Tzvetan Todorov, « Mémoire du mal, tentation du bien » : extraits

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Voici un livre à lire ou à relire par les temps que nous traversons. Pour l’avoir lu lors de sa parution j’en recommande la lecture entière, mais j’en ai trouvé en ligne de bonnes pages choisies en .doc, les voici en pdf  TODOROV_Memoiredumal

Voici aussi la présentation de l’ouvrage par son éditeur, Robert Laffont :

Que faut-il retenir du XXe siècle, quels enseignements doit-on en tirer ? Il s’est achevé par une forme d’action politique à première vue inédite : les «guerres éthiques», conduites en Irak et en Yougoslavie par les pays occidentaux qui n’emploient que des bombes «à caractère humanitaire» (Václav Havel). Nous croyons avoir bien compris le passé depuis que le mal a été clairement identifié : le totalitarisme, symbolisé pour nous par le camp d’extermination nazi et le goulag communiste. Mais la démocratie est-elle toujours un bien ? ou devons-nous penser, avec le grand Vassili Grossman, que «là ou se lève l’aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule» ? Se souvenir du mal passé ne suffit pas pour empêcher les errements présents. La mémoire n’est pas toujours, et intrinsèquement, une bonne chose, ni l’oubli une malédiction. Ce n’est pas en nous prenant pour l’incarnation du bien, en donnant des leçons de morale à nos concitoyens comme aux pays étrangers que nous échappons au mal. On doit résister à cette tentation tout en continuant à défendre la liberté de l’individu et l’amour des hommes. Dans une réflexion exigeante sur le siècle, depuis la naissance des totalitarismes jusqu’à la guerre du Kosovo, en passant par la bombe atomique d’Hiroshima, Tzvetan Todorov s’interroge sur le sens de cette histoire tragique. Il éclaire l’opposition entre régimes démocratiques et totalitaires, aussi entre communisme et nazisme, avant d’analyser les abus les plus courants de la mémoire. Il nous met aussi en garde contre les dérives menaçant la démocratie. Ce siècle des ténèbres est traversé par quelques sillons lumineux, hommes et femmes exemplaires qui, confrontés avec les totalitarismes, ont su précisément combattre le mal sans se prendre pour une incarnation du bien. Leurs portraits ponctuent le livre : Vassili Grossman et Margarete Buber-Neumann, David Rousset et Primo Levi, Romain Gary et Germaine Tillion.

Ville hélicoïdale, ville imprenable

27architecture-fantastique-_3dcdadessin de Jacques 1er Androuet du Cerceau (1520-1586) Architecture fantastique. Chantilly, Musée Condé, RMN

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Bernard Palissy (né en 1510- mort embastillé en 1589 ou 90), ayant observé « les forteresses des poissons » (les coquillages – « j’avisai de me transporter sur le rivage et rochers de la mer Océane, où j’aperçus tant de diverses espèces de maisons et forteresses« , écrit-il dans Recette véritable, éd Macula) et ayant fort médité, entreprit l’invention d’une ville imprenable, hélicoïdale : « je commençai à marquer le plan de la première rue près de la place, en vironnant à l’entour », et en ayant décrit l’architecture, expliqua qu’elle était conçue de sorte à ne pas laisser de prise à quelque agression que ce fût.

Il n’est pas interdit de s’inspirer de sa ville imprenable comme structure de pensée et d’action.

Car

« Lors ayant ainsi fait mon dessein, il me sembla que ma ville se moquait de toutes les autres : parce que toutes les murailles des autres villes sont inutiles en temps de paix, et celles que je fais serviront en tous temps pour habitation à ceux mêmes qui exerceront plusieurs arts, en gardant ladite ville. »

Palissy est aussi l’auteur d’habitations troglodytiques.

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voir aussi : Spirales de peintres et vérité de l’être

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Être ou ne pas être ? De l’anti-sémitisme intrinsèque de Heidegger et de son actualité

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Alina Reyes, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

« Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos »
(Heidegger, Essais et conférences, « Bâtir habiter penser »)

Un peu avant dans le même texte, Heidegger a établi une identité entre bâtir, habiter et être, liés selon lui par une même racine à travers les verbes buan, habiter (en anglo-saxon), bauen, bâtir, et les formes ich bin, du bist et bis (sois). « Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. »

Heidegger a commenté la parole de Hölderlin « l’homme habite en poète », mais sa conception profonde de l’être homme c’est : habiter la terre en mortel. L’auteur de « La limitation de l’être » (Introduction à la métaphysique), le penseur de l’« être-pour-la-mort » qui jugea son époque « déracinée, décadente, enjuivée » (Guillaume Payen, « Racines et combat chez Martin Heidegger », dans O. Lazzarotti et P.-J. Olagnier, L’identité, entre ineffable et effroyable) ne fut pas antisémite par simple adéquation à son temps. Le fondement même de sa pensée est antisémite dans le sens où il conçoit l’être dans l’enracinement alors que l’être selon la Torah est, tel Moïse allant au buisson ardent, l’être qui franchit les limites territoriales comme les limites de l’homme.

