« L’œil perçoit mais l’esprit peut comparer, analyser, saisir des relations de cause à effet, des symétries etc. (…) « Le « livre de la nature » est donc « lisible seulement pour un œil abstrait », selon Cudworth, tout comme un homme qui lit un livre (…)« est capable d’apprendre quelque chose à partir de « traces noires sur une page. »Noam Chomsky, Réflexions sur le langage
ce matin et cet après-midi, au square René Le Gall et à la bibliothèque des chercheurs du Museum, photos Alina Reyes
Philippe Descola revient sur les quatre ontologies qu’il définit dans son livre Par-delà nature et culture, quatre façons d’organiser la place des hommes dans la nature et leurs relations avec les autres vivants. Superbe leçon d’anthropologie :
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Intervention lors du colloque « Comment penser l’Anthropocène ? », dans le cadre de la COP21, de Philippe Descola, anthropologue, responsable de la Chaire « Anthropologie de la Nature » au Collège de France :
M. Descola semble avoir été entendu : le mois dernier un fleuve en Nouvelle-Zélande, le Te Awa Tupua, puis deux fleuves en Inde, le Gange et la Yamuna, ont obtenu des droits juridiques comme entités vivantes. Puisse une telle pensée, décolonisant les concepts, pour reprendre ses termes, et apte à sortir les esprits du « TINA » intellectuel, nous inspirer des alternatives politiques.
« Doit-on renoncer à distinguer nature et culture ? » L’écouter un peu plus, sur son travail et ses thèses d’anthropologue :
ses phonèmes en lettres, en images, et ses phonèmes en sons :
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une de ses photos : Nu 28, Ile de Sylt (Vera Broïdo), 1931
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son film L’homme qui a peur des bombes, interprété par lui-même :
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et enfin, Dada à l’école des Chartes, avec cette excellente conférence d’Annabelle Ténèze sur les traces de Raoul Hausmann, où l’on voit nombre de ses autres oeuvres :
au jardin des Plantes, Museum d’Histoire naturelle, photo Alina Reyes
« Malgré les malheurs de mon ambition, je ne crois pas les hommes méchants, je ne me crois point persécuté par eux, je les regarde comme des machines poussées, en France, par la vanité et ailleurs par toutes les passions, la vanité y comprise. » Stendhal, Souvenirs d’égotisme, chapitre 1
Comment en sommes-nous arrivés là ? Récapitulons, avant de poursuivre (car pour participer à faire avancer la chose, j’ai une merveilleuse idée de travail en tête) :
Je donne ici des passages de la première partie de ce livre, intitulée « Comment la pensée vient aux hommes » – la seconde partie s’intitulant « Le propre du logos humain ». L’auteur distingue plusieurs sortes de grammaires : iconique, indiciaire, verbale, discursive. Je ne suis pas d’accord avec toutes ses conclusions, mais le livre est un excellent outil pour la réflexion – toute classification aidant la pensée à progresser, à condition de n’être jamais considérée comme immuable. Puis je propose en guise de dialogue une émission rappelant la pensée de Foucault, et se concluant sur la question de la fin de l’humanisme. Du rapport de cette question avec les grammaires, y compris non exclusivement humaines, de l’intelligence, je dirai qu’il doit s’agir en fait, à venir, non d’une fin de l’humanisme, mais d’un dépassement de l’humanisme, de son caractère « humain, trop humain », dans une ouverture de l’intelligence, de la découverte, de la compréhension, de la science, à et par des « grammaires » cognitives trop souvent négligées, voire exclues, ignorées – voire à et par la grammaire de la septième personne du verbe.
