Lettre ouverte à une « tutrice » de l’Espé

rue Mouffetard, ce soir, photo Alina Reyes

rue Mouffetard, ce soir, photo Alina Reyes

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Ce sont les » surveilleurs et punisseurs » de la littérature, pour paraphraser Michel Foucault (que j’ai appelés « kapos de la littérature », symbolique en accord avec le constat que j’ai fait d’un assassinat de masse de la littérature par les programmes et la pédagogie). Il faut le vivre pour le savoir, et il est important de le savoir. Je transmets donc ce que je sais, en continuant à témoigner sur ce qui se passe à l’Espé, où l’on forme les profs, et dans les lycées ou collèges, du moins pour ce qui concerne ma discipline, la littérature. J’ai relaté hier la visite d’une tutrice, son rapport n’a pas traîné, je le reçois ce soir. Un ramassis de petites notations mesquines, sans aucune vision, sans le moindre essai de compréhension de ce qui se passe. Sachant qu’elle venait, j’avais choisi cette heure pour diffuser à mes élèves des extraits de La classe morte de Tadeusz Kantor (que, m’a-t-elle dit, elle ne connaissait pas – on a beau être prof depuis vingt ou trente ans, si c’est pas au programme, on connaît pas, c’est tout). J’espérais lui donner à penser sur ce qu’était une classe morte, une classe où tout est faux, stupide, dénué de sens, et sur ce qu’était une classe vivante, celle où elle se trouvait. Mais dans les manifestations de la vie, elle a cru voir de « l’enfer ». Ce même enfer, sans doute, où ces éternels bouffons veulent voir Dom Juan, qui leur tire la langue, de la joie où il est, libre et insaisissable. Voici la lettre que je lui ai envoyée en retour :

 

Bonsoir S,

Il est dommage de faire évaluer les profs de lettres par de zélés […]. Mon élève E, une jeune fille magnifique et magnifiquement pleine de vie (tous mes élèves le sont et j’ai horreur qu’on entre dans la classe pour les critiquer et cafter sur eux – CE QU’ILS FONT NE VOUS REGARDE PAS) a eu raison avec son titre, elle a mieux compris la pièce que vous. Et vous refusez de prendre en compte le fait que je vous ai dit que nous reparlions toujours de ce que nous avions dit tout au long de la séquence et même au-delà, sur toute l’année. Vous ignorez beaucoup de choses que je sais, je suis maître en littérature et vous ne l’êtes pas mais vous vous comportez comme si vous saviez mieux. Ma méthode n’a rien à voir avec votre mécanique. (Et contrairement à ce que vous dites dans votre rapport, j’ai répondu rapidement aux questions de mes élèves pendant la projection, et j’aurai l’occasion d’y revenir avec eux).

Votre façon de faire est grave, elle participe à assassiner la littérature, comme je l’avais déjà constaté lors des cours à l’Espé, les vôtres et ceux de vos autres collègues « formateurs ». Lors de notre entretien, j’ai essayé d’évoquer les ateliers d’écriture que j’ai mis en place et leur succès, mais vous n’avez rien voulu en savoir, pas plus que vous n’avez voulu comprendre la pédagogie générale que je pratique. J’apprends à mes élèves à penser et à être libres. Mais tout ce que vous voulez, c’est voir les gens, profs et élèves, rentrer dans le moule qui vous a vous-même formatée. Ce cadre mesquin qui ratatine la pensée et la vie, ce bouillon de superficiel et de faux qui donne les résultats que l’on sait, des élèves qui sortent du lycée sans savoir lire ni écrire et ont tout oublié (ou bien tout à fait formatés et prêts à reproduire la même mécanique mortifère). Des élèves qu’on livre de plus en plus tard à la littérature pour enfants, c’est-à-dire à une production industrielle de divertissement évidemment dépourvue de la profondeur des grandes œuvres littéraires. Des élèves qu’on n’initie à la littérature qu’au travers d’une pédagogie contraire à l’esprit de la littérature, qui annule la littérature, la pensée, la grandeur de l’humanité, des auteurs que vous bafouez. Et des professeurs le plus souvent eux-mêmes complètement ignorants du sens de la littérature et de l’art.

