé l’ennui comme un des principaux mobiles des actions des hommes ; mais s’il étoit vrai, que l’ennui ne fut point connu dans trois des quatre parties du monde, il s’en suvroit nécessairement qu’Helvétius avoit trop généralisé son système. Les Philosophes de l’antiquité voyageoient beaucoup, & je ne puis pas m’empêcher de croire, qu’ils fesoient bien; Ne semble-t-il pas, par exemple, que les Philosophes françois se sont montrés bien françois lorsqu’ils ont assigné l’amour propre, comme cause unique & universelle de tout ce qui se fait dans le monde, sans se douter seulement que ce sentiment n’étoit pas partout aussi exalté que chez eux. »

« Je remarquai sur le chemin des tas de pierre, qui sont l’ouvrage des dévots Musulmans: ils indiquent, que de l’endroit où ils sont l’on apperçoit le tombeau de quelque Saint, & chacun qui dit une prière, ajoute une pierre au tas. »

« Un peu plus loin nous vîmes une chapelle en chaume, & une caverne dont un homme paroissoît garder l’entrée: Cet homme nous dit en effet, que la caverne étoit l’ouvrage du Saint, & qu’il n’étoit point permis d’y entrer; Mais le naturaliste & un autre Suédois ayant persisté dans le dessein d’en voir l’intérieur, il ne s’y opposa point, & dit en riant, que dans leur religion il étoit permis aux fous de faire tout ce qu’ils vouloient. »

« Les Arabes sont peut-être le peuple du monde qui a le plus d’amour pour l’égalité, le plus de haîne pour le despotisme: Celui-ci n’a jamais existé chez les Arabes Nomades; Il ne s’est introduit chez les Arabes des villes qu’à la faveur de la Théocratie, & il étoit alors tempéré par la loi. »

« Je ne veux point quitter Rabat sans parler de Lelé toto. Or donc Lelé-toto est une Sainte âgée d’environ dix sept ans, bien faite, assés jolie, de plus folle & imbécille, & elle possède ces deux dernières qualités dans la juste mesure qui procure ici la béatification: Elle habite les bords du fleuve, & les plus dévots a son culte sont une troupe de jeunes garçons entre douze & quatorze ans, qui je la quitent guère: Ils sont très soigneux à la servir, & sur-tout à la déshabiller lorsqu’elle se met nue pour le bain. Lelé-toto est parfaitement instruite, dit beaucoup de choses libres, & les appelle par leur nom: Et les bons Musulmans qui voyent & entendent ces indécences, ne manquent jamais l’occasion d’en faire une oraison à la plus grande gloire de Dieu. »

« Le vrai courage est peut-être la pierre philosophale des perfections de l’ame. Et par vrai courage j’entends celui qui ne nous abondonneroit ni dans les douleurs aigues des opérations chirurgicales, ni dans les langueurs d’une maladie chronique, ni dans les revers de la fortune, ni dans les peines cuisantes de l’ame.
Or, je dois dire que ces mêmes Maures, doués d’un si petit nombre de vertus morales, ont cependant une partie de ce courage dont je viens de parler. S’ils sont malades ils attendent sans se plaindre la mort ou la guérison. S’ils sont ruinés ils conservent la même contenance sous leur vêtement grossier qu’ils avoient dans leur haik du Tafilet. Pendant le bombardement point de hâte, point de mouvemens précipités, personne ne cherche, personne n’évite le danger. (…) L’on me dira peut-être que c’est apathie, mais cela ne peut être, car les Maures sont vifs dans leurs passions, dans leur parler & dans leurs mouvemens. C’est donc la croyance à la prédestination ? Non plus, car pour peu que l’on aye fréquenté les Musulmans, l’on sait qu’ils ont toujours cette profession de foy à la bouche, mais qu’ils ne s’en remettent à la Providence pour aucune des actions de leur vie. Ce sont donc les vertus stoïques ? Encore moins, car les Maures ont très peu de vertus: Mais si je dois en dire mon sentiment, c’est que leur éducation & leur vie est simple; & je crois que cette soumission à la nécessité, est très commune dans l’état de simplicité, tandis qu’au contraire elle est si rare dans l’état de prétention, que Jean-Jacques à cru devoir bâtir une éducation tout exprès pour y accoutumer son élève. Mais c’est que dans l’état de prétention, chacun est toujours occupé du moi, se croit l’objet de l’attention universelle, s’imagine que ce moi à une destinée unique, que ce sont des choses qui n’arrivent qu’à moi, & ce moi l’objet de tant de soins et d’attentions, devient nécessairement douillet & ne peut plus supporter les véritables malheurs qui peuvent lui arriver. »

