Bien sentir

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« Une multitude innombrable de races, de peuples, de nations, se presse et s’agite sur la face de la terre. Chaque peuple porte en soi un gage de force, possède en propre des facultés créatrices, des particularités bien tranchées, d’autres dons du ciel encore ; mais il se distingue surtout par son Verbe, qui reflète en toute occasion un trait du caractère national. Le langage de l’Anglais dénote une connaissance approfondie du cœur et de la vie ; celui du Français brille d’un éclat léger, pimpant, éphémère ; l’Allemand rumine longtemps une phrase alambiquée dont le sens échappe à bien des gens ; mais aucune parole ne jaillit aussi spontanément du cœur, ne bouillonne, ne frissonne d’une vie aussi intense, qu’une parole russe bien sentie. »
Nicolas Gogol, Les Âmes mortes, trad. du russe par Henri Mongault

« Tolstoï ou Dostoïevski ? » Les trois, c’est ma réponse à la question de George Steiner : Tolstoï, Dostoïevski, et Gogol. Les trois dans mon cœur, les trois dans mon âme, les trois dans mon travail.

Il est significatif que George Steiner enfant ait vu James Joyce chez lui, son père contribuant à financer le Work in progress, l’écriture de Finnegans Wake ; comme il est significatif que Vladimir Nabokov soit entré en littérature en traduisant Lewis Carroll. Nabokov c’est Humbert Humbert poursuivant LolitAlice, la littérature, et Steiner cherche toute sa vie à comprendre Finnegans Wake, les langues en travail, comme on le dit des femmes en train d’accoucher.

Mon âme russe, et mes autres âmes, sont en travail, pour mettre au monde, dans la joie, une parole bien sentie.

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Porteurs de pensée et colporteurs de sottises. Lettre de Char à Rimbaud

 

caduceeÉcoutant George Steiner parler de la présence d’Héraclite chez René Char et notamment dans Fureur et mystère, je songe que le serpent de son poème « À la santé du serpent », que je perçois comme foudre et pythie-python delphique héraclitéennes, peut aussi évoquer le serpent de la santé, celui qui figure en double sur le caducée d’Hermès. Il se peut évidemment que Char ait aussi pensé pour son titre au serpent biblique, mais, comme je l’ai analysé, sa série d’aphorismes est avant tout héraclitéenne.

Dans un article de Libération de 2007, je lis que René Char avait projeté de réaliser un film qu’il aurait intitulé « Soleil des eaux ». Et les auteurs de l’article d’émettre l’hypothèse que ce titre pourrait venir d’un « psaume du Nouveau Testament » portant le même titre. De fait, il n’y a pas de psaumes dans le Nouveau Testament ; les psaumes se trouvent dans ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, et aucun ne s’intitule « Soleil des eaux ».

Nul d’entre nous ne sait tout, mais quand nous ne savons pas, nous ferions mieux de nous taire ; ou de vérifier ce que nous allons dire avant de le dire ou de l’écrire ; de reconnaître nos erreurs quand nous en avons fait ; et, last but not least, d’écouter les personnes qui s’avèrent avoir une connaissance que nous n’avons pas, sur tel ou tel sujet. Si les journalistes et les membres des jurys de concours, entre autres, se montraient capables de ce respect envers la vérité, le monde serait moins malade.

« Soleil des eaux », feu et fleuve, ça sonne très héraclitéen aussi. Et pourquoi pas rimbaldien ? « C’est la mer mêlée Au soleil ». Relisons la lettre que Char adressa à Rimbaud, et qui figure dans le même recueil que ses aphorismes, Fureur et Mystère (encore un titre très héraclitéen, sorte de transposition de la foudre et de la nature « qui aime à se cacher ») :

« Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! »

« Tes dix-huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d’abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l’enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.

Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi. »

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On peut aussi lire cette étude d’Alain Gaubert sur « au-delà des visibles emprunts, l’infiltration héraclitéenne, secrète et active » dans l’œuvre de René Char.

