Par-delà nature et culture. Philippe Descola

11 janvier 2018. Je mets en avant cette note qui date de l’entre-deux tours de l’élection de Macron et qui reste très significative aujourd’hui. Du hold-up opéré par la caste sur la République, et du mépris des élites sur tous les peuples du monde, y compris celui de leur pays. Et de l’intelligence prodigieuse des peuples (notamment des femmes), beaucoup plus fine, complexe et vivante que celle des énarques, qui ont permis à l’humanité de se développer depuis des temps immémoriaux, alors que les élites d’aujourd’hui menacent de la faire disparaître.

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L’année dernière, quand j’ai expliqué à un professeur de littérature de la Sorbonne que j’avais vu une correspondance entre les pratiques des peuples juifs itinérants bibliques et celles, d’itinéraires chantés, des aborigènes d’Australie, il m’a rétorqué avec beaucoup de dédain (quoiqu’il n’y connût absolument rien) que cela ne pouvait pas être comparable. À l’évidence, un peuple considéré comme sauvage par l’Occidental moyen ne peut pas plus atteindre à la dignité d’un peuple biblique que la parole d’une femme autodidacte ne peut être considérée avec sérieux. Mais cet après-midi, en lisant Par-delà nature et culture de Philippe Descola, j’ai eu le plaisir de voir qu’il faisait la même comparaison que moi entre les pratiques des peuples de pasteurs nomades du Moyen-Orient ou d’Afrique et celles des Australiens : « on peut aussi appréhender le système de l’il-rah, écrit-il, à la manière australienne, c’est-à-dire comme une appropriation de certains itinéraires au sein d’un environnement sur lequel on ne cherche pas à exercer une emprise. » Philippe Descola étant un homme, et blanc, et savant très renommé, qui plus est professeur au Collège de France, sans doute mon brave professeur de lettres ne songerait-il pas à lui répondre en balayant sa parole d’un revers de main.

Mais en ce triste lendemain d’élection présidentielle, qui laisse derrière elle une très mauvaise odeur de manipulation par quelques réseaux de milliardaires détenteurs des grands médias et de privilégiés de ce très bas monde, en ce triste lendemain où comme l’a dit un certain Thanaen sur twitter « on nous demande de choisir entre la haine des étrangers et la haine des pauvres », en ce triste lendemain où ne restent plus en lice que le néofascisme et la dictature bancaire, lesquels bien sûr font mine de s’opposer alors qu’ils sont faits pour se rejoindre pour la énième fois dans l’histoire, en ce triste lendemain de hold-up sur la démocratie, où l’électeur se retrouve pris au piège, sommé de voter (mais pas obligé d’obéir) pour le candidat de la propagande, le banquier d’affaires fabriqué de toutes pièces pour servir ceux qui font des affaires avec leur banque, à tous les niveaux, en ce triste lendemain où le seul candidat « votable » s’en prend aux chômeurs et aux petits fumeurs de weed mais jamais aux riches, jamais ne parle de rééquilibrage des richesses, de lutte contre l’évasion fiscale, de justice sociale, et jamais ne parle d’écologie (même s’il s’y met avant le deuxième tour, comment le croire alors qu’il a cédé à des industriels russes le droit d’exploiter l’or en Guyane et pour ce faire de la saccager), en ce sinistre lendemain de présidentielle, pour continuer à vivre heureux voyons plus loin, voyons le sens dans lequel vont les forces progressistes aujourd’hui, celui d’un désir, non de devenir milliardaire comme Macron le voudrait pour les jeunes Français, mais d’harmonie au sein d’une humanité élargie, respectueuse et vivante.

Voici, comme support de méditation en ce sens, des passages du livre de Philippe Descola décrivant la façon de vivre des Achuars, peuple d’Amazonie auprès duquel il a vécu de 1976 à 1979. Comme quantité d’autres peuples dans le monde, contrairement à nous dans la culture chrétienne clivée de l’Europe, ils ne font pas de différence ontologique entre nature et culture, ni entre l’humain, l’animal, le végétal, communiquant d’égal à égal avec tout le vivant.

