« Le Géant égoïste », dessin animé, et la fête des naissances

Une très belle, très poétique animation à partir d’un joli conte d’Oscar Wilde paru en mai 1888 dans le recueil Le Prince heureux et autres contes et traduit en français par Marcel Schwob en 1891 : une révélation du printemps qui surgit dans l’hiver. À voir dans l’esprit de Noël, une fête chrétienne qui peut aussi être célébrée sans le dogme chrétien, de façon universelle, puisque c’est le moment du solstice, de la lumière qui va commencer à grandir, la fête des naissances, qui sont toujours uniques comme le sait chaque parent : qu’est-ce qui peut donner davantage le sentiment de la joie et du mystère que l’arrivée d’un nouveau-né ? Noël, étymologiquement, c’est natalis, « de la naissance ».

Bon visionnage plein de grâce ! Et soyez heureux, avec ou sans religion, de célébrer la vie intérieure, qui se tient en nous comme l’enfant dans la mère et naît dans le vivant, à chaque instant.

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« Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? » Yuksel Arslan et Blaise Pascal

pascal-et-arslan-minJ’ai photographié cette oeuvre de Yuksel Arslan, artiste turc vivant à Paris, au musée d’art moderne Santralistanbul en novembre 2009

Je change le mot-clé « Peintures et dessins d’écrivains » en « Dessinateur et Écrivain », qui permet d’accueillir des œuvres où l’écriture est associée au dessin, que ce soit par le même auteur-artiste ou par deux personnes différentes, un artiste et un écrivain –  mon travail de recherche,  » poétique du trait », porte notamment sur le rapport entre écriture et dessin.

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Le courageux discours d’Andreï Makine à l’Académie française

L'écrivain d'origine russe Andreï Makine lors de son introduction à l'Académie Française, le 15 décembre 2016. © Patrick Kovarik / AFP

L’écrivain d’origine russe Andreï Makine lors de son introduction à l’Académie Française, le 15 décembre 2016. © Patrick Kovarik / AFP

 

M. Andreï Makine, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de Mme Assia Djebar, y est venu prendre séance le jeudi 15 décembre 2016, et a prononcé le discours suivant : à lire sur le site de l’Académie

Il vaut d’être lu en entier, en voici quelques passages, évoquant au regard de l’histoire, avec panache et courage,  les grands enjeux français et mondiaux de notre époque, dans une autre vision que celle, éhontément et exclusivement atlantiste, de la plupart des médias et de nos politiques :

Évoquant la visite de Pierre le Grand au printemps 1717 à l’Académie française puis à la Sorbonne :

« les deux académiciens eurent l’élégance d’initier Pierre aux secrets de leurs multiples activités. L’un d’eux cita, bien à propos, Cicéron, son dialogue De finibus bonorum et malorum. Les langues anciennes n’étaient pas encore considérées en France comme un archaïsme élitiste et la citation latine sur les fins des biens et des maux, traduite en russe par un interprète, enchanta le tsar : « Un jour, Brutus, où j’avais écouté Antiochus comme j’en avais l’habitude avec Marcus Pison dans le gymnase dit de Ptolémée […], nous décidâmes de nous promener l’après-midi à l’Académie, surtout parce que l’endroit est alors déserté par la foule. Est-ce la nature, dit Pison, ou une sorte d’illusion, […] mais quand nous voyons des lieux où nous savons […] que demeurèrent des hommes glorieux, nous sommes plus émus qu’en entendant le récit de leurs actions ou en lisant leurs ouvrages… »

L’enthousiasme de Pierre le Grand fut si ardent que, visitant la Sorbonne, il s’inclina devant la statue de Richelieu, l’embrassa et prononça ces paroles mémorables que certains esprits sceptiques prétendent apocryphes : « Grand homme, je te donnerais la moitié de mon empire pour apprendre de toi à gouverner l’autre. » »

Au détour de son hommage à Assia Djebar, comme lui native d’une autre langue :