Je ne vous reconnais aucune compétence pour juger ou évaluer mon travail. Je suis heureuse de pouvoir, au moins pendant quelques mois, donner à des élèves que j’aime absolument et que je respecte tous, en l’incarnant, quelque chose que l’école ne leur a jamais donné.

Remettez-vous en question, s’il n’est pas trop tard. Bon courage,

Alina Reyes

(je publie cette lettre sur mon blog)

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mes autres notes sur l’Espé sont ici ; et sur mon expérience de prof de lettres,

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Relier. Pas seulement par la technologie. Par les avancées de l’esprit aussi

Une conférence extrêmement intéressante. « Les Mardis de l’Espace des sciences avec Hervé Février, Responsable du développement des réseaux optiques chez Facebook. Comment l’évolution des technologies des télécommunications et de l’électronique numérique, depuis les années cinquante, a-t-elle conduit à la naissance d’Internet, et plus récemment des réseaux sociaux ? Cette conférence propose de découvrir l’infrastructure actuelle de ces réseaux sociaux, en se livrant à un exercice périlleux : tenter de percevoir le devenir de ces technologies. »

Après, se dire qu’il faut seulement ne pas renoncer à avancer autant dans les domaines de l’esprit que dans la technologie. D’autant que les mots sont en train de disparaître des réseaux sociaux.

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refletreflet dans le verre couvrant une peinture (détail) dans la chapelle Saint Louis de la Salpêtrière, devant laquelle je passais cet après-midi à Paris, photo Alina Reyes

Être de tout ce qui fait sens dans tout ce qui relie

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Création en cours et philosophie communicante

hier sur le mur d'une crèche à Paris 5e, photo Alina Reyes

hier sur le mur d’une crèche à Paris 5e, photo Alina Reyes

 

Mon cours est une véritable création en cours, une pensée en action, en train de se déployer et destinée à continuer à se déployer en spirale et en fractales tout au long de l’année. J’y travaille avec un enthousiasme aussi grand que pour une création littéraire, que pour ma thèse par exemple. C’est ainsi que doit se concevoir un cours.

Voici un passage de la thèse d’Alexandre Georgandas intitulée Philosophie et communication (Université de Cergy-Pontoise, 2016) :

« Sur la question de l’actualité de la pratique philosophique et de la façon d’intervenir dans la caverne, il y a un élément intéressant au niveau méthodologique sur lequel je voudrais insister : il serait malvenu, quand on connaît l’histoire, de vouloir imposer à un système quelconque sa propre remise en question. De venir, à la manière de Socrate, perturber le confort de ceux qui séjournent dans la caverne. Il s’avère préférable de remettre en question un système qui se reconnaît déjà comme fragilisé. C’est-à-dire qu’il faut que la demande émane du système pour ne pas passer pour une simple provocation de la part du philosophe praticien, ce côté provocateur étant un des principaux travers reproché à Socrate de son vivant. Et aujourd’hui on peut dire que la situation s’y prête plutôt bien, puisque nous vivons dans une société où le système crie ou crisse, où la caverne tremble et se fissure par endroits. Le système reconnaissant ses failles, l’interrogation, la remise en question de ses propres présupposés, en suivant une méthode d’obédience ou d’origine socratique peut, dans ce cas, se révéler féconde.
Même si chacun de nous vit dans la caverne des présupposés qui lui ont été inculqués, cela n’empêche pas de pouvoir réfléchir. »

Je veux que mes élèves sachent ce qu’est réfléchir.