« Risquons néanmoins qu’il existe un pouvoir divinatoire de l’esprit humain fini. Ce pouvoir s’appuie sans doute, au départ, sur des opérations synthétiques préconscientes, effectuées sur les bases d’une grammaire indiciaire. Mais, une fois que l’esprit a pu prendre ainsi ses repères, son pouvoir divinatoire se poursuit alors. Il pourra même prendre un essor qui lui fasse découvrir des réalités cachées, et cela, avec une exactitude et une force qui ne sont pas seulement attestées de façon subjective, par un sentiment de vérité et de nécessité inhérent à l’état visionnaire, mais se trouvent également confirmées par des constatations objectives particulièrement troublantes, que seul l’endurcissement positiviste peut pousser à dénier. » (…)
« Les élaborations des grands visionnaires du monde de l’esprit, qu’il s’agisse de scientifiques ou philosophes consacrés, tels que Hegel, Freud, Piaget, ou de voyants paranormaux comme Swedenborg, Edgar Cayce, et de ceux qui en général « assistent » au déploiement d’une réalité qui, pourtant, n’est pas présentifiée dans les conditions régulières du donné spatio-temporel ; les intuitions divinatoires, petites et grandes, qu’elles se tiennent dans l’ordre des accidents triviaux ou des grands principes régissant la nature ; qu’elles portent témoignage d’événements qui se déroulent quelque part ailleurs, dans l’espace ou le temps, ou qu’elles appréhendent des genèses non phénoménales de l’univers en train d’advenir comme dans la « tête de Dieu » – cette somme considérable de performances à défaut desquelles la civilisation aurait piétiné dans une immanence stérilisante, privant sans doute l’humanité des percées d’intellection essentielles à sa puissance, nous pose ce genre de questions : Comment peut-on connaître ce qui n’est pas donné dans la présence ? Comment quelque chose comme une intuition intellectuelle est-il possible ?
Posons que les grands visionnaires ne font qu’illustrer une capacité commune de l’esprit, et que le sens divinatoire ne revient pas seulement à quelques individus d’exception, mais échoit au contraire en partage à toute créature naturelle, qu’elle soit ou non humaine. » (…)
« Ainsi, ce que le plaisir esthétique reconnaît comme appartenant à la beauté naturelle renverrait à un principe vital, principe harmonique dont on peut éprouver les résultats comme autant d’expressions du tableau qu’offrent les sites naturels, du moment qu’ils n’ont pas été violentés et sont demeurés vierges d’interventions extérieures perturbantes. L’esprit, dans sa sensibilité première, résonne alors en consonance avec ce principe vital de la nature. L’humanité peut ainsi maintenir un contact réflexif avec l’élément dont elle ne fait cependant pas pour soi un objet de connaissance, car elle n’y ressent que le plaisir. Cependant, cet élément d’harmonie vitale est aussi bien présent et à l’oeuvre dans sa propre nature : la nature intérieure de l’être humain, pour procurer justement à celui-ci le plaisir qu’il éprouve spontanément à la contemplation de la nature extérieure, et avant cela, instinctivement, à une immersion dans cette nature. Ce plaisir, des animaux nous semblent le traduire dans leurs moments d’exubérance, souvent, à la tombée du jour, ainsi que les enfants dans la campagne, lorsque se sentant subitement presque aussi légers que l’air, un désir les prend de courir à corps perdu à travers les hautes herbes, de dévaler des pentes comme pour un vol en rase-mottes à la manière des hirondelles, ou de s’y laisser glisser en toboggan, comme les loutres sur les berges glacées des étangs. Ce sont des jeux dépourvus de règle. Un esprit de fête saisit les êtres à travers la vitalité que manifeste leur joie débridée de se mouvoir dans un milieu qui invite à s’y plonger en une participation intime aux éléments ainsi qu’au principe qui les accorde et fonde la confiance permettant de s’aventurer.