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Antigone, Hegel et George Steiner

Commençons, pour faire suite au rapport entre la déesse et le penseur dans ma note précédente, par cette citation de George Steiner – qui vient de mourir et dont je lis Les Antigones :

« Poser une question philosophique (et ce sera la même chose pour Heidegger, ce grand lecteur de Hegel), c’est poser une question à Minerve. »

antigoneInterroger la déesse Minerve à propos d’Antigone est bienvenu, dans la mesure où Minerve-Athéna est la déesse de l’intelligence, de la pensée (avec son attribut, la chouette aux grands yeux) et une déesse éminemment politique, comme déesse de la stratégie militaire, des sciences, des techniques et des arts (avec son autre attribut, l’olivier, symbole de force, d’immortalité, de victoire). Lectrice récurrente tout à la fois d’Antigone, sur laquelle j’ai donné ici au cours du temps quelques réflexions personnelles, et de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, je note ces remarques de Steiner, quelques pages plus loin dans cette même première partie de son livre :

« On a souvent noté la présence d’Antigone dans la Phénoménologie, mais on ne l’a pas étudiée en détail. Et pourtant, comme intégration d’une œuvre d’art dans un discours philosophique, elle n’est pas moins remarquable que celle d’Homère chez Platon ou celle des opéras de Mozart chez Kierkegaard. En tant que tel, l’usage que Hegel fait de Sophocle n’est pas seulement d’une importance immédiate pour une étude du motif d’Antigone dans la pensée occidentale : c’est une pièce au dossier du problème central de l’herméneutique, de la nature et des conventions de la compréhension. Dans ce cas, confronté à une force appropriatrice comme il en exista peu, nous pouvons essayer de suivre la vie d’un grand texte à l’intérieur d’un autre grand texte ainsi que les échanges métamorphiques de sens que cet emboîtement entraîne. Si la Phénoménologie est elle-même construite de façon dramatique, et c’est éminemment le cas des six premières sections, la raison en est largement que son noyau de référence est précisément une grande pièce de théâtre.

(…) Antigone se dresse devant nos yeux comme elle ne l’avait jamais fait depuis Sophocle.
Il s’agit bien entendu d’une Antigone hégélienne. Transparente à elle-même, à la fois en et sous la possession de son acte qui est son être, cette Antigone vit la substance éthique. En elle, « l’Esprit devient actuel ». Mais la substance éthique qu’incarne Antigone chez Hegel, qu’elle est purement et simplement, constitue une polarisation, une partialité inévitable. L’Absolu subit une division au moment où il entre dans la dynamique nécessaire mais fragmentée de la condition humaine et historique. Il est impératif que l’Absolu descende, si l’on peut s’exprimer ainsi, et se spécifie dans la contingence limitée de l’éthos humain, pour que ce dernier atteigne à sa pleine réalisation, pour que le voyage de retour vers l’unité ultime puisse se poursuivre. »

George Steiner, Les Antigones, trad. de l’anglais par Philippe Blanchard

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Cette nuit j’ai rêvé que O et moi descendions à la plage (crétoise ou grecque, comme tout récemment) par une série d’escaliers et de toboggans.

Yoga, marche, vélo, bibliothèques. Retour de voyage dynamique, tonus sur mes grands chantiers d’écriture.

« C’est la totalité du discours de Hegel, dit aussi Steiner dans le même texte, qui manifeste un refus de la fixité, de la clôture formelle. Ce refus est essentiel à sa méthode et il vide partiellement de leur contenu les notions de « système » et de « totalité » qui s’attachent habituellement à l’hégélianisme. Chez Hegel, réflexion et formulation sont en mouvement permanent à trois niveaux différents : celui de la métaphysique, celui de la logique et celui de la psychologie (…) Hegel procède à une subversion rigoureuse des linéarités naïves de l’argumentation ordinaire. »

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Le génie de Mme de Staël vu par Lamartine

Cet hommage d’Alphonse de Lamartine au génie de Mme de Staël peut être lu aussi comme une définition de la fonction littéraire de l’écrivain, et une salutation à son esprit.