 

shuar_arutam_nicolas_kingman-minFemme Achuar. Photo Nicolas Kingman. Source

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« À l’évidence, les Achuar possèdent une longue expérience des plantes cultivées. En témoignent la diversité des espèces qui prospèrent dans leurs jardins, une centaine dans les mieux pourvus, et le grand nombre de variétés stables à l’intérieur des espèces principales : une vingtaine de clones de patate douce, autant pour le manioc et la banane. En témoignent aussi la place importante que les plantes cultivées occupent dans la mythologie et le rituel, ainsi que la finesse du savoir agronomique déployé par les femmes, maîtresses incontestées de la vie des jardins.

« En vérité, les plantes « de la forêt » sont également cultivées. Elles le sont par un esprit appelé Shakaim que les Achuar se représentent comme le jardinier attitré de la forêt et dont ils sollicitent la bienveillance et le conseil avant d’ouvrir un nouvel essart. »

« Les Achuar opèrent une distinction analogue dans le règne animal. Leurs maisons sont égayées par toute une ménagerie d’animaux apprivoisés, oiseaux dénichés ou petits du gibier que les chasseurs recueillent quand ils tuent leur mère. Confiés aux soins des femmes, nourris à la becquée ou au sein lorsqu’ils sont encore incapables de s’alimenter eux-mêmes, ces familiers s’adaptent vite à leur nouveau régime de vie et il est peu d’espèces, même parmi les félins, qui soient véritablement rétives à la cohabitation avec les humains. Il est rare que l’on entrave ces animaux de compagnie, et plus rare encore qu’on les maltraite ; ils ne sont jamais mangés, en tout cas, même lorsqu’ils succombent à une mort naturelle. »

« Les Achuar balisent en effet leur espace selon une série de petites discontinuités concentriques à peine perceptibles, plutôt qu’au travers d’une opposition frontale entre la maison et son jardin, d’une part, et la forêt, de l’autre.
L’aire de terre battue immédiatement adjacente à l’habitation en constitue un prolongement naturel où se déroulent bien des activités domestiques ; il s’agit pourtant déjà d’une transition avec le jardin puisque c’est là que sont plantés en buissons isolés les piments, le roucou et le génipa, la majorité des simples et les plantes à poison. Le jardin proprement dit, territoire incontesté des femmes, est lui-même en partie contaminé par les usages forestiers : c’est le terrain de chasse favori des garçons qui y guettent les oiseaux pour les tirer avec de petites sarbacanes ; les hommes y posent aussi des pièges pour ces gros rongeurs à la chair délicate – pacas, agoutis ou acouchis – qui viennent nuitamment déterrer les tubercules. Dans un rayon d’une ou deux heures de marche depuis la lisière de l’essart, la forêt est assimilable à un grand verger que les femmes et les enfants visitent en tout temps pour y faire des promenades de cueillette, ramasser des larves de palmier ou pêcher à la nivrée dans les ruisseaux et les petits lacs. C’est un domaine connu de façon intime, où chaque arbre et palmier donnant des fruits est périodiquement visité en saison. Au-delà commence la véritable zone de chasse où femmes et enfants ne se déplacent qu’accompagnés par les hommes. Mais on aurait tort de voir dans ce dernier cercle l’équivalent d’une extériorité sauvage. Car le chasseur connaît chaque pouce de ce territoire qu’il parcourt de façon presque quotidienne et à quoi l’attache une multitude de souvenirs. Les animaux qu’il y rencontre ne sont pas pour lui des bêtes sauvages, mais bien des êtres presque humains qu’il doit séduire et cajoler pour les soustraire à l’emprise des esprits qui les protègent. C’est aussi dans ce grand jardin cultivé par Shakaim que les Achuar établissent leurs loges de chasse, de simples abris, entourés parfois de quelques plantations, où ils viennent à intervalles réguliers passer quelques jours en famille. J’ai toujours été frappé par l’atmosphère joyeuse et insouciante qui régnait dans ces campements. »

Philippe Descola, Par-delà nature et culture

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Parole et images du jour

tulipes au square-min « L’œil perçoit mais l’esprit peut comparer, analyser, saisir des relations de cause à effet, des symétries etc. (…) bibliotheque museum-min « Le « livre de la nature » est donc « lisible seulement pour un œil abstrait », selon Cudworth, tout comme un homme qui lit un livre (…)square rené le gall-min« est capable d’apprendre quelque chose à partir de « traces noires sur une page. »bibliotheque museum-min (1)Noam Chomsky, Réflexions sur le langage

bibliotheque mnhn-mince matin et cet après-midi, au square René Le Gall et à la bibliothèque des chercheurs du Museum, photos Alina Reyes