« Parlez a chaque homme avide de biens ou de gloire. Il compte se reposer lorsqu’il aura exécuté tel ou tel projet. Parlez à l’ami des sciences, et vous verrez qu’il ne désire que la continuation de ces loisirs studieux, il en sera de même de l’agriculteur, ce qui paroît indiquer la jouissance d’un bonheur plus réel. Mais chacun à un bonheur différent de celui des autres; le bonheur de l’ambition consiste à n’être jamais content, et comme disoit le Dervisch Saadi, les yeux de l’ambition ne peuvent se fermer qu’avec de la terre.
Ce Dervisch Saadi a toujours été le philosophe selon mon cœur.  »

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Ma deuxième peinture fluide, toujours sur papier de canne 24 x 32 cm. Cette fois je me suis inspirée à la fois de l’acrylic pouring (cf note précédente) et du pointillisme australien. Un détail :

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Alchimie de la peinture fluide (actualisée)

Acrylique sur papier en fibre de canne à sucre, 24 x 32 cm

Acrylique sur papier en fibre de canne à sucre, 24 x 32 cm

Je lui ai trouvé un cadre et j’ai rephotographié des détails de façon plus lisible.

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J’ai fait cette peinture en m’inspirant de la technique de la peinture fluide, ou acrylic pouring – c’est mon premier essai. Cette technique est captivante à observer dans son déroulement : en faisant couler la peinture, on assiste au mélange des couleurs puis à la formation de « cellules » (en ajoutant du silicone au mélange acrylique-eau-médium), mélange qui obéit aux lois de la nature et finalement recrée des mondes, raison du caractère captivant de l’opération. De nombreuses vidéos sur Youtube donnent une idée des possibilités de la technique.

Pour ma part je me suis seulement inspirée de cette technique, premièrement parce que j’ai utilisé les moyens du bord : support papier au lieu de toile ou bois, pas de silicone, un médium ordinaire, des tubes d’acrylique souvent sèche (et j’ai utilisé les grumeaux ainsi engendrés), deuxièmement parce que j’ai aussi travaillé la peinture autrement, au couteau notamment. Je suis en train d’en faire une autre, pour laquelle j’ajoute encore une autre technique, je la montrerai quand elle sera terminée.

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Journal du jour du corps et âme de l’écrivaine

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Que fait une écrivaine trop fatiguée pour écrire ? Elle sort se promener, et comme elle est trop fatiguée pour se promener longtemps, elle s’arrête au square, elle y ramasse des feuilles, elle en compose une spirale au pied d’un escalier de pierre, et tandis que la brise souffle elle se dépêche de la photographier avant que l’œuvre ne s’envole. Puis elle s’assoit sur un banc, elle sort son cahier et son stylo de son sac, et elle écrit son journal intime. Car une écrivaine trop fatiguée pour écrire écrit quand même au moins un peu. La brise fait chanter les feuilles des arbres, la lumière joue des faîtes à l’herbe. À l’aube elle a entendu le merle, c’était bien sa voix mais son chant était tout différent des chants habituels du merle, très moderne, celui-ci était un sacré artiste. Elle s’est levée, une mésange est venue se poser à sa fenêtre, à quelques centimètres d’elle.

En faisant les courses, elle se rappelle que l’interne à l’hôpital lui a parlé d’anémie, qu’elle était anémiée lors de la dernière prise de sang, et donc elle achète des aliments pleins de fer et de vitamines B, afin de retrouver vite des couleurs et la force d’écrire. De retour à la maison elle a envie de peindre, elle le fait sur une feuille de papier de canne (j’attends la lumière du jour demain pour vérifier que c’est bien terminé). Le matin, après avoir changé son pansement (elle est censée faire venir une infirmière pour ça tous les trois jours mais elle a pris l’initiative de le faire elle-même, autant alléger les soins le plus possible), en sortant de la salle de bains elle s’est photographiée dans le miroir du couloir, peut-être est-ce l’une des techniques pour récupérer pleinement son corps.