 

Aurore à Athènes, hier, photo Alina Reyes

Aurore à Athènes, vue hier de l’aéroport, photo Alina Reyes

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« Mme de Staël, génie mâle dans un corps de femme ; esprit tourmenté par la surabondance de sa force, remuant, passionné, audacieux, capable de généreuses et soudaines résolutions, ne pouvant respirer dans cette atmosphère de lâcheté et de servitude, demandant de l’espace et de l’air autour d’elle, attirant, comme par un instinct magnétique, tout ce qui sentait fermenter en soi un sentiment de résistance ou d’indignation concentrée ; à elle seule, conspiration vivante, aussi capable d’ameuter les hautes intelligences contre cette tyrannie de la médiocrité régnante, que de mettre le poignard dans la main des conjurés, ou de se frapper elle-même pour rendre à son âme la liberté qu’elle aurait voulu rendre au monde ! Créature d’élite et d’exception, dont la nature n’a pas donné deux épreuves, réunissant en elle Corinne et Mirabeau ! Tribun sublime, au cœur tendre et expansif de la femme ; femme adorable et miséricordieuse, avec le génie des Gracques et la main du dernier des Catons ! Ne pouvant susciter un généreux élan dans sa patrie, dont on la repoussait comme on éloigne l’étincelle d’un édifice de chaume, elle se réfugiait dans la pensée de l’Angleterre et de l’Allemagne, qui seules vivaient alors de vie morale, de poésie et de philosophie, et lançait de là dans le monde ces pages sublimes et palpitantes que le pilon de la police écrasait, que la douane de la pensée déchirait à la frontière, que la tyrannie faisait bafouer par ces grands hommes jurés, mais dont les lambeaux échappés à leurs mains flétrissantes venaient nous consoler de notre avilissement intellectuel, et nous apporter à l’oreille et au cœur ce souffle lointain de morale, de poésie, de liberté, que nous ne pouvions respirer sous la coupe pneumatique de l’esclavage et de la médiocrité. »

Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, « Des destinées de la poésie »

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Crète : Chora Sfakion, suite

« Venant de la mer,

une voix cachée,

voix qui pénètre

dans notre cœur,

le fait frémir

et le rend bienheureux. »

Ces vers de Constantin Cavafy (dans ma traduction) sont inscrits sur la montagne à Ilingas, face à la mer, près de Chora Sfakion où je suis allée me balader, comme on va le voir dans les images qui suivent.

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crete chora sfakion 24-minSur l’une des plages de Chora Sfakion, j’ai marché et marché dans l’eau, le ressac

*crete chora sfakion 25-minLe village, vu d’une autre des ses plages

*crete chora sfakion 26-minLe port

et sa petite église

crete chora sfakion 27-min

*crete chora sfakion 28-minJ’ai mangé tout le chocolat au cannabis acheté à La Canée. Chocolat sans THC, juste pour le plaisir de savoir qu’on profite des bienfaits du cannabis – le cannabis thérapeutique est autorisé en Grèce :-)

*crete chora sfakion 30-minEn chemin vers la plage d’Ilingas, cet oratoire dédié à une jeune femme médecin morte. À l’intérieur, des lampes à huile brûlent doucement.

La vue sur le chemin est splendide

crete chora sfakion 31-min

crete chora sfakion 32-minEt voici le poème de Cavafy, traduit plus haut, écrit à la main sur le muret. Tellement beau !

crete chora sfakion 33-minSur la plage j’ai ramassé neuf beaux galets et j’en ai fait deux petites veilleuses face à la Mer de Libye crete chora sfakion 34-min

*crete chora sfakion 35-minEn revenant j’ai encore admiré l’agilité des nombreuses chèvres et de leurs chevreaux dans les parois rocheuses crete chora sfakion 36-min

crete chora sfakion 37-minC’est une chèvre, Amalthée, qui a nourri Zeus dans son enfance !

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crete chora sfakion 38-minJe complèterai prochainement cette note avec les photos que O a faites dans les montagnes, jusqu’à hauteur de la neige !  autour de Chora Sfakion

*

Ce matin, à l’aube, nous avons quitté ce paradis, mis dans le bus le VTT loué pour le rapporter à La Canée, puis pris un autre bus pour Héraklion. En chemin, nous avons admiré le Mont Ida, où naquit Zeus et où il fut nourri, donc, par la chèvre Amalthée, dans une grotte que j’ai visitée pendant mon adolescence.

crete mont ida-minCes jours-ci en Crète, photos Alina Reyes

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à suivre !

