Une chasse spirituelle (publication intégrale)

Voici ma Chasse spirituelle, « Opéra des métamorphoses », gracieusement disponible en 10 pdf.

« L’Ouvrante », présentation : Une Chasse spirituelle (1)
– « Acte premier, Littératures » (début : Préhistoire, littérature, mythes, coquille, grotte, étoile… « L’être s’en est allé habiter ailleurs, mais où ? ») : Une Chasse spirituelle (2)
– « Acte premier, Littératures » (suite : Shéérazade, puis… mille et un auteur-es. « Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées », comme dit Henri Michaux) : Une Chasse spirituelle (3)
– « Acte premier, Littératures » (deuxième suite : la Pitié-Salpêtrière et Nuit Debout au prisme de la littérature) : Une Chasse spirituelle (4)
— « Acte premier, Littératures » (troisième suite et fin de cet acte : Molière, Poe, Rimbaud et Nouveau, Kafka, et beaucoup d’autres. « Nous t’affirmons, méthode ! » s’écrie le poète des Illuminations) : Une Chasse spirituelle (5)
– « Tableau : des Anciens » (avant d’entrer dans le deuxième acte, quelques passages traduits d’auteurs anciens, du grec et du latin) : Une Chasse spirituelle (6)
– « Acte 2 : Bible et Évangile » (traductions et commentaires) : Une Chasse spirituelle (7)
– « Tableau : des Modernes » (avant d’entrer dans le troisième acte, quelques poètes de différentes langues, toujours dans mes traductions) : Une Chasse spirituelle (8)
– « Acte trois : Coran » (essentiellement, commentaire) : Une Chasse spirituelle (9)
– « Dénouement » : Une Chasse spirituelle (10)

Plus d’un million de signes pour déchiffrer des myriades de signes laissés par les humains depuis l’aube de l’humanité. À travers les structures anthropologiques de l’imaginaire, et à travers certains faits historiques, apparaissent, dès avant Homo Sapiens et jusqu’à nos jours, des invariants et des variations de ce qui fonde notre être-humain, tel qu’il s’exprime à travers ses constructions et élaborations poétiques. Qu’il s’agisse d’un cercle de stalactites dressées par des Néandertaliens dans la grotte de Bruniquel ou de mystères que l’auteure éclaire dans les « Illuminations » de Rimbaud, qu’il s’agisse de l’expérience de dépassement de l’humain par l’humain dont témoignent une Vénus préhistorique, un sonnet de Shakespeare, des textes de Victor Hugo ou d’Edgar Poe, l’Odyssée ou les Mille et une nuits, une peinture de Vélasquez ou un tableau de Magritte…

De très nombreuses productions de l’imaginaire humain sont convoquées, analysées, comparées, à la lumière notamment de la pensée des Présocratiques, et de toutes disciplines et sciences susceptibles d’éclairer cette recherche. Sont interrogés les mythes convoqués aussi bien par Freud que par la Bible ou le Coran, deux Livres dont l’auteure donne de nombreuses analyses. Et, à travers des exemples choisis, diverses formes du mal à l’œuvre dans l’Histoire, passée ou contemporaine, comme dans la littérature de nombreux siècles. Enfin, les explorations de poètes aptes à transcender la malédiction de la violence par illuminations et bonds « hors du rang des meurtriers », selon la formule de Kafka.

Pour plus de commodité de lecture, on peut aussi se procurer le livre entier, en ebook ou livre papier, ici

Voir aussi : « Pourquoi je publie en ligne »

En couverture du livre, l’une de mes peintures

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La France indigne

René Vautier sur le rideau de fer du cinéma La Clef, cet après-midi à Paris, photo Alina Reyes

René Vautier sur le rideau de fer du cinéma La Clef, cet après-midi à Paris, photo Alina Reyes

Il y a dans mon roman-pamphlet Poupée, anale nationale un passage où les enfants des écoles sont incités par une créature fasciste à dénoncer les pensées non conformes de leurs parents. Il y a, dans la vie, des parents qui dénoncent les pensées de leur enfant, des enfants qui dénoncent les pensées de leur parent, des ami·e·s qui dénoncent les pensées de leur ami·e, des collègues qui dénoncent les pensées de leur collègue, etc. – qui les font parler, puis rapportent à qui le leur demande. Et maintenant il y a aussi, en France, un gouvernement qui envoie dix policiers lourdement armés tirer de leur lit des enfants de dix ans, avant sept heures du matin, parce qu’ils ont exprimé une pensée non conforme lors d’une célébration officielle de la liberté d’expression. Trois petits et une petite de CM2, retenus dix heures durant au commissariat. Je n’avais pas imaginé voir ça un jour dans mon pays (que j’ai l’intention de quitter quand ce sera possible). L’Histoire jugera.

L’Homo Americanus

homo americanus, « C’est dans le domaine des tensions raciales que l’impact du président Trump est le plus prononcé », peut-on y lire dans le texte de Jacob Maillet, prononcé il y a plus de deux ans. Reçu hier ce livre, actes d’une journée d’études à laquelle j’ai participé en 2018 au château de La Roche Guyon. Sous la direction de Claire Bourhis-Mariotti, François Pernot et Eric Vial, l’ouvrage, bellement publié par les Éditions de l’OEil, rassemble les contributions des participants – dont la mienne, sur « Edgar Poe, figures de l’Américain hanté » qu’on peut lire ici.