Le soir c’est le moment du journal extime, ici.

 

autoportrait,-minAujourd’hui à Paris, photos Alina Reyes

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En pensant à Kafka, en lisant Castaneda

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Aujourd’hui je suis allée à la préfecture de Nanterre, voir un autre médecin expert pour mon arrêt de travail, après l’accueil inqualifiable du précédent. Et il m’est apparu que les romans de Kafka sont un rêve juste un peu agité par rapport à la réalité cauchemardesque de l’administration. Je ne vais pas raconter ici le détail de l’affaire, ce serait ennuyeux, on ne peut le faire décemment que dans un roman, je le ferai peut-être. J’avais rendez-vous à 13h15, je suis partie de chez moi avant midi pour avoir le temps en cas de problème (et il y a eu en effet un problème avec le RER, je ne vais pas raconter non plus mais j’y ai perdu beaucoup de temps et d’énergie), je suis arrivée pile à l’heure, je ne suis repartie que plus de deux heures après, et il était plus de 16h30 quand je suis rentrée chez moi (et que j’ai enfin pu boire et manger). J’ai beaucoup pensé aux étrangers qui doivent venir et revenir à la préfecture pour leurs papiers. J’en ai connu, ils m’ont raconté quelle épreuve c’était. L’administration me fait penser à l’Inquisition. Des hommes construisent des prisons pour eux-mêmes, puis s’emploient à y attirer d’autres hommes. Une machine infernale, avec un tas de rouages hors de l’administration aussi, le fonctionnement des hommes se produisant avec des variantes dans toutes sortes de milieux et de conditions.

Je continue à lire Castaneda, dont le but est de « stopper le monde ». Lui aussi explore pour cela le côté sombre du monde, pour y gagner le pouvoir de la liberté réelle, celle du « chasseur » et du « guerrier », qui n’a rien à voir avec la fausse liberté du « maquereau », comme don Juan appelle le narrateur, intellectuel respectable. J’ai bien fait de ne pas vouloir le lire à vingt ans, il vaut mieux le lire avec plus de distance pour éviter la lecture à la lettre à laquelle incite l’effet de documentaire du texte. Voici les passages que j’ai soulignés aujourd’hui dans ma liseuse ; d’abord des paroles de « don Juan » (cf note précédente) :

« Être inaccessible ne signifie en aucun cas se cacher ou faire des secrets. Cela ne signifie pas que tu ne puisses plus avoir affaire avec les autres. Un chasseur utilise son monde avec frugalité et avec tendresse, peu importe ce qu’est ce monde, choses, animaux, gens, ou pouvoir. Un chasseur est intimement en rapport avec son monde et cependant il demeure inaccessible à ce monde même. »

« Un chasseur qui vaut son pesant d’or n’attrape pas son gibier parce qu’il pose des pièges ou parce qu’il connaît les routines de ses proies, mais parce que lui-même n’a pas de routines. C’est là son suprême avantage. Il n’est absolument pas comme les animaux qu’il traque, ordonnés selon de pesantes routines et des astuces facilement prévisibles. Il est libre, fluide, imprévisible. »

« Chasser est une affaire étrange. On ne peut prévoir à l’avance. C’est ce qui est excitant. Cependant un guerrier agit comme s’il avait un plan parce qu’il fait confiance à son pouvoir personnel. Par expérience il sait que celui-ci le poussera à agir de la manière la plus appropriée. »

… et cette remarque du narrateur à propos de don Juan :

« Sa conduite avait quelque chose de monolithique et la manière dont il agissait ne laissait aucun doute sur son entière maîtrise »

« Monolithique ». N’ai-je pas dit la dernière fois qu’après apprendre les plantes, vient apprendre les pierres ?

 

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street art 25-minCes jours-ci à Paris 5e, 6e et 13e, photos Alina Reyes

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Le bel été – avec l’enseignement du don Juan de Castaneda

au lever-min,Ce matin au lever, photo Alina Reyes

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J’ai fait les soldes dans les boutiques pour gamines, parce que c’est là que je trouve des choses à mon goût et à ma taille. J’ai pris deux micro-shorts en coton pour la maison, par temps de canicule c’est bon et cela me donne l’occasion de continuer à bien aimer mes lignes.