« Bien sûr le dilemme que nous avons vu surgir si puissamment dans l’œuvre d’Assia Djebar – une langue d’origine, perdue, une langue étrangère, conquise – tourmentait aussi ces francophones russes qui, victimes d’une mauvaise conscience linguistique, se mettaient parfois à dénoncer les méfaits de la gallomanie et l’emprise du cogito français sur l’intellection russe. Le dramaturge Fonvizine consacra une comédie à cette influence française corruptrice des âmes candides. Son héros, un peu simplet, clame sans cesse : « Mon corps est né en Russie mais mon âme appartient à Paris ! » Fonvizine compléta cette satire en écrivant ses fameuses Lettres de France où, au lieu de moquer les Russes, lui qui a rencontré Voltaire trois fois, il s’en prend à certaines incohérences de la pensée française : « Que de fois, écrit-il, discutant avec des gens tout à fait remarquables, par exemple, de la liberté, je disais qu’à mon avis, ce droit fondamental de l’homme était en France un droit sacré. Ils me répondaient avec enthousiasme que “le Français est né libre”, que le respect de ce droit fait tout leur bonheur, qu’ils mourraient plutôt que d’en supporter la moindre atteinte. Je les écoutais, puis orientais la discussion sur toutes les entorses que j’avais constatées dans ce domaine et, peu à peu, je leur découvrais le fond de ma pensée – à savoir qu’il serait souhaitable que cette liberté ne fût pas chez eux un vain mot. Croyez-le ou non, mais les mêmes personnes qui s’étaient flattées d’être libres me répondaient aussitôt : “Oh, Monsieur, mais vous avez raison, le Français est écrasé, le Français est esclave !” Ils s’étouffaient d’indignation, et pour peu que l’on ne se tût pas, ils auraient continué des jours entiers à vitupérer le pouvoir et à dire pis que pendre de leur état. » »

et citant de nouveau, un peu après, Fonvizine :

« « Il faut rendre justice à ce pays : il est passé maître dans l’art du beau discours. Ici, on réfléchit peu, d’ailleurs on n’en a pas le temps, parce qu’on parle beaucoup et trop vite. Et comme ouvrir la bouche sans rien dire serait ridicule, les Français disent machinalement des mots, se souciant peu de savoir s’ils veulent dire quelque chose. De plus, chacun tient en réserve toute une série de phrases apprises par cœur – à vrai dire très générales et très creuses – et qui lui permettent de faire bonne figure en toute circonstance. » Reconnaissons-le, ce jugement reste actuel si l’on pense au langage politique et médiatique d’aujourd’hui. »

Retournant à Assia Djebar et toujours mettant en perspective le passé, l’histoire, et le présent :

« Soixante-quinze mille morts en une seule journée dans la bataille de la Moskova, en 1812, un carnage pas si éloigné, dans le temps, de la conquête algérienne. Oui, quarante-cinq mille morts russes, trente mille morts du côté français. Mais aussi la guerre de Crimée, dévastatrice et promotrice de nouvelles armes, et jadis comme naguère, l’Europe prête à s’allier avec un sultan ou – c’est un secret de Polichinelle – à armer un khalifat, au lieu de s’entendre avec la Russie. Et le débarquement d’un corps expéditionnaire français en 1918 au pire moment du désastre révolutionnaire russe. Et la Guerre froide où nos arsenaux nucléaires respectifs visaient Paris et Moscou. Et l’horrible tragédie ukrainienne aujourd’hui. Combien de cimetières, pour reprendre l’expression d’Assia Djebar, les Russes auraient pu associer à la langue française ! Or, il n’en est rien ! En parlant cette langue nous pensons à l’amitié de Flaubert et de Tourgueniev et non pas à Malakoff et Alma, à la visite de Balzac à Kiev et non pas à la guerre fratricide orchestrée, dans cette ville, par les stratèges criminels de l’OTAN et leurs inconscients supplétifs européens. Les quelques rares Russes présents à la réception de Marc Lambron lui ont été infiniment reconnaissants d’avoir évoqué un fait d’armes de plus ou plus ignoré dans cette nouvelle Europe amnésique. Marc Lambron a parlé de l’escadrille Normandie-Niémen, de ses magnifiques héros français tombés sous le ciel russe en se battant contre les nazis. Oui, ce sont ces cimetières-là, cette terre où dorment les pilotes légendaires, oui, cette mémoire-là que les Russes préfèrent associer à la francité.