Crète : Chora Sfakion, célébration (en images, et avec Odysseas Elytis)

« Le voyage d’Odysseus, dont il m’a été donné de porter le nom, semble ne devoir jamais s’achever. Et c’est heureux. (…) En me consacrant, à mon tour, pendant plus de quarante ans, à la poésie, je n’ai rien fait d’autre. Je parcours des mers fabuleuses, je m’instruis en diverses haltes. »

« Oui le paradis n’est pas une nostalgie, encore moins une récompense. Le paradis est simplement un droit. »

Odysseas Elytis

J’ai préparé cette note en écoutant l’oratorio Axion Esti composé par Mikis Theodorakis sur les vers d’Odysseas Elytis (deux génies d’origine crétoise), oratorio que je connais par cœur (du moins pour la musique) depuis mon adolescence. Le titre de ce vaste poème païen vient d’une hymne à la Vierge Marie dans la religion orthodoxe.

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crete chora sfakion 1-minLundi, un arc-en-ciel nous a accompagnés, du bus pris à La Canée, jusqu’à l’arrivée à Chora Sfakion.

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Un village sans doute trop touristique en été, mais en ce mois de janvier nous y sommes apparemment les seuls venus d’ailleurs nous reposer ici. L’hôtel où nous avons loué une suite est fermé, nous y profitons d’une paix royale.crete chora sfakion 3-min

Première balade au coucher du soleilcrete chora sfakion 4-min

Et le lendemain matin, tandis que O part dans les montagnes à VTT, je monte voir une petite église bâtie dans une grottecrete chora sfakion 5-min

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  La vue en redescendant est toujours aussi splendidecrete chora sfakion 9-min

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crete chora sfakion 11-minEt je rencontre d’autres petites églises en chemin, il y en a vraiment partout

Le lendemain, je marche encore un moment avec O

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puis il part à VTT et je continue la balade à pied.

Ici on l’aperçoit sur le chemin, juste à l’aplomb de la première ruche :

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Je redescends par un autre chemin. Toujours des églises…

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et des oliviers

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et des oratoirescrete chora sfakion 18-min

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Chora Sfakioncrete chora sfakion 20-min

Un monument en hommage aux Crétois de Chora Sfakion exécutés par les nazis pour avoir aidé les soldats néo-zélandais à quitter la Crète en 1941. Des dizaines de noms y sont gravés, et derrière la vitre, en bas, ont été déposés des crânes.

crete chora sfakion 22-minà Chora Sfakion, photos Alina Reyes

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« Je considère la poésie comme une source d’innocence emplie de forces révolutionnaires. Ma mission est de concentrer ces forces sur un monde que ne peut admettre ma conscience, de telle manière qu’au moyen de métamorphoses successives, je porte ce monde à l’exacte harmonie de mes rêves. Je me réfère à une sorte de magie moderne dont la mécanique nous conduit à la découverte de notre vérité profonde. C’est pourquoi je crois, par idéalisme, que j’évolue vers une direction encore jamais atteinte. »

N’ayant pas les livres sous la main, j’ai trouvé les citations d’Odysseas Elytis ici. Pour d’autres évocations du poète sur ce blog, voir mot-clé Odysseas Elytis.

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à suivre !

Sur le langage

M’apprêtant à partir de nouveau sous d’autres cieux, je propose, en attendant de prochaines nouvelles, ce texte sur le langage extrait de ma thèse de Littérature comparée.

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Pour pouvoir théoriser, c’est-à-dire donner à contempler, selon l’étymologie grecque du terme, pour pouvoir dresser une poétique, c’est-à-dire dévisager, envisager le destin de la poésie tel qu’il s’est exprimé jusqu’à présent, il nous faut d’abord nous interroger sur la nature du langage. « Le langage est créé comme un flocon de neige, selon les lois de la nature », dit Noam Chomsky, qui ajoute dans la même conférence :

Le langage ne serait pas du son porteur de sens, mais plutôt du sens exprimé par une certaine forme d’externalisation – cela peut être du son mais il y a plusieurs modalités d’externalisation.1

Considérant que le trait, et par extension l’écriture, font partie de ces modalités d’externalisation, nous dirons que la nature de l’écriture, c’est d’écrire la nature – et que la nature du trait tracé par l’humain c’est d’externaliser l’humain, que la nature de l’écriture humaine, c’est d’externaliser les traits de l’esprit humain. Ces pistes du langage comme externalisation et création sont aussi celles que prend le mathématicien Alexandre Grothendieck dans son essai La Clef des songes :

On ne connaît le goût d’un aliment, tel le lait, que pour y avoir goûté, et d’aucune autre façon. Même celui qui le connaît ne saurait l’exprimer d’une autre façon que par une tautologie : “le goût du lait”. En fait, l’expérience charnelle et la connaissance charnelle qu’elle impartit précède le langage, lequel s’enracine en elles.