Les êtres naturels, ceux qui du moins sont normalement dotés de ce que l’on nomme « instinct » et dont le principal est sans doute l’instinct de conservation, ne s’aventurent pas au hasard. Ils suivent des chemins qui ne sont pas frayés d’avance, et qui, en conséquence, peuvent être dits seulement virtuels, mais dont le tracé n’est toutefois pas laissé à l’arbitraire d’improvisations fortuites. L’animal sensible, intelligent à sa manière, explore le terrain nouveau avec d’infinies précautions, avant d’entreprendre sa progression. Il n’avance pas à l’aveuglette, mais seulement sur la base d’une somme d’indices, olfactifs et autres, qu’il aura dû réunir et intégrer avant de s’estimer suffisamment en confiance avec le milieu immédiat. De proche en proche, il étendra son aire, et celle-ci n’épousera pas les déterminations géométriques claires et simples qui semblent se recommander avec évidence à un entendement pour lequel la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. (…)
… il serait candide de compter sur une méthodologie pour accéder à de vraies découvertes dans la compréhension d’un objet toujours singulier, ainsi qu’il en va dans les sciences que, pour cette raison, on nomme « idiographiques ». Ces sciences doivent interpréter, en effet, les significations attachées à un ensemble symbolique, comprendre une totalité sémantique consistante, par exemple une oeuvre d’art ou un texte littéraire, reconstruire la cohérence narrative d’une biographie sur base d’archives, ou encore, l’unité d’un contexte de civilisation à partir des vestiges de sites archéologiques, resituer la pertinence de scènes figurées dans des bas-reliefs, etc. Dans tous ces cas, la compréhension à obtenir présuppose l’interprétation d’un ensemble dont les éléments valent comme les indices qui permettront de sonder des hypothèses relatives à ce qui peut être signifié du « tout » considéré ou anticipé. Quel que soit le « texte » à comprendre : visage humain ou langue étrangère, récit mythique ou contexte social, la culture ambiante ou les milieux naturels eux-mêmes, pour autant qu’on y soit vitalement impliqué, la compréhension du sens requiert une démarche interprétative qui, toujours inventive, s’alimente à une grammaire dont les raisons fonctionnent comme des énigmes, à une logique dont les sources indiciaires sont comme le sésame qui ouvre sur un univers bien différent de celui que conçoit un entendement discursif. » (…)
« Quoiqu’il en soit de la façon dont l’idéologie moderne a pu couvrir les implications ontologiques de nos dispositions syntaxiques, en occulter la relativité comme pour mieux en finir avec les scories du monde animiste, la critique n’a sans doute pas là terminé sa tâche, et pour elle le désenchantement du monde ne marque pas la bonne fin du procès de désillusion ; car une désillusion spécifique y séjourne, privant la réflexion d’un aperçu vers les couches plus profondes de l’intuition qui préside aux percées insolites de la compréhension. »
Jean-Marc Ferry, Les grammaires de l’intelligence, éd du Cerf 2004
photos Alina Reyes, aujourd’hui au jardin des Plantes
J’ai montré la nuit dernière comment la figurine d’Höhle Fels pouvait en fait devoir être lue couchée sur le dos, et non debout (note précédente). La contemplant dans cette position, de profil, il m’apparaît maintenant qu’elle peut aussi représenter un homme couché sur une femme, entre ses cuisses. Le profil de sa poitrine peut évoquer la tête de l’homme, ou ses épaules (ce qui ne serait pas possible si ses seins tombaient comme ceux des autres statuettes). Le ventre épaissi forme le corps, le dos de l’homme. Ce qui, de face, figure la fente de la vulve de la femme, dans la perspective où on envisage un homme sur elle, figure la fente des fesses de l’homme ; et les lèvres du sexe féminin esquissent les testicules de l’homme. Enfin, les bras de la femme entourent le corps de l’homme, dans un geste d’embrassement typique du coït.
Je concluais hier que la position de cette Vénus, selon ma lecture, indiquait que les humains de cette lointaine époque (40 000 ans au moins, selon l’inventeur de la statuette) connaissaient comme nous la position de l’amour face à face – ce qui nous éloigne des représentations trop brutales que nous nous faisons encore souvent de nos ancêtres. Maintenant, dans la thèse d’une figurine ambivalente, étudiée pour pouvoir être lue de façon différente selon la perspective, j’ajouterai que la subtilité mentale et artistique de ces gens dépasse de beaucoup ce que nous imaginons. Et comme je l’avais noté dans mon article sur la grotte de Bruniquel, l’humanité dans sa complexité et sa profondeur est certainement beaucoup plus ancienne que nous nous le figurons.
D’autres représentations du féminin ou du masculin au paléolithique sont susceptibles d’anamorphoses, Claudine Cohen le montre dans cette vidéo. J’ai d’autres pistes en tête encore, sur d’autres œuvres d’art du paléolithique, je les exposerai peut-être d’autres fois.