Comme tous les livres engagés, les romans d’Assia Djebar éveillent une large gamme d’échos dans notre époque. Ces livres parlent des massacres des années cinquante et soixante, mais le lecteur ne peut s’empêcher de penser au drame qui s’est joué en Algérie, tout au long des années quatre-vingt-dix. Nous partageons la peine des Algériens d’il y a soixante ans mais notre mémoire refuse d’ignorer le destin cruel des harkis et le bannissement des pieds-noirs. Et même les mots les plus courants de la langue arabe, les mots innocents (le dictionnaire n’est jamais coupable, seul l’usage peut le devenir), oui, l’exclamation qu’on entend dans la bouche des personnages romanesques d’Assia Djebar, ce presque machinal Allahou akbar, prononcé par les fidèles avec espoir et ferveur, se trouve détourné, à présent, par une minorité agressive – j’insiste, une minorité ! – et sonne à nos oreilles avec un retentissement désormais profondément douloureux, évoquant des villes frappées par la terreur qui n’a épargné ni les petits écoliers toulousains ni le vieux prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray.

Il serait injuste de priver du droit de réponse celle qui ne peut plus nous rejoindre et nous parler. À la longue liste des villes et des victimes, la romancière algérienne aurait sans doute eu le courage d’opposer sa liste à elle en évoquant le demi-million d’enfants irakiens massacrés, la monstrueuse destruction de la Libye, la catastrophe syrienne, le pilonnage barbare du Yémen. Qui aurait, aujourd’hui, l’impudence de contester le martyre de tant de peuples, musulmans ou non, sacrifiés sur l’autel du nouvel ordre mondial globalitaire ?

Assia Djebar ne pouvait ne pas noter cette résonance soudaine que suscitaient ses œuvres. Ainsi, dans son discours de réception à l’Académie, se référait-elle à… Tertullien qui, d’après elle, n’avait rien à envier, en matière de misogynie, aux fanatiques d’aujourd’hui. Que peut-on répondre à cet argument ? Juste rappeler peut-être que nous vivons au vingt et unième siècle, dans un pays laïc, et que presque deux millénaires nous séparent de Tertullien et de sa bigote misogynie. Est-ce suffisant pour que certains pays réexaminent la place de la femme dans la cité et dans nos cités ? Et que les grandes puissances cessent de jouer avec le feu, en livrant des armes aux intégristes, en les poussant dans la stratégie du chaos, au Moyen-Orient ? »

(…)

Si l’on me demandait maintenant de définir la vision que les Russes ont de la francité et de la langue française, je ne pourrais que répéter cela : dans la littérature de ce pays, ils ont toujours admiré la fidélité des meilleurs écrivains français à ce but prométhéen. Ils vénéraient ces écrivains et ces penseurs qui, pour défendre leur vérité, affrontaient l’exil, le tribunal, l’ostracisme exercé par les bien-pensants, la censure officielle ou celle, plus sournoise, qui ne dit pas son nom et qui étouffe votre voix en silence.

