Je songe un peu à faire d’autres traductions quand j’aurai fini de mettre au propre et commenter celle d’Homère. Peut-être le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Ou bien Les Métamorphoses d’Ovide, ou Virgile. C’est très exaltant de traduire un texte qu’on admire, mais j’essaie de ne pas me précipiter, je dois aussi écrire mon propre roman. Nous verrons. J’ai pour ainsi dire désir de constituer un trésor littéraire en français, de textes précieux à transmettre, comme si on devait les emmener dans l’espace en déménageant de la Terre. Un trésor à sauvegarder. Bien sûr il y a déjà des traductions, mais il faut toujours retraduire, parce que les traductions, comme le reste mais pas comme le grand texte, vieillissent. Les traductions en arrivant redonnent vie et jeunesse au grand texte, puis avec le temps appellent d’autres traductions. On pourrait tracer un arbre généalogique des traductions en différentes langues à partir du texte originel. Chaque langue est une branche qui produit une lignée, des fruits appelés à se renouveler aux saisons, et le tout forme un grand arbre où peut vivre l’humanité.
Littérature et poésie
Journal du jour
J’ai fini ce jeudi après-midi de traduire le chant XX, qui est l’un des plus brefs (394 vers quand même) et que j’ai commencé à traduire mardi (avant-hier). Avec des passages fantastiques – le coup de folie des prétendants, suivi de la prophétie du devin Théoclymène – et une montée en tension extrêmement habile et maîtrisée. Homère est vraiment le roi des poètes. J’ai hâte d’avancer, tant le texte est haletant, et je commence à penser que lorsque j’aurai fini, ce sera un peu difficile de devoir en sortir. Heureusement il me restera encore fort à faire, trouver un ordinateur sur lequel réviser et taper le manuscrit en paix, et écrire le commentaire. Mais cela ne me prendra peut-être pas non plus beaucoup de temps, si je continue à travailler à cette allure, portée par le mouvement. Heureusement, encore ensuite, il y a mon roman qui m’attend. Et puis me remettre un peu à la peinture ou autre art plastique, et enfin à tout ce que j’aime faire et qui ne peut s’énumérer, tant tout m’intéresse. Il me semble que mes paupières, ma pupille, sont écarquillées, que j’ai des lampes à la place des yeux, tant je passe de temps à « voir » le texte d’Homère. Oui, et je sens ma tête creuse, comme un phare, tant le texte la remplit, la nettoie de l’inutile. J’ai la tête qui tourne, et c’est de pure joie.
Dévor, l’humain augmenté
Ce qui sauve Dévor (Ulysse), à chaque fois, c’est son indestructible foi. Même quand il récrimine, il n’abandonne pas. Au chant XX, le voici tardant à trouver le sommeil en se demandant, non pas tant comment il va vaincre à lui seul des dizaines d’hommes, puisque Athéna l’a assuré de son aide, mais plutôt où, une fois qu’il les aura tués, il pourra se réfugier. Athéna vient, sans autre détail lui dit de ne se soucier de rien, il l’écoute, il s’endort.
On s’est habitué à voir les dieux partout chez Homère, mais Dévor est le seul personnage à avoir autant de contact avec le divin. Pendant cette nuit où malgré l’immense danger Dévor dort, par terre dans l’entrée du palais, sa femme, dans ses hauts et brillants appartements, tourmentée et appelant la mort, ne peut trouver le sommeil. Non, même chez Homère, le divin ne se manifeste pas si couramment ni si puissamment à tous, très loin de là. Dévor est l’exception. La dimension de Dévor, c’est celle de l’humain augmenté, augmenté d’un autre monde auquel les autres n’ont pas accès, ou auquel ils ont peu d’accès.
La déesse Cacheuse lui avait promis immortalité et jeunesse s’il restait auprès d’elle, caché. Il est parti, mais non sans emporter avec lui sa foi. Et la promesse de la déesse s’est quand même réalisée, au grand jour : près de trois mille ans plus tard, il est toujours là, toujours jeune et rajeunissant au fil des lectures et des traductions.
Après cette nuit, à l’aurore, Dévor adresse une prière à Zeus, lui demande deux signes pour confirmer qu’il est avec lui, signes que le dieu lui envoie aussitôt : un grondement de tonnerre, et une parole prophétique prononcée par une servante épuisée de travail à cause des prétendants. Une femme qui moud le grain pour nourrir contre son gré tout ce monde de la dévoration, que bientôt Dévor va rendre à la raison.
La porte d’ivoire et la porte de corne
Voici la traduction que je me suis amusée à trouver au jeu de mots d’Homère dans le fameux passage des portes du rêve, discours de Pénélope au chant XIX qui a eu et garde une immense postérité. En grec le jeu de mots est fondé sur des ressemblances entre le nom signifiant ivoire et le verbe signifiant tromper, et entre le nom signifiant corne et le verbe signifiant réaliser. Bien entendu on ne peut rendre directement le jeu de mots d’une langue à une autre, il faut en inventer un autre. Voici d’abord la façon dont Victor Bérard s’en était pas trop mal tiré, alors que beaucoup de traducteurs y ont à peu près renoncé ou sont restés plus évasifs :
Les songes vacillants nous viennent de deux portes ; l’une est fermée de corne ; l’autre est fermée d’ivoire ; quand un songe nous vient par l’ivoire scié, ce n’est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit.
Et voici donc la mienne, du moins pour l’instant :
Il y a deux portes pour les rêves évanescents :
L’une est faite de corne, l’autre est faite d’ivoire.
Les songes qui viennent par l’ivoire d’éléphant
Trompent énormément, ils ne se réalisent pas.