La hantise de Heidegger, c’est le nomadisme, et son idole, la terre. Or les nationalismes quels qu’ils soient, y compris le sionisme, les impérialismes quels qu’ils soient, y compris islamistes, et les racismes, y compris et d’abord l’antisémitisme et sa variante l’islamophobie, tiennent de la même hantise morbide de contrôle. Et l’influence du philosophe allemand est forte chez les intellectuels de ces divers courants, tant en Orient qu’en Occident. D’où l’importance actuelle de décrypter sa nocivité. Car son idéologie imprègne une grande part de la pensée actuelle, la plupart diffusée dans les esprits de façon inconsciente et indirecte, donc d’autant plus dangereuse.

Le nomade échappe à l’ordre bourgeois, il n’est pas assis, il a très peu de biens, il est en mouvement, il est insaisissable. Ce n’est pas pour rien que Hachem (nom en hébreu) a été inventé (découvert) par les Hébreux, un peuple nomade. Ce n’est pas pour rien que Jésus marchait tout le temps. Ce n’est pas pour rien qu’Elle/Il (le Matriciel, selon la traduction d’André Chouraqui du Miséricordieux coranique) a trouvé son dernier prophète en Mohammed, parmi les tribus nomades du désert. Dieu, que la Torah refuse justement de nommer, et auquel l’islam reconnaît au moins 99 noms, ce qui est une autre façon de ne pas lui en fixer un, Elle/Lui que nous pouvons en ce sens appeler plutôt le Vivant – et tout le monde comprend ce qu’est le vivant, même les athées – se trouve dans les traces de pas, les écritures qui vont et viennent ; non dans les tours de Babel, les habitations-constructions pour « rester enclos », qu’elles soient de matière ou de pensée.

Quel énorme réseau de parole a dû tisser Heidegger pour essayer d’y prendre le vivant, de le neutraliser. Aussi énorme que sa peur, et celle de ses suiveurs. Et bien sûr il n’y a là rien à récolter, sinon la mort.

La philosophie de Heidegger crée les nationalismes à partir de cette même idéologie de la terre et d’un peuple associé à une terre. Idéologie morbide : seuls les morts appartiennent à la terre où ils finissent. Les morts de leur vivant aiment bien se bercer de mots, être « le là », le là être… comptine pour endormir les hommes restés dans leur le là, leur ça.

La pensée de Heidegger est antisémite au sens précisément d’anti-sémite, à l’opposé de l’esprit sémitique, de l’esprit du déplacement permanent, à l’œuvre au cœur même des langues sémites – arabe autant qu’hébreu. Heidegger a cherché sa pensée dans le grec et dans l’allemand. Or ces langues constituent trois mondes clairement à part.

D’un côté le monde des langues sémitiques (hébreu, araméen, arabe…), de l’autre le monde grec, de l’autre encore la structure latine. Il n’est pas impossible de penser en allemand ou en latin sans être anti-sémite, mais cela implique de sortir de sa langue. En fait Heidegger a peu emprunté de sa pensée à la langue grecque, sinon un idéalisme qu’il a voulu ramener à tout prix dans le giron de l’allemand, alors que ces deux langues, et donc la structure de pensée qu’elles portent, sont très différentes.

Heidegger hanté par la peur de la bâtardise raciale et culturelle a pourtant lui-même abâtardi sa pensée dans cette confusion illusoire, cette volonté cachant une honte secrète, un sentiment d’infériorité non assumé, de justifier l’allemand par le grec. Quête d’origine qui a pourtant donné quelques résultats intéressants, pourvu qu’on n’oublie pas de retirer ces pépites du fossé boueux dans lequel ce terrien les a jetées et où elles ne peuvent pousser.