Cette haute conception de la parole littéraire est toujours vivante sur la terre de France. Malgré l’abrutissement programmé des populations, malgré la pléthore des divertissements virtuels, malgré l’arrivée des gouvernants qui revendiquent, avec une arrogance éhontée, leur inculture. « Je ne lis pas de romans », se félicitait l’un d’eux, en oubliant que le bibliothécaire de Napoléon déposait chaque jour sur le bureau de l’Empereur une demi-douzaine de nouveautés littéraires que celui-ci trouvait le loisir de parcourir. Entre Trafalgar et Austerlitz, pour ainsi dire. Ces arrogants incultes oublient la force de la plume du général de Gaulle, son art qui aurait mérité un Nobel de littérature à la suite de Winston Churchill. Ils oublient, ces ignorants au pouvoir, qu’autrefois les présidents français non seulement lisaient les romans mais savaient en écrire. Ils oublient que l’un de ces présidents fut l’auteur d’une excellente Anthologie de la poésie française. Ils ne savent pas, car Edmonde Charles-Roux n’a pas eu l’occasion de leur raconter l’épisode, qu’en novembre 1995 le président François Mitterrand appelait la présidente du jury Goncourt et d’une voix affaiblie par la maladie lui confiait : « Edmonde, cette année, vous avez fait un très bon choix… » Par le pur hasard de publication, cette année-là le Goncourt couronnait un écrivain d’origine russe, mais ça aurait pu être un autre jeune romancier que le Président aurait lu et commenté en parlant avec son amie et la grande femme de lettres qu’était Edmonde Charles-Roux. »

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J’ai eu la chance de me trouver un jour devant les chutes du Niagara avec Assia Djebar -je me souviens qu’elle espérait le Nobel pour Adonis – et une autre fois de me trouver quelques jours à Prague invitée en même temps qu’Andreï Makine – et il m’avait raconté le temps où, jeune immigré en France, il s’était construit, pour y vivre, une cabane dans la forêt landaise : une force d’âme.

Andreï Makine a été accueilli sous la coupole par « un plaidoyer pro-russe inattendu » de Dominique Fernandez.

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Le manuscrit de Voynich

Dans ma série peintures et dessins d’écrivains, quelques pages caractéristiques de cet énigmatique manuscrit du XVe siècle, toujours pas déchiffré : dessins de plantes étranges, de formes géométriques semblant renvoyer à des cartes célestes, écriture inconnue,  catalogue de plantes, et dessins de femmes nues au bain dans des dispositifs singuliers. Suit un entretien avec deux spécialistes de ce manuscrit conservé à l’université de Yale et qui sera d’ici un an imprimé à l’identique par l’éditeur espagnol Siloe, à 898 exemplaires  qui coûteront sept à huit mille euros pièce, et donc devraient être acquis notamment plutôt par des bibliothèques.

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Le manuscrit peut être vu en entier, avec possibilité de zoomer les pages pour ceux qui voudraient s’essayer au déchiffrage, ici. Et , des textes autour du manuscrit, y compris une hypothèse d’une origine extra-terrestre !

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Tartuffe, Arnolphe et le Misanthrope expliqués par Dom Juan

Je réédite cette note, augmentée et étendue aux quatre pièces de Molière, actuellement en tournée et prochainement jouées à Choisy le Roi

moliere*

« Le petit chat est mort », et ce n’est pas anodin. La mort du petit chat se cache comme un trou noir au milieu de L’école des femmes, de Tartuffe, de Dom Juan et du Misanthrope. La reprise des quatre « Molière de Vitez » par Gwenaël Morin (actuellement en tournée), la présence de deux de ces pièces au programme de l’agrégation, leur actualité donc, incite à s’interroger sur le rapport violent, détonant, que Vitez avait justement cherché à révéler entre ces chefs-d’œuvre.

Le type du barbon obsédé à encager une jeune femme est un classique de la comédie. Dans L’école des femmes, Molière ne se contente pas d’en dénoncer le ridicule, il en révèle le mal profond. Arnolphe, instigateur d’une entreprise perdue d’avance, y apparaît atteint d’une maladie à la fois pitoyable et criminelle. Arnolphe est l’Avare : avare non d’argent, mais de sentiment, jaloux de sa satisfaction comme un tout-petit au stade anal. Proche de Tartuffe dans l’enflure égocentrique, il est aussi, ontologiquement, le contraire de Dom Juan, qui ne retient personne – et que la société veut absolument retenir.