J’ai acheté ma première liseuse et j’en suis très très contente. J’ai lu des heures durant, quand on a envie de se reposer c’est génial aussi. J’ai d’abord lu un roman qui se trouvait déjà dans la liseuse, Orages d’Estelle Tharreau. Un roman sans prétentions publié chez un éditeur improbable (Taurnada), mais justement c’est intéressant, plus intéressant que la production des romanciers à la mode avec leur art plus que jamais épate-bourgeois, et finalement malgré son espèce d’amateurisme il en reste quelque chose, la vision discrètement hallucinée de son auteure et une frustration à la fin bâclée qui disent quelque chose de profond.

Puis j’ai téléchargé d’autres textes de mon choix, et je suis en train de lire Le voyage à Ixtlan de Carlos Castaneda. Bizarrement malgré mon adolescence de hippie des années 70 je n’avais jamais lu cet auteur. En fait non, pas si curieusement : il était trop à la mode pour me donner envie d’aller voir. J’ai toujours été dandy dans l’esprit :-) Bref, maintenant c’est le bon moment pour y aller, et j’y suis allée. Son don Juan, le vieil Amérindien à qui il lui a demandé de lui enseigner les plantes, est aussi un personnage des plus dandys dans l’esprit. Et j’admire qu’il s’appelle don Juan, comme le personnage littéraire, avec qui, selon ma lecture du personnage de Molière, il partage un haut degré de dandysme. « Les gens ne se rendent pas compte qu’ils peuvent abandonner n’importe quand n’importe quoi dans leur vie, simplement comme ça, dit-il en claquant des doigts »

(…) « Il faut, entre autre choses, que tu effaces ta propre-histoire » (…) « En premier lieu il faut avoir envie de la laisser tomber, et alors il faut harmonieusement, petit à petit, la trancher de soi. » (N’ai-je pas moi-même écrit au début de mon premier livre « la tranche tomba sur le billot »?)

Dans sa préface, Castaneda résume l’enseignement de don Juan, selon qui pour apprendre quelque chose il faut « stopper le monde ». « Une fois le monde « stoppé », l’étape suivante était « voir ». Castaneda a du mal à comprendre pourquoi don Juan se comporte aussi bizarrement et lui en fait voir de toutes les couleurs au lieu de lui enseigner les plantes, comme il le lui a demandé. La vieille sauvage que je suis sourit : en fait, quel magnifique enseignant, ce vieux sorcier. Il est bel et bien en train de lui enseigner les plantes, et j’ignore comment se poursuit le livre mais je sais que dans la vie, l’étape suivante, c’est apprendre les cailloux.

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Un médecin sans éthique, une humanité en danger

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Il y a des professions où le manque d’éthique peut avoir des conséquences fatales. Comme l’enseignement, où l’on a pouvoir sur les esprits, et comme la médecine, où l’on a pouvoir sur les corps. J’ai vécu aujourd’hui un moment d’une grande tristesse face à l’inhumanité manifestée par un médecin.

J’étais convoquée par la « Direction départementale de la Cohésion Sociale » – quel beau programme. En fait, j’avais rendez-vous avec le médecin mandaté par le « comité médical » qui doit se prononcer sur l’éventuelle prolongation de mon congé maladie. À Asnières, soit à une heure de transports en commun de chez moi, avec deux changements de métro. Ayant lu hier dans Le Parisien que l’air était « irrespirable » dans le métro et singulièrement sur la ligne 13, que je devais prendre, et étant pas mal fatiguée encore par l’opération, l’anesthésie etc., plus la canicule et les insomnies qu’elle engendre, j’ai décidé d’y aller en taxi. Mais au bout d’un quart d’heure il n’y avait toujours pas de taxi à la station et j’ai décidé de prendre le métro afin de ne pas risquer d’être en retard. Arrivée à Asnières, il me restait un petit quart d’heure à faire à pied, mais avec la fatigue je suis partie dans l’autre sens. Au bout d’un moment, me rendant compte que je ne reconnaissais rien, j’ai demandé mon chemin. On me l’a alors indiqué, mais j’ignorais que je n’étais plus à Asnières mais à Gennevilliers, et que la rue de la Paix où l’on m’envoyait n’était pas celle qui menait chez le médecin. Bref, j’ai marché cinquante minutes dans la canicule, à pas vifs, pour finalement retourner sur Asnières et arriver à bon port. Entre temps, j’avais laissé un message sur le répondeur du médecin, pour lui expliquer la situation.