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voir aussi, par Noam Chomsky (qui appelle à voter Mélenchon) : « Propagande et contrôle de l’esprit public« 

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Décoloniser les concepts, avec Philippe Descola

Philippe Descola revient sur les quatre ontologies qu’il définit dans son livre Par-delà nature et culture, quatre façons d’organiser la place des hommes dans la nature et leurs relations avec les autres vivants. Superbe leçon d’anthropologie :

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Intervention lors du colloque « Comment penser l’Anthropocène ? », dans le cadre de la COP21, de Philippe Descola, anthropologue, responsable de la Chaire « Anthropologie de la Nature » au Collège de France :

M. Descola semble avoir été entendu : le mois dernier un fleuve en Nouvelle-Zélande, le Te Awa Tupua, puis deux fleuves en Inde, le Gange et la Yamuna, ont obtenu des droits juridiques comme entités vivantes.  Puisse une telle pensée, décolonisant les concepts, pour reprendre ses termes, et apte à sortir les esprits du « TINA » intellectuel, nous inspirer des alternatives politiques.

« Doit-on renoncer à distinguer nature et culture ?  » L’écouter un peu plus, sur son travail et ses thèses d’anthropologue :

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Et pour bien plus : ses cours au Collège de France, en vidéo également.

Raoul Hausmann, artiste, inventeur, écrivain, peintre, photographe, plasticien, danseur… bref, poète

raoul hausmann par august sanderRaoul Hausmann par August Sander

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raoul hausmann le_phoneme_jef_golyscheff-min (1)Raoul Hausmann : Le Phoneme Jef Golyscheff (in OU 38/39)

ses phonèmes en lettres, en images, et ses phonèmes en sons :

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raoul-hausmann-nu-28,-ile-de-sylt-(vera-broïdo)une de ses photos : Nu 28, Ile de Sylt (Vera Broïdo), 1931

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son film L’homme qui a peur des bombes, interprété par lui-même :


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et enfin, Dada à l’école des Chartes, avec cette excellente conférence d’Annabelle Ténèze sur les traces de Raoul Hausmann, où l’on voit nombre de ses autres oeuvres :


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Évolution des espèces et vanité des hommes

cailloux-min (1)au jardin des Plantes, Museum d’Histoire naturelle, photo Alina Reyes

« Malgré les malheurs de mon ambition, je ne crois pas les hommes méchants, je ne me crois point persécuté par eux, je les regarde comme des machines poussées, en France, par la vanité et ailleurs par toutes les passions, la vanité y comprise. » Stendhal, Souvenirs d’égotisme, chapitre 1

Comment en sommes-nous arrivés là ? Récapitulons, avant de poursuivre (car pour participer à faire avancer la chose, j’ai une merveilleuse idée de travail en tête) :

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Jean-Marc Ferry, « Les grammaires de l’intelligence »

Je donne ici des passages de la première partie de ce livre, intitulée « Comment la pensée vient aux hommes » – la seconde partie s’intitulant « Le propre du logos humain ». L’auteur distingue plusieurs sortes de grammaires : iconique, indiciaire, verbale, discursive. Je ne suis pas d’accord avec toutes ses conclusions, mais le livre est un excellent outil pour la réflexion – toute classification aidant la pensée à progresser, à condition de n’être jamais considérée comme immuable. Puis je propose en guise de dialogue une émission rappelant la pensée de Foucault, et se concluant sur la question de la fin de l’humanisme. Du rapport de cette question avec les grammaires, y compris non exclusivement humaines, de l’intelligence, je dirai qu’il doit s’agir en fait, à venir, non d’une fin de l’humanisme, mais d’un dépassement de l’humanisme, de son caractère « humain, trop humain », dans une ouverture de l’intelligence, de la découverte, de la compréhension, de la science, à et par des « grammaires » cognitives trop souvent négligées, voire exclues, ignorées – voire à et par la grammaire de la septième personne du verbe.