« J’ai seul la clef de cette parade sauvage », disait Rimbaud – et c’est en étant Rimbaud que la clé se retrouve, comme c’est en étant Molière que peut être percée à jour, délivrée, Dom Juan, cette œuvre jusque là enfermée dans son énigme, son mystère, son festin de pierre, emmurée comme Sade dans un dessin de Man Ray. Qui est Dom Juan ? Écartons toutes nos représentations mentales du libertin, du débauché, de l’athée, du pécheur puni et autres vieilleries de siècles formatés par l’idéologie religieuse et sociale. De nos bras grand ouverts renversons tout ce commerce de l’esprit, jetons le racorni au sol, faisons place à une plus haute, à une plus vaste intelligence ! Dom Juan c’est la liberté de l’auteur, et Sganarelle, l’auteur-acteur, son serviteur. Dom Juan est sa liberté absolue, insolente, séduisante à en être à la fois irrésistible et haïe, puisque sa séduction est celle de la vérité, parade sauvage tant redoutée des hommes qu’il faut la dire, mais la dire sous clé.

Dom Juan est le phare qui éclaire toute l’œuvre de Molière. C’est à sa lumière qu’elle peut être comprise. Dom Juan est pourrait-on dire le surmoi singulier de Molière : dom (dominus) signifie maître, seigneur, et Juan, Jean, est son prénom. Mais l’enjeu dépasse de loin ce qu’en peut dire la psychanalyse. Il est physique et métaphysique. Car Molière est réellement Dom Juan. Molière exerce sa scandaleuse liberté. Et si la société l’entrave, si l’homme en société qu’est comme tout homme Molière en souffre comme il arrive à Sganarelle de souffrir de la liberté de son maître (mais Sganarelle est assez ambigu pour qu’il soit permis de soupçonner que ses protestations bien-pensantes ne sont que des mouchoirs destinés à protéger son maître en cachant cette liberté que les bien-pensants ne sauraient voir), l’auteur Molière, qui n’est pas un fantasme de lui-même mais bel et bien un être agissant, et agissant puissamment, continue d’affirmer et d’exercer sa liberté. Rien ne peut l’en punir, car elle n’est pas punissable. Tant qu’il ne cède pas, Dom Juan est immortel. Qu’il se compromette, qu’il se tartuffie, et alors il tombe dans le néant où cuisent les mortels, les hypocrites – et son serviteur n’a plus qu’à déplorer la perte de ses gages, qui sont à la fois les recettes du théâtre où malgré tout les mortels vont chercher la vérité (recettes dont en fait Molière et sa troupe ont été privés par la censure des dévots), et la garantie spirituelle, morale, intellectuelle, qu’est Dom Juan pour l’humain qui le sert.

Tartuffe est le contraire de Dom Juan, et son adversaire. Le Misanthrope est le garant de Molière. « Mon néant », dit Tartuffe (III, III, 984). C’est celui dans lequel Dom Juan tombe quand il décide de faire le tartuffe. Qui l’en sort ? Le Misanthrope.

« Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,

Et chercher sur la terre un endroit écarté

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté »

sont les dernières paroles d’Alceste. Dom Juan n’est pas mort, il est ressuscité, même s’il est méconnaissable sous la figure d’Alceste, et c’est ailleurs qu’on pourra le retrouver. Alceste n’est en vérité pas plus misanthrope que Dom Juan, même si la société les considère comme ennemis de l’humanité, chacun à leur façon. Au contraire, gardiens de la vérité, ils sont les garants de l’humanité, cette humanité qui a pour ennemis les hommes assujettis à l’ordre social, à la pression sociale. Les femmes et les hommes étouffent de tartufferie. Leur liberté d’aimer ? Il leur faut y mettre le prétexte et les chaînes du mariage (ou l’illusion du libertinage). Leur liberté de penser ? Il leur faut l’encager, l’encadrer de garde-chiourmes qui expédient les corps des esprits récalcitrants au bûcher – alors que le bûcher réel, c’est celui dans lequel ils existent et s’agitent, celui où tombe Dom Juan au moment où il s’essaie à entrer dans leur jeu. Leur liberté de se déplacer, à tous les sens du mot ? Il leur faut l’entraver, l’endouaner, l’empolicer, l’empêcher de déranger l’ordre établi.