Quand je suis arrivée dans la salle d’attente, il est sorti de son cabinet où il donnait une consultation ; je lui ai présenté mes excuses, je lui ai rappelé le message que je lui avais laissé. Il n’a rien voulu savoir, il m’a donné congé sans ménagement. J’avais plus d’une demi-heure de retard, je n’avais qu’à être à l’heure, c’est tout. Lui terminait ses consultations à 11h30, il n’y changerait rien. J’étais dans un état de très grande fatigue, rouge comme un coquelicot, brûlante (je n’en suis pas tout à fait remise maintenant, plus de trois heures après). Je me rends compte maintenant que j’étais certainement proche du coup de chaleur, car face à sa rebuffade, je me suis effondrée – ce qui n’est pas du tout dans mes habitudes. Je suis tombée en larmes, il est retourné dans son cabinet, me fermant la porte au nez.

Je ne suis pas repartie, tout simplement car j’en étais dans l’immédiat incapable. Je me suis assise, j’ai bu, je me suis éventée constamment, j’ai fait de mon mieux pour me sortir de cet état. À onze heures douze, sa dernière patiente s’en est allée. Il m’avait dit qu’il terminait ses consultations à onze heure trente, mais il ne m’a pas reçue pour autant – alors que ce genre de consultation ne demande pas plus de dix à quinze minutes. Il m’a proposé de revenir le lendemain. De nouveau je me suis effondrée. Il m’a laissée repartir dans cet état.

Il a fallu que je mobilise toutes mes forces pour rentrer chez moi. Maintenant il va falloir que je règle tout cela avec l’administration, qu’elle me donne un nouveau rendez-vous sans doute, tout le pataquès. Peu importe. Ce qui importe, c’est qu’un humain, a fortiori un médecin, puisse se comporter aussi froidement, aussi mécaniquement, face à un autre humain affaibli. Je pourrais parler de non-assistance à personne en danger dans cette affaire. Mais au-delà de ma personne, c’est toute l’humanité que de tels comportements mettent en danger.

En fait, quelle que soit notre profession, chaque fois que nous agissons sans éthique, nous mettons toute l’humanité en danger.

P.S. Messagers de messages non désirés, je ne lis pas vos messages

 

Grandes lectures d’été, annonce

eau-forte de Leonor Fini pour l'édition très incomplète du "Manuscrit trouvé à Saragosse" par Roger Caillois

eau-forte de Leonor Fini pour le « Manuscrit trouvé à Saragosse »

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L’été est propice aux grandes lectures. Grandes par la taille et par l’importance. J’aime consacrer mes étés à un grand texte ou à un grand auteur que je lis ou relis. L’été dernier j’ai lu Le Kalevala, la splendide épopée finnoise. Pour cet été, je prévois Les sept piliers de la sagesse de Lawrence d’Arabie, et le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, que je viens de relire mais que je vais relire encore, dans une autre édition que j’ai commandée en bibliothèque. Pour Les sept piliers, j’ai l’original en ebook et une traduction française en papier. Dans sa préface au Manuscrit, René Radrizzani écrit : « Tout se passe comme si Jean Potocki, à l’instar d’un certain Ts’ui Pen dont parle Borges, avait voulu écrire un roman qui eût encore plus de personnages que le Hung Lu Meng, et construire du même coup un labyrinthe dans lequel tous les hommes se perdraient. »

Eh oui. Car il faut les faire se perdre pour leur donner une chance de (se) trouver. Voilà bien de quoi parlent, je pense, ces deux chefs-d’œuvre dont je compte parler ici au fil de ma lecture. Notons que le Hung Lu Meng, Le rêve dans le pavillon rouge, eut d’abord pour titre Les Mémoires d’un roc, ou Histoire de la pierre.

À suivre, dans le labyrinthe, toujours.

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