 

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« Risquons néanmoins qu’il existe un pouvoir divinatoire de l’esprit humain fini. Ce pouvoir s’appuie sans doute, au départ, sur des opérations synthétiques préconscientes, effectuées sur les bases d’une grammaire indiciaire. Mais, une fois que l’esprit a pu prendre ainsi ses repères, son pouvoir divinatoire se poursuit alors. Il pourra même prendre un essor qui lui fasse découvrir des réalités cachées, et cela, avec une exactitude et une force qui ne sont pas seulement attestées de façon subjective, par un sentiment de vérité et de nécessité inhérent à l’état visionnaire, mais se trouvent également confirmées par des constatations objectives particulièrement troublantes, que seul l’endurcissement positiviste peut pousser à dénier. » (…)

 

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« Les élaborations des grands visionnaires du monde de l’esprit, qu’il s’agisse de scientifiques ou philosophes consacrés, tels que Hegel, Freud, Piaget, ou de voyants paranormaux comme Swedenborg, Edgar Cayce, et de ceux qui en général « assistent » au déploiement d’une réalité qui, pourtant, n’est pas présentifiée dans les conditions régulières du donné spatio-temporel ; les intuitions divinatoires, petites et grandes, qu’elles se tiennent dans l’ordre des accidents triviaux ou des grands principes régissant la nature ; qu’elles portent témoignage d’événements qui se déroulent quelque part ailleurs, dans l’espace ou le temps, ou qu’elles appréhendent des genèses non phénoménales de l’univers en train d’advenir comme dans la « tête de Dieu » – cette somme considérable de performances à défaut desquelles la civilisation aurait piétiné dans une immanence stérilisante, privant sans doute l’humanité des percées d’intellection essentielles à sa puissance, nous pose ce genre de questions : Comment peut-on connaître ce qui n’est pas donné dans la présence ? Comment quelque chose comme une intuition intellectuelle est-il possible ?
Posons que les grands visionnaires ne font qu’illustrer une capacité commune de l’esprit, et que le sens divinatoire ne revient pas seulement à quelques individus d’exception, mais échoit au contraire en partage à toute créature naturelle, qu’elle soit ou non humaine. » (…)

 

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« Ainsi, ce que le plaisir esthétique reconnaît comme appartenant à la beauté naturelle renverrait à un principe vital, principe harmonique dont on peut éprouver les résultats comme autant d’expressions du tableau qu’offrent les sites naturels, du moment qu’ils n’ont pas été violentés et sont demeurés vierges d’interventions extérieures perturbantes. L’esprit, dans sa sensibilité première, résonne alors en consonance avec ce principe vital de la nature. L’humanité peut ainsi maintenir un contact réflexif avec l’élément dont elle ne fait cependant pas pour soi un objet de connaissance, car elle n’y ressent que le plaisir. Cependant, cet élément d’harmonie vitale est aussi bien présent et à l’oeuvre dans sa propre nature : la nature intérieure de l’être humain, pour procurer justement à celui-ci le plaisir qu’il éprouve spontanément à la contemplation de la nature extérieure, et avant cela, instinctivement, à une immersion dans cette nature. Ce plaisir, des animaux nous semblent le traduire dans leurs moments d’exubérance, souvent, à la tombée du jour, ainsi que les enfants dans la campagne, lorsque se sentant subitement presque aussi légers que l’air, un désir les prend de courir à corps perdu à travers les hautes herbes, de dévaler des pentes comme pour un vol en rase-mottes à la manière des hirondelles, ou de s’y laisser glisser en toboggan, comme les loutres sur les berges glacées des étangs. Ce sont des jeux dépourvus de règle. Un esprit de fête saisit les êtres à travers la vitalité que manifeste leur joie débridée de se mouvoir dans un milieu qui invite à s’y plonger en une participation intime aux éléments ainsi qu’au principe qui les accorde et fonde la confiance permettant de s’aventurer.
Les êtres naturels, ceux qui du moins sont normalement dotés de ce que l’on nomme « instinct » et dont le principal est sans doute l’instinct de conservation, ne s’aventurent pas au hasard. Ils suivent des chemins qui ne sont pas frayés d’avance, et qui, en conséquence, peuvent être dits seulement virtuels, mais dont le tracé n’est toutefois pas laissé à l’arbitraire d’improvisations fortuites. L’animal sensible, intelligent à sa manière, explore le terrain nouveau avec d’infinies précautions, avant d’entreprendre sa progression. Il n’avance pas à l’aveuglette, mais seulement sur la base d’une somme d’indices, olfactifs et autres, qu’il aura dû réunir et intégrer avant de s’estimer suffisamment en confiance avec le milieu immédiat. De proche en proche, il étendra son aire, et celle-ci n’épousera pas les déterminations géométriques claires et simples qui semblent se recommander avec évidence à un entendement pour lequel la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. (…)
… il serait candide de compter sur une méthodologie pour accéder à de vraies découvertes dans la compréhension d’un objet toujours singulier, ainsi qu’il en va dans les sciences que, pour cette raison, on nomme « idiographiques ».  Ces sciences doivent interpréter, en effet, les significations attachées à un ensemble symbolique, comprendre une totalité sémantique consistante, par exemple une oeuvre d’art ou un texte littéraire, reconstruire la cohérence narrative d’une biographie sur base d’archives, ou encore, l’unité d’un contexte de civilisation à partir des vestiges de sites archéologiques, resituer la pertinence de scènes figurées dans des bas-reliefs, etc. Dans tous ces cas, la compréhension à obtenir présuppose l’interprétation d’un ensemble dont les éléments valent comme les indices qui permettront de sonder des hypothèses relatives à ce qui peut être signifié du « tout » considéré ou anticipé. Quel que soit le « texte » à comprendre : visage humain ou langue étrangère, récit mythique ou contexte social, la culture ambiante ou les milieux naturels eux-mêmes, pour autant qu’on y soit vitalement impliqué, la compréhension du sens requiert une démarche interprétative qui, toujours inventive, s’alimente à une grammaire dont les raisons fonctionnent comme des énigmes, à une logique dont les sources indiciaires sont comme le sésame qui ouvre sur un univers bien différent de celui que conçoit un entendement discursif. » (…)