La philosophie de Heidegger est massivement néfaste et dangereuse, d’autant plus qu’elle est séductrice et flatteuse, fonctionnant comme un miroir aux alouettes, donnant à son lecteur le sentiment de sa propre supériorité, de sa propre intelligence ; cela de façon aussi illusoire que le fait de refléter l’allemand par le grec.

« La rose est sans pourquoi », dit Angelus Silesius. La rose est « sans pourquoi » parce qu’elle est tout être. Le pourquoi appartient à l’existence, pas à l’être. « Hier kein warum », dit le tortionnaire à Primo Levi à Auschwitz. « Ici pas de pourquoi ». Il s’agit d’une inversion. D’une inversion de la vérité. Ce qui est vrai, c’est que tout Auschwitz est avec pourquoi. Est calcul, fabrication pour quelque chose, pour-quoi. Fabrication existentielle devant laquelle l’homme est écrasé par le pourquoi qu’il ne peut que poser.

La vérité est : ici pas de « sans pourquoi ». Donc : pas de rose. Auschwitz appartient à la pensée heideggerienne d’un pour-quoi défini comme « pour-la-mort », de l’homme pour-la-mort. C’est pourquoi, écrit Primo Levi : « Si c’est un homme ». Et c’est une question, sans point d’interrogation.

Heidegger est-il heideggerien ? Oui, son nazisme l’a prouvé. Nietzsche est-il nietzschéen ? Non. Nietzsche est lui-même. Nietzsche n’a pas besoin de maîtres. Pas même de lui-même comme maître. Seuls sont nietzschéens, ou autres -ens (platoniciens, chrétiens, hégéliens, heideggeriens, rimbaldiens, etc.) ou -istes (idéalistes, marxistes, féministes, etc.), ceux qui ne se sentent pas assez solides pour marcher sans béquilles. Ceux qui pallient par des -ens ou par des -istes leur manque d’être. Après tout, c’est peut-être ce qui a fini par arriver à Nietzsche. Il est devenu nietzschéen, donc fou – ou bien sa folie a été son moyen d’échapper à la menace de devenir nietzschéen, donc encore plus mort que fou.

L’idolâtrie, qui est toujours au bout du compte idolâtrie de soi, détruit. Les idoles existent, mais leur existence n’est pas fondée sur l’être. Les idoles existent dans la fixité et la corruption permanente, la défaite, l’écrasement par le temps. L’être est vivant, mouvant. Nietzsche est vivant, mais seulement pour les vivants.

Les heideggeriens ont fait de leur maître leur messie. Sa parole est pour eux parole d’évangile. Son annonce est inverse à celle des messagers du Vivant. Ils annoncent un homme créé pour la vie éternelle, c’est-à-dire du moins la vie en grâce et en plénitude, il annonce un homme comme « être-pour-la-mort ». Ils peuvent se sacrifier pour leurs prochains, il ne se sacrifie pas, accepte de prendre la place des sacrifiés par le régime inique, légitime intellectuellement l’envoi à la mort des hommes, puisqu’ils sont êtres-pour-la-mort. Ses disciples sont spirituellement des esclaves de la mort, des serviteurs souvent involontaires, dans leur servitude volontaire, de la mort. Ils nuisent mais leur nuisance n’est pas éternelle car ils mourront, leur croyance s’accomplira pour eux.

La passion de Heidegger (en cela non détaché d’un catholicisme du Christ cloué), c’est le fixe. L’être du sémite, c’est le passage. Le déplacement permanent. L’utopie comme art de ne pas rester dans la place. De n’être pas assis, mais en dé-placement. En mouvement, même immobile. De ne s’installer que pour partir. D’être insaisissable, c’est-à-dire bien plus éternel qu’en étant là. Être d’ailleurs, aller ailleurs et par ailleurs. C’est-à-dire, dans l’être même du vivant.

(Et Nuit debout qui s’accroche à sa place, la place de la République, comme dans La République de Platon les hommes s’en tiennent au mur de la caverne, hypnotisés par leurs impressions, ne voyant pas ce qu’ils font, dos tourné au réel, mériterait-elle encore le nom de mouvement, si elle refusait, contrairement à Abraham, de quitter son lieu de naissance, de s’abandonner à la logique du vivant, de passer à autre chose, la suite ?)

The Conversation

Alina Reyes, Doctorante, littérature comparée, Maison de la Recherche, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Héraclite, fragment 93 (ma traduction, au près des mots)

l'arbre de vie dans la foret la nuit,

ὁ ἄναξ οὗ τὸ µαντεῖόν ἐστι τὸ ἐν ∆ελφοῖς, οὔτε λέγει
οὔτε κρύπτει ἀλλὰ σηµαίνει.