Claudine Cohen, Femmes de la préhistoire, Paris Belin 2016
La Vénus d’Höhle Fels a été trouvée en 2008 dans la Souabe par le professeur Nicholas Conard. Cette figurine de six centimètres de hauteur, sculptée dans l’ivoire d’une défense de mammouth et datée de 35 à 40 000 ans avant le présent, est la plus ancienne représentation humaine en trois dimensions connue à ce jour. Avant sa découverte, la plus ancienne « Vénus » préhistorique connue était la Vénus de Galgenberg, datant de 30 000 ans et très différente : elle est fine et sa posture passe pour évoquer celle d’une danseuse. D’autres Vénus préhistoriques, moins anciennes, présentent des traits anatomiques divers, souvent exagérés et très marqués.
Ce qui m’étonne à première vue dans la Vénus d’Höhle Fels, c’est la hauteur de ses seins. Ceux des autres figurines tombent, conformément à la loi de la gravité. Bien qu’énormes, les siens tiennent en l’air. Quand cela se produit-il ? Soit quand la femme saute avec un élan assez puissant pour faire remonter sa poitrine un bref instant. Soit, de façon beaucoup plus courante, quand elle est couchée sur le dos. Il suffit de faire pivoter la photo de la statuette, de la voir allongée : aussitôt s’expliquent et la position de ses seins et le fait que ses fesses soient aplaties, contrairement à celles des figurines de Vénus préhistoriques debout, dont la courbure du fessier est aussi exagérée que celle de leurs autres attributs sexuels.
Et si nous la regardons de face, ne la voyons-nous pas comme un homme penché sur elle la verrait ? Sa tête, ici remplacée par un anneau décentré, peut paraître petite, jetée en arrière sur le côté. S’il se tient entre ses genoux, ou à leur hauteur, il ne voit pas les jambes entières. Sa vulve attire toute l’attention de l’homme à ce moment-là : elle est énorme. Les traits gravés sur son ventre et à la taille dans son dos pourraient évoquer un tissu ou des cordelettes décoratives (ou peut-être simplement les plis de la peau d’un corps obèse).
Mais ce qui me paraît le plus intéressant, c’est qu’elle ait été figurée dans cette pose, couchée sur le dos. Nos lointains ancêtres aurignaciens, les premiers hommes modernes arrivés d’Afrique (ou bien Néandertaliens, car en l’absence d’ossements sur le site rien ne prouve que la figurine ne soit pas leur oeuvre), faisaient donc l’amour face à face . La position dite du missionnaire ne doit rien aux missionnaires. Rebaptisons-la « position de la Vénus d’Höhle Fels » ?
Encore aujourd’hui, on rappelle aux femmes pourquoi cette position est la plus avantageuse, ou l’un des plus avantageuses, pour elles. Il y a quarante mille ans, sans nul missionnaire en vue, c’était déjà connu !
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Dimanche après-midi : j’ajoute à cette note cette précision que j’ai donnée à Claudine Cohen, avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger après la lui avoir signalée :
J’ai pensé aussi à la possibilité que la sculpture soit l’oeuvre d’une femme, dans ce cas on pourrait penser qu’elle s’est représentée comme elle se sent dans cette position, dans un certain abandon de la tête et un ressenti très fort dans les seins et le sexe. Que ce soit un homme ou une femme qui l’ait faite, c’est en tout cas ce que la sculpture manifeste fortement. Quant aux positions sexuelles, bien sûr elles pouvaient être variées ; avec le face à face l’intérêt est de contribuer à rapprocher ces gens de nous, car malgré tout bien souvent on continue à les considérer comme des semi-animaux (après tout, les bonobos pratiquent la position du missionnaire, pourquoi pas nos ancêtres ?) La scène chez JJ Annaud a une valeur à double tranchant, comme le nom donné à cette position, plutôt raciste – rappelant l’idéologie selon laquelle certains humains civilisent d’autres humains. Rien n’est moins certain.
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Suite de ma réflexion sur la Vénus d’Höhle Fels : ici