Il semblerait par contre que toute connaissance puisse être exprimée, et qu’il n’y ait connaissance qui ne s’exprime. Mais ce n’est qu’exceptionnellement que l’expression se fait au moyen de la parole. Souvent, l’expression la plus adéquate (voire la seule) de la connaissance qui se forme et s’approfondit par un travail créateur, se trouve dans l’œuvre créée. Par exemple, pendant qu’un peintre peint un paysage, une nature morte ou un portrait, et par l’effet de son travail et en symbiose avec lui, s’approfondit et s’affine sa connaissance de ce qui est peint. Cette connaissance, ni lui ni même Dieu en personne qui y participe pleinement ne pourrait la “formuler” en paroles. Seule l’œuvre créée peut exprimer pleinement cette connaissance, sans la déformer ou la transformer. Et c’est seulement par la création de cette œuvre que celle-ci pouvait apparaître et s’approfondir et devenir ce qu’elle est, dans sa singularité totale, dans son unicité.2

En somme, le langage, verbal ou plus souvent encore non verbal, serait à la fois postérieur à l’expérience du créé et en lui-même expérience créatrice de connaissance, comme selon Humboldt « les langues sont moins des moyens de représenter la vérité déjà connue que de découvrir la vérité encore inconnue ».3 Le langage est finalement moins une représentation, une imitation ou une traduction, qu’une présentation, une externalisation, une exposition en soi de ce qui est. Selon Walter Benjamin,

le langage de la nature doit être comparé à un secret mot d’ordre que chaque sentinelle transmet dans son propre langage, mais le contenu du mot d’ordre est le langage de la sentinelle même.4

Chez les Aborigènes, « chaque ancêtre ouvrit la bouche et cria : « JE SUIS ! », rapporte Bruce Chatwin5. Jean-Marc Ferry évoque des « grammaires profondes non linguistiques » en rapport avec « la complexion du monde vécu ».6 Le terme « complexion » renvoie au champ sémantique du corps, de même que « la bouche » des ancêtres totémiques (animaux fabuleux) d’Australie, ou « l’organisme » qu’est pour Humboldt le langage7, ou encore l’engendrement, l’enfantement évoqué par Nietzsche : « De sa propre substance, la mélodie engendre le poème, et sans cesse elle recommence. »8 Nous sommes là dans l’intuition que l’art et la langue sont tout à la fois des extensions de la nature, de notre corps, et eux-mêmes nature et corps.

Comme chez les Aborigènes, la nature du langage profond (j’appellerai ainsi la fonction poétique, le langage source), langage venu des profondeurs de l’être, chez les Achuar et dans les traditions nombreuses étudiées par Philippe Descola, n’est pas séparée de l’être. Et l’être s’entend dans une très large acception, dont rendent compte des cosmologies qui, écrit-il,  

ont pour caractéristique commune de ne pas opérer de distinctions ontologiques tranchées entre les humains d’une part, et bon nombre d’espèces animales et végétales, d’autre part.9

Si cette vue de l’esprit semble très éloignée de la pensée moderne, la pensée post-moderne s’en rapproche, dans des courants comme l’antispécisme mais aussi à travers différentes recherches scientifiques qui désapproprient l’humanisme de ses « propres de l’homme » en reconnaissant à nombre d’espèces des pratiques de langage, de fabrication d’outils, de mémoire, de culture, voire même de rites, voire aussi le rire. Par ailleurs, remarque Noam Chomsky, « beaucoup de biologistes pensent qu’il n’y a qu’un seul animal dans le monde, y compris la végétation. »10 Les Contemplations de Victor Hugo présentent déjà un puissant exemple d’intuition de l’unité du vivant. Tout parle, y montre le poète, qui affirme aussi avec force la nature vivante du langage. « Ô nature, alphabet des grandes lettres d’ombre ! »11 Et : « Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant. »12

Réciproquement, dans l’esprit du poète, le vivant est écriture. John Berger, parlant de l’une de ses esquisses, écrit :

C’est ce que j’appelle un texte : une rose blanche du jardin (…) Est-il possible de lire les apparences naturelles comme des textes ?13 