 

moineau et mégot-min

 

« Quoiqu’il en soit de la façon dont l’idéologie moderne a pu couvrir les implications ontologiques de nos dispositions syntaxiques, en occulter la relativité comme pour mieux en finir avec les scories du monde animiste, la critique n’a sans doute pas là terminé sa tâche, et pour elle le désenchantement du monde ne marque pas la bonne fin du procès de désillusion ; car une désillusion spécifique y séjourne, privant la réflexion d’un aperçu vers les couches plus profondes de l’intuition qui préside aux percées insolites de la compréhension. »

Jean-Marc Ferry, Les grammaires de l’intelligence,  éd du Cerf 2004

photos Alina Reyes, aujourd’hui au jardin des Plantes

 

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Vénus de Höhle Fels, une sculpture à double lecture ?

venus_vom_hohle_fels couchée

 

J’ai montré la nuit dernière comment la figurine d’Höhle Fels pouvait en fait devoir être lue couchée sur le dos, et non debout (note précédente). La contemplant dans cette position, de profil, il m’apparaît maintenant qu’elle peut aussi représenter un homme couché sur une femme, entre ses cuisses. Le profil de sa poitrine peut évoquer la tête de l’homme, ou ses épaules (ce qui ne serait pas possible si ses seins tombaient comme ceux des autres statuettes). Le ventre épaissi forme le corps, le dos de l’homme. Ce qui, de face, figure la fente de la vulve de la femme, dans la perspective où on envisage un homme sur elle, figure la fente des fesses de l’homme ; et les lèvres du sexe féminin esquissent les testicules de l’homme. Enfin, les bras de la femme entourent le corps de l’homme, dans un geste d’embrassement typique du coït.

Je concluais hier que la position de cette Vénus, selon ma lecture, indiquait que les humains de cette lointaine époque (40 000 ans au moins, selon l’inventeur de la statuette) connaissaient comme nous la position de l’amour face à face – ce qui nous éloigne des représentations trop brutales que nous nous faisons encore souvent de nos ancêtres. Maintenant, dans la thèse d’une figurine ambivalente, étudiée pour pouvoir être lue de façon différente selon la perspective, j’ajouterai que la subtilité mentale et artistique de ces gens dépasse de beaucoup ce que nous imaginons. Et comme je l’avais noté dans mon article sur la grotte de Bruniquel, l’humanité dans sa complexité et sa profondeur est certainement beaucoup plus ancienne que nous nous le figurons.

D’autres représentations du féminin ou du masculin au paléolithique sont susceptibles d’anamorphoses, Claudine Cohen le montre dans cette vidéo. J’ai d’autres pistes en tête encore, sur d’autres œuvres d’art du paléolithique, je les exposerai peut-être d’autres fois.

Claudine Cohen, Femmes de la préhistoire, Paris Belin 2016

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