Ceux qui viennent par la porte de corne raclée
N’écornant pas le vrai, se réalisent quand on les voit.
Chant XIX, v.562-567
δοιαὶ γάρ τε πύλαι ἀμενηνῶν εἰσὶν ὀνείρων·
αἱ μὲν γὰρ κεράεσσι τετεύχαται, αἱ δ᾽ ἐλέφαντι·
τῶν οἳ μέν κ᾽ ἔλθωσι διὰ πριστοῦ ἐλέφαντος,
οἵ ῥ᾽ ἐλεφαίρονται, ἔπε᾽ ἀκράαντα φέροντες·
οἱ δὲ διὰ ξεστῶν κεράων ἔλθωσι θύραζε,
οἵ ῥ᾽ ἔτυμα κραίνουσι, βροτῶν ὅτε κέν τις ἴδηται.
Encore quelques réflexions sur l’Odyssée ; et un point (final) sur la « traduction » de Lascoux
En traduisant le passage où Dévor (Ulysse) dit que son plus proche ami sur le bateau, celui avec lequel il est en communion de pensée, celui qu’il estime le plus, est un héraut aux « épaules rondes, peau noire, cheveux crépus », j’ai pensé à Bilal, le proche du prophète Mohammed chargé de l’appel à la prière – une sorte de messager, lui aussi. Il n’y a pas plus de racisme que de sexisme dans l’Odyssée, et c’est normal, car racisme et sexisme vont ensemble, procèdent du même état d’esprit, se retrouvent forcément ensemble dans les esprits, même quand ils le nient ou s’en cachent. Dès les premiers vers de l’épopée sont évoqués les Éthiopiens – Bérard traduit « les nègres », sans doute parce que le mot signifie « teint brûlé », mais autant Éthiopien ou teint brûlé n’ont aucune connotation, ni péjorative ni méliorative, autant nègre est plombé de racisme, qu’on le veuille ou non. En tout cas, ce que révèle une lecture attentive de l’Odyssée, c’est que nous sommes très en retard sur Homère, surtout très très en-dessous d’Homère quant au regard porté sur les femmes et sur les « autres », étrangers ou caractères singuliers divers. Homère le répète, Zeus est toujours aux côtés de l’étranger, de l’errant et du mendiant, et qui les maltraite s’expose à sa colère. Et chez Homère, les esclaves, comme le porcher ou la nourrice, peuvent être aussi hautement considérés que les héros, ils peuvent s’adresser aux nobles tout aussi librement que n’importe qui ; et il en va de même pour les femmes, qui malgré leur place assignée par le patriarcat, n’en ont pas moins, quel que soit leur statut, de dignité et de liberté d’expression que les hommes. Pour Homère, la beauté compte beaucoup, et compte également pour les deux sexes, qu’il s’agisse de beauté physique ou de beauté morale – l’une n’étant pas du tout nécessairement le reflet de l’autre.
En hébreu et en arabe on désigne couramment Dieu par des mots qui se réfèrent à la matrice, à l’amour maternel – « le Matriciel », comme l’a bellement traduit du Coran André Chouraqui. Mais contrairement aux textes saints, la tradition patriarcale occulte la dimension féminine du divin, Dieu reste au masculin. Dans le poème homérique, gouverné par la figure d’une déesse, Athéna, le divin chatoie dans tous ses genres, le masculin et le féminin, mais aussi tous autres genres non sexuels. Les gens s’y présentent toujours en faisant référence à leur « race », mais race est une mauvaise traduction, plombée de racisme qu’on le veuille ou non elle aussi, et je préfère traduire par lignée, qui est d’ailleurs plus juste puisqu’en grec le mot fait référence à la suite des engendrements, des genres, des générations ; c’est l’équivalent de ce que nous appelons le nom de famille. Il s’agit de poser sa présence et son être clairement dans le monde, afin qu’y règne le juste ordre cosmique. Si Dévor retourne chez lui sous une fausse identité, ce n’est pas pour mentir, c’est pour rétablir, par une opération intellectuelle, spirituelle et physique, l’ordre cosmique qui y est perturbé et constitue ainsi une menace de mort. Aujourd’hui le déséquilibre accentué par des siècles d’histoire entre hommes et femmes, et entre lignées humaines, menace de mort l’Ithaque qu’est devenue notre planète.
J’ai finalement pu feuilleter en librairie la traduction de Lascoux qui vient de paraître. Pire que je ne pensais d’après ce que j’en avais vu en ligne. Un gros pavé – chaque vers doit faire au moins le triple du vers grec, avec tout ce qu’il y ajoute en bavardage, onomatopées, interjections. J’ai regardé le vers sur la couronne de Pénélope : sans surprise, pas plus que les autres traducteurs, il n’a voulu admettre une couronne et a traduit collier, contre le texte grec. Aussi sexiste que les autres donc, mais en plus vulgaire et plus mauvais : appelant Aphrodite « fifille » ou, quand Homère dit « la très intelligente (ou la très sensée) Euryclée », traduisant « la vieille ». Je ne vais pas multiplier les désastreux exemples de ses insultes à Homère, ajoutons simplement que son entrée dans le poème est d’une platitude accablante (alors que tous les autres traducteurs jusque là ont essayé de rendre sa beauté, sa subtilité, sa majesté) et que d’emblée il se montre inspiré non par Homère, mais par une série d’Arte qui est une contrefaçon d’Homère, puisque, reprenant le même contresens selon lequel Ulysse s’opposerait aux dieux, en toute falsification là encore, il qualifie Ulysse de « rival des dieux », quand Homère le dit « semblable aux dieux ». Eh bien, on ne peut pas en dire autant de tout le monde.