Alceste a ses ridicules comme tout autre homme, tout autre personnage – sauf Dom Juan, qui est plus qu’un homme. C’est Dom Juan qui fait apparaître aussi bien Tartuffe qu’Alceste, et tous les autres. C’est la liberté insolente de l’auteur qui arrache les hommes à leur enrobement social, à leur embourbement intellectuel, moral, spirituel. Qui en dégage les traits, qui en révèle la mécanique, aussi divertissante et dérisoire que celle d’une « pièce à machines » comme l’est Dom Juan, et comme L’école des femmes, Le Tartuffe et Le Misanthrope sont des pièces à machinations. Le Commandeur, éminente figure sociale et prétendument morale, n’est qu’un mort, une statue qui ne se met en marche que lourdement, raidement, et en grinçant misérablement. Si Dom Juan l’a tué, c’est que tel est le droit de l’auteur. Seul l’auteur peut tuer sans crime : ce ne sont pas des personnes qu’il tue, ce sont des figures. L’auteur est un iconoclaste. C’est ainsi, s’il sert la vérité, et non la tartufferie, que son insolence, loin d’être une faute, est au contraire salvatrice, « un bond hors du rang des meurtriers » comme dit Kafka. Bond dans « un endroit écarté » où libre est le lecteur, le spectateur, de le suivre, pour rendre à l’acteur sa révérence, ses saluts entre les mouvements de rideaux finals – qui ne sont finals que jusqu’au lendemain. Seule la fin, depuis le début, ne change pas : Arnolphe échoue, Tartuffe est en sa prison mentale, Alceste est à l’écart, Dom Juan est vivant puisqu’il n’est pas mort pour de vrai mais toujours manifesté dans l’ « illustre théâtre » d’où, se jouant des siècles et des titres, à travers toutes ses pièces, toutes ses extensions, il continue à s’afficher, insaisissable petit chat aux plus de mille et trois vies.

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Pour visionner les pièces : mot-clé Molière

Renart et ses avatars

roman_de_renart__renart_et_les_jambonsIllustration issue de cet article de l’encyclopédie Larousse sur Le roman de Renart, fameuse parodie de chanson de geste écrite entre 1170 et 1250. L’histoire ci-dessus écrite et dessinée, celle de Renart et les jambons, est présentée ici en animation :

et voici Le roman de Renard, très beau film d’animation de Ladislas Starevitch, inspiré de l’œuvre médiévale, avec des images et une bande son enchanteresses (suivi, à 1:03 d’une autre et courte animation, Fétiche en voyage de noces) :

https://youtu.be/Hc8HLC12S1s

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À partir du treizième siècle, Renart est devenu une incarnation de l’hypocrisie (un Tartuffe avant l’heure) et du Mal. Rutebeuf en a fait un dit de 162 vers saisissant, Renart le Bestourné, qui commence ainsi :

Renars est mors, Renars est vis,
Renars est ors, Renars est vilz :
et Renars reigne !

à la fois mort et vivant, vil et « ors » et régnant, ce qui signifie qu’il est « partout réincarné là où se trouvent la pourriture, la vilenie et l’hypocrisie révélée par la syllepse : « ors » signifiant à la fois « l’ordure » et « l’or » qui la dissimule »

« Le poète traduit ainsi l’invasion du Mal qui gouverne le nouveau royaume soumis aux lois de la ruse et de la perfidie. Avec Rutebeuf, le renard est devenu une figure politique et religieuse », dit aussi cet article d’Aurélie Barre

… « il est le Mal, l’agent du diable sur la terre et il répand sa renardie sur les XIIIe et XIVe siècles. Pour Rutebeuf comme pour ses contemporains, l’animal constitue le moyen de développer une satire violente contre les hypocrites et en particulier contre les ordres mendiants. L’image est un artifice rhétorique pour dénoncer les déguisements et le monde bestourné. »*

*bestorné ou bestourné signifie inversé, contrefait, détruit, châtré, lunatique, ahuri, ayant perdu le sens – exemple :  » Est vostre sens bestourné ? », perverti