Voir aussi : ma traduction d’extraits de l’allégorie de la Caverne de Platon

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Ma thèse en chiffres, ossature de mon corps amoureux

these en couleurs 2*

Ma thèse compte à cette heure près de 500 000 signes – sans compter l’important volume des annexes, environ 100 000 signes, en majeure partie de mes propres travaux. Elle devrait en compter, une fois terminée, quelques dizaines de milliers de plus. C’est assez peu pour une thèse de littérature, cela parce que l’expression en est très concentrée, de façon poétique. Voici son plan dans l’état actuel, sans les titres des chapitres et sous-chapitres mais avec leurs chiffres, dont l’ordonnancement a quelque chose à dire sur le processus de la pensée – comme ses couleurs.

TITRE
Sous-titre

Dédicace
Remerciements

Présentation

Introduction
1.
2.
3.

Premier mouvement
I.
1.
2.
3.

II.
1.
2.
3.
4.

III.
1.
2.
2.1.
2.2.
2.3.
2.4.
3.
3.1.
3.2.
3.2.1.
3.2.2.
3.2.3.
3.2.4.
4.

IV.
1.
2.
2.1.
2.2.
3.

Deuxième mouvement

I.
1.
2.
3.
4.
4.1.
4.2.

II.
1.
2.
3.
4.
5.

Troisième mouvement
I.
II.
III.
IV.
V.

Conclusion

Annexes

Index

Sommaire

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Le troisième mouvement est en cours d’écriture (l’un des chapitres quasi fini, d’autres commencés – car l’écriture ne se fait pas de façon nécessairement linéaire, chapitre après chapitre), la fin du deuxième est à arranger. Bien entendu l’ensemble reste à revoir (mon directeur de thèse n’a encore rien lu) et susceptible d’évoluer. Edgar Poe dit quelque part que rien n’est plus beau que la self-cognizance (si je me souviens bien, tel est son néologisme – je viendrai corriger ou préciser si je retrouve la référence exacte) de sa propre pensée. J’ai aimé voir son processus à l’œuvre d’abord dans ses parties manuscrites, l’écriture au stylo, avec ses numérotations de pages que la pensée obligeait à faire dériver. Par exemple, entre les pages manuscrites 4 et 5, j’ai dû introduire, ma pensée partant en arborescence depuis un détail de la page 4, les pages 4a, 4b, etc., jusqu’à arriver à la fin de l’alphabet et devoir continuer avec un deuxième alphabet. L’insertion d’images dans le classeur de la thèse manuscrite, de dessins et autres collages, a contribué puissamment à ouvrir également l’espace de la pensée, même si dans leur grande majorité ces images ne sont pas mentionnées dans le texte de la thèse, de même que les actions poélitiques de Madame Terre, réalisées avec O. Nous ne voyons pas ce qui est à l’intérieur de notre corps, mais c’est ce qui le fait vivre. La chair dépasse la chair, le plan en chiffres est l’ossature où pousse, comme dit Rimbaud, notre nouveau corps amoureux.

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Plénitude de Démocrite (dans ma traduction)

 

l'atome selon Schrödinger

l’atome selon Schrödinger

 

« Toute la terre écarte les jambes pour l’homme sage : la vie bonne, c’est d’avoir pour famille l’univers tout entier. »*
Démocrite, fragment Stob D534 ; DK B CCXLVII

« En réalité nous ne voyons rien, car la vérité est dans le fond »
Démocrite, fragment 68 B117

Démocrite est le génie inventeur, entre autres, de l’atome

* « Écarter les jambes » est le sens premier, que je garde, du verbe employé par Démocrite. On peut aussi traduire : « Toute la terre est ouverte pour l’homme sage » ou « L’homme sage marche sur toute la terre, car le monde entier est la patrie de la bonne psyché », psyché signifiant souffle, vie, âme.

Meillassoux, Mallarmé, et cette si reine !

Une élucidation géniale. Je vais lire le livre. Là tout de suite je vois que COMME SI compte 7 lettres, qu’entre les deux COMME SI il y a 4 + 12 segments = 16, que 16 (1+6 =7) c’est deux fois 8, que le 8 couché est le symbole de l’infini… que entre et avec les deux COMME SI il y a 14 O (2×7 lettres o = zéro) -> 707

Si vous voulez jouer aussi après l’avoir écouté, le texte de Mallarmé est ici.