« Le maître dont l’oracle est à Delphes ne légifère ni ne crypte : il est sémaphore. »

Héraclite, fragment 93 (Plutarque, Sur les oracles de la Pythie)

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mes autres traductions (et commentaires) d’Héraclite

Nuit Debout, face au jour

Je poursuis ma réflexion autour de Nuit Debout

visitation du jeune homme de caillebotte,*

Blaise Pascal a la gueule de bois. De quoi ? De la fête de l’esprit que fut le siècle précédant le sien. Les univers physiques et métaphysiques ont perdu leurs frontières rassurantes. Notre homme a le mal de mer comme un terrien inexpérimenté embarqué malgré lui à bord d’une caravelle partie vers l’inconnu. Depuis Copernic, l’homme et la Terre ont perdu leur statut de centre du monde. Depuis Luther et Calvin, l’Église a aussi perdu sa centralité et même à l’intérieur du catholicisme la foi hésite, notamment avec la scission du jansénisme dont Pascal lui-même est proche (et il en vient à conseiller de parier). La science qu’il pratique contribue à remettre en question les certitudes anciennes, déjà mises à mal sur le plan humain par les introspections de Montaigne et sa pratique du doute. Sur le plan politique, la monarchie est menacée par différents groupes de pression, parlements provinciaux et parisiens, protestants, Grands qui contestent son désir de centralisation et de souveraineté sans partage. Cette instabilité générale sera endiguée par le Roi-Soleil, mais un symbole ne suffit pas à faire le beau temps (malhonnête, il provoque même souvent l’inverse) et le malaise de Pascal perdurera jusqu’à la nausée de Sartre et au-delà.

« Abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie… » Tout Pascal est là, et il est toujours là. Le centralisme politique qui accompagne le développement du capitalisme ne suffit pas à conjurer l’angoisse de l’homme face à son décentrement dans l’univers. Cet effroi entré dans son cœur avec la Renaissance n’en est toujours pas sorti. Les découvertes d’Einstein et de la physique quantique l’ont même aggravé : depuis elles, l’instabilité s’ajoute à l’incertitude. Beaucoup essaient d’y échapper en s’accrochant à des systèmes politiques, spirituels, intellectuels, anciens, placés comme des tentures noires entre eux et l’abîme tant redouté du réel. Les temps médiévaux hantés par l’idée de fin du monde portaient moins d’épouvante secrète que les temps modernes face au « silence éternel de ces espaces infinis » qui persuade Pascal que l’homme ne peut trouver « que misère et mort ».

La succession des générations est l’instrument de l’homme pour réaliser ce qu’il a dans la tête : ce fut, parallèlement et conformément à l’industrialisation capitaliste, un développement effroyable en effet de la misère et de la mort. Au dix-neuvième siècle un poète, Edgar Poe, comprend avant les scientifiques pourquoi la nuit est noire, malgré une infinité d’étoiles. Au siècle suivant un artiste, Alain Resnais, constate l’inflation de l’horreur : il l’appelle Nuit et brouillard.

Fascisme et nazisme sont des phénomènes circonscrits dans l’histoire et qui ne peuvent se répéter à l’identique, pas plus que d’autres systèmes nihilistes attachés à des personnalités et à des circonstances particulières, tels le stalinisme ou le maoïsme. Il existe des néofascismes, mais comme l’écrit Pierre Milza, le fascisme appartient au passé. On peut en conclure que le qualificatif de fasciste ou de facho, couramment employé, dénonce en fait une nécrose de l’esprit. Est perçu comme fasciste aujourd’hui celui qui n’a pas dépassé le passé auquel le fascisme appartient, celui dont la structure mentale est toujours régie par l’achèvement de l’effroi pascalien, parvenu au point où seule une envie de frontières, de règles, d’exclusions, et d’une terreur pour les faire tenir, paraît pouvoir rassurer contre « l’infinie immensité des espaces » mentaux et des possibilités de l’humain.

C’est de cet aveuglement volontaire, de cette confusion qui s’ignore, de cette nuit et de ce brouillard qui enveloppent le monde comme une couche de pollution, que se relèvent les femmes et les hommes du mouvement Nuit Debout, brisant et réinventant (comme d’autres avant eux) la notion dévoyée d’espace public, passant les murailles que, par peur des étoiles, les hommes ont élevées entre elles et eux.

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