La nature du langage profond ressortit à celle de la nature, comme processus dans lequel le locuteur, l’acte illocutoire et le discours, le sens, ne sont pas séparés mais engagés dans un même mouvement de transformation, de dépassement des formes. Dans la nature, écrit Hegel,

Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle-ci, de la même façon que le fruit dénonce la floraison comme fausse existence de la plante, et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur.14

Et : « Le vrai est le devenir de lui-même. »15

Selon Humboldt,

le langage, considéré dans sa nature réelle, est une chose en permanence et à tout moment transitoire. En lui-même ce n’est pas un produit (ergon) mais une activité (énergie).16

S’il n’y a pas de séparation ontologique entre l’être et le langage, sa vérité est moins dans le bourgeon, la fleur ou le fruit, que dans le bourgeonnement, l’éclosion, la fructification.

Et quand les éléments naturels se transposent en éléments mythiques, il se produit que comme dans l’art brut ou naïf, dans les constructions d’un Facteur Cheval ou les décors d’un Georges Méliès, dit Claude Lévi-Strauss,

dans cette incessante reconstruction à l’aide des mêmes matériaux, ce sont toujours d’anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiants, et inversement.17

C’est dans ce travail, dans ce jeu, dans ce miroir qui se traverse, dans cette poétique, through the looking-glass dirait Lewis Carroll, que l’être se cherche et se trouve18.

1 Noam CHOMSKY, « Qu’est-ce que le langage, et en quoi est-ce important ? », conférence donnée le 25-7-2013 à l’Université de Genève, youtube.com

2 Alexandre GROTHENDIECK, La Clef des songes, manuscrit non publié sur papier à ce jour, http://matematicas.unex.es/~navarro/res/clefsonges.pdf, p. 179 du manuscrit (p. 185 du PDF), en note ***

3 Éliane ESCOUBAS, « La Bildung et le sens de la langue : Wilhem von Humboldt », Littérature, année 1992, volume 86n numéro 2, p. 60 ; persee.fr

4 Rédigé à Munich en novembre 1916 sous forme de lettre à Gershom Scholem, inédit du vivant de l’auteur : Walter BENJAMIN, « Sur le langage en général et sur le langage humain », in Œuvres I, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais n° 372, 2000, p. 165

5 Bruce CHATWIN, The Songlines, Londres, Jonathan Cape, 1987. Traduit de l’anglais par Jacques Chabert : Le Chant des pistes, Paris, Grasset, 1990 ; Le Livre de Poche, 2007, p. 108

6 Jean-Marc FERRY, Les grammaires de l’intelligence, Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 15

7 In Éliane ESCOUBAS, « La Bildung… », art.cit.

8 Friedrich NIETZSCHE, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872. Traduit de l’allemand par Jean Marnold et Jacques Morland : L’Origine de la Tragédie dans la musique, Paris, Mercure de France, 1906, § 6, p. 61, wikisource.org. Autre traduction, par Philippe Lacoue-Labarthe : « La mélodie enfante, et à vrai dire ne cesse d’enfanter la poésie », in La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1986, p. 48

9 Philippe DESCOLA, Par delà nature…, op.cit., p. 27

10 Noam CHOMSKY, « Qu’est-ce que le langage… », conférence citée

11 Victor HUGO, « À propos d’Horace », Les Contemplations, Livre premier, XIII, Paris, Pagnerre et Michel Lévy, 1856 ; Paris, Nelson Éditeur, 1911, p. 52, wikisource.org

12 Ibid., « Suite », Livre premier, VIII, p. 36

13 John BERGER, lettre à son fils, lue dans le documentaire de Cordelia Dvorák John Berger ou la mémoire du regard, Arte, 2016

14 Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, System der Wissenschaft. Erster Theil : Die Phänomenologie des Geistes, Bamberg/Würzburg, Goebhardt, 1807 ; trad. de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre : Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, coll. Bibliothèque philosophique (Aubier), 1991, p. 28

15 Ibid., p. 38

16 In Éliane ESCOUBAS, « La Bildung… », art.cit.

17 Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, Librairie Plon, 1962 ; in Œuvres, éd. de Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, préf. de Vincent Debaene, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n°543, 2008, p. 577

18 Lewis CARROLL, Through the Looking-Glass, Londres, Macmilan,1871