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Joie du jour : mon illumination à propos du fragment 11 d’Héraclite – et ma traduction toute nouvelle

Poursuivant mon étude du texte héraclitéen de René Char « À la santé du serpent » (voir ici le commentaire que j’en ai fait à l’oral pour l’agreg), j’ai été conduite à m’intéresser au fragment 11 du penseur grec :

héracliteπᾶν γὰρ ἑρπετὸν (θεοῦ) πληγῇ νέμεται

Il en existe deux traductions principales. La plus fidèle dit ceci ou à peu près :

« Toute bête est poussée au pâturage par des coups » (traduction Burnet et Reymond)

L’autre est davantage une interprétation, car elle oublie un mot, celui que la précédente traduit par « des coups » bien que le mot soit au datif singulier :

« Tout reptile se nourrit de terre » (traduction Tannery)

Alors ?

Voyons dans quel contexte cette parole est rapportée. Il s’agit de la fin du chapitre 6 de la Lettre d’Aristote à Alexandre sur le monde :

« Tous les animaux qui naissent, qui croissent, qui dépérissent, tout obéit aux lois de Dieu. Tout être qui rampe sur la terre tire d’elle sa nourriture, comme dit Héraclite. » – selon la traduction Batteux et Hoefer (texte entier ici)

Bon. Je suis loin d’égaler ces éminents hellénistes, mais j’ai bien vu qu’ils n’avaient pas cherché suffisamment la vérité, comme je peux le faire en me focalisant sur une question. Car de toute évidence, leurs traductions sont bancales. Traduire que toute bête est poussée au pâturage par des coups, c’est plus fidèle au texte grec que de passer plègè, « le coup », à la trappe, mais ce n’est pas logique par rapport au contexte dans lequel Aristote cite cette phrase d’Héraclite. Parler de reptile est plus fidèle au texte grec que de parler de bétail, mais alors il faut oublier le coup, parce qu’on n’a jamais vu des reptiles être amenés au pâturage à coups de bâton.

J’ai donc épluché le dictionnaire. Erpeton, c’est bien le reptile, le serpent – ou la bête (sauvage, plutôt rampante). Et plègè, rien à faire, c’est le coup. Mais parmi les nombreux exemples que donne le Bailly, il en est un qui fait référence au vers 857 de la Théogonie d’Hésiode, et celui-ci m’a tout de suite illuminée (à vrai dire, c’était ce que je cherchais). Je suis allée au texte (sur Internet, c’est génial, on trouve presque tout, il est ici) pour vérifier. Quoi ? Que plègè peut être employé pour « coup de foudre » envoyé par Zeus.

Or Aristote n’est-il pas en train de parler de Dieu, c’est-à-dire de Zeus, quand il cite Héraclite ? Juste après d’ailleurs, il rappelle qu’on appelle Dieu du nom de Zeus, le Foudroyant. N’est-ce pas clair ? Tous les animaux, tout obéit aux lois de Dieu, dit Aristote. Et il ajoute :

Le serpent est gouverné par le coup de foudre, comme dit Héraclite.

On pourrait traduire aussi : « Le serpent a en partage le coup de foudre » – il y a de cette idée-là, de la proximité du serpent et de l’éclair. (Et nemetai signifie tout autant être gouverné, que partager, être conduit au pâturage ou même paître ou même habiter – si vous voulez apprécier tout le déploiement sémantique possible)

Héraclite, qui dans un autre fameux fragment (le 64), dit : « La foudre gouverne tout. »

Même si Char ne disposait pas de ma traduction, son intuition, sa logique de poète y a suffi. Et le reste de son poème est truffé d’intentions héraclitéennes volontaires. N’avais-je pas commencé mon exposé (mal reçu par le jury, hélas) par cet aphorisme du texte de Char À la santé du serpent :

« Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ».

Habitons l’éclair.

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