À l’heure de Trump et, notamment, de George Floyd, on trouvera dans ces lectures de quoi se réinterroger sur l’Américain. Voici les titres des interventions retranscrites dans ce livre :

« L’Homo americanus, des Amérindiens à Donald Trump, en passant par les pèlerins du Mayflower et John Wayne… » : introduction générale par Claire Bourhis-Mariotti et François Pernot

« L’Homo americanus est en partie un descendant de Huguenots français des XVIIe et XVIIIe siècles » : par Patrick Salin

« Toute la complexité de l’histoire en deux mots : Américains et Français, quelques considérations sur une construction identitaire » : par Roch Legault

« Inventer un Indianus americanus dans la jeune république des États-Unis : la stratégie mimétique des Indiens du Sud-Est contre l’expansionnisme dans les années 1820 : par Augustin Habran

« De Crèvecœur à Douglas, qu’est-ce qu’un Américain ? » : par Claire Bourhis-Mariotti

« Joseph Bonaparte aux États-Unis de 1815 à 1821 : comment un ancien monarque européen se transforme en bourgeois américain ? » : par Florian Coppée

« Edgar Poe, figures de l’Américain hanté » : par Alina Reyes

« Des Françai(se)s naturalisé(e)s américain(e)s : quel héritage français au cœur de la Californie depuis 1880 ? » : par Marie-Pierre Arrizabalaga

« Ernest Hemingway : l’Américain nostalgique » : par Claire Carles-Huguet

« Homo basketis americanus » : par Fabien Archambault

« Homo Americanus, vu d’URSS et de RDA » : par William Richier

« Les Américains tels qu’ils se représentent en héros au cinéma » : par Quentin Eveno

« Être américain au sein de l’OTAN » : par Jenny Raflik

« Homo conservativus : économie et tensions raciales au pays de la liberté » : par Jacob Maillet

« L’image de l’écrivain américain : l’incidence des cursus en creative writing sur les représentations » : par Anne-Marie Petitjean

Pandémie, confinement et cinéma du jour

un commentaire dans "Le Monde" ce matin

un commentaire dans « Le Monde » ce matin

Emmanuel Macron veut nous faire ce soir un discours Keep calm and carry on. Nous n’avons pas besoin de discours, nous avons besoin de MASQUES, de TESTS, d’isolement des contaminés ailleurs que dans leur famille, d’utilisation des cliniques privées pour accueillir ceux des malades qu’on laisse actuellement mourir sans secours dans leur Ehpad ou chez eux faute de place à l’hôpital ; nous avons besoin, grâce à une prise en charge efficace de la pandémie, de pouvoir sortir le plus vite et le plus intelligemment possible du confinement général.

Pour faire suite à mes précédentes notes, voici un passage d’une conférence que j’ai donnée en 2001 à l’Université de tous les savoirs (publiée en volume collectif aux éditions Odile Jacob) :

Depuis le néolithique, il y a douze mille ans, époque à laquelle les hommes ont commencé à organiser leur société de façon rationnelle, avec l’invention de l’agriculture, la domestication des animaux et une spécialisation accrue des tâches, notre aventure s’est sans doute mise à ressembler, dans beaucoup de groupes humains, davantage à une iliade qu’à une odyssée – encore que dans certaines cultures, comme celle des aborigènes d’Australie, l’épopée collective qui a perduré jusqu’au XXe siècle, guidée par les fameux chemins du rêve décrits notamment par Bruce Chatwin, rappelle singulièrement le voyage enchanté d’Ulysse, empreint de références cultuelles très anciennes (l’image des aborigènes est aujourd’hui particulièrement vendeuse : elle a largement été exploité lors des J.O. de Sydney).

Avec la révolution industrielle, dès le XVIIIe siècle le phénomène d’ « iliadisation » du monde s’est considérablement accentué et accéléré. On pourrait dire que l’Odyssée, c’est la Préhistoire, alors que l’Iliade, c’est l’Histoire en marche, avec sa succession de guerres et de conquêtes en tous genres – notamment dans la notion de progrès. Sommes-nous en train de passer dans la Post-histoire ? (…)

Aujourd’hui nous sommes entrés dans l’ère de l’information et de la communication, un phénomène qui, on le sait, est destiné à se développer et à poursuivre son extension jusqu’à achèvement de l’élaboration du réputé « village planétaire ».

Village ? Pas si sûr. Car si l’information doit permettre de relier tout individu à un autre, comme dans un village, le nombre extraordinaire de connexions possibles fait d’ores et déjà éclater ce soi-disant village en une multitude d’entités changeantes et variées. Le rêve du village, déjà en soi régressif, se trouvera vite largement dépassé. L’information nous ramènera bien plus loin en arrière qu’au village, elle nous renverra dans la jungle.

Dépassé par la technologie, rendu impuissant physiquement, l’être humain se déplacera dans l’espace virtuel avec une humilité, un émerveillement et des terreurs sans doute assez semblables à ceux de l’homme du paléolithique dans son environnement naturel.

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Et voici le film (fiction) du jour, Chamane, une merveille de déconfinement signée Bartabas :

Chambord. 2) Le château métaphysique et physique de François 1er et Léonard de Vinci

La première note, à laquelle celle-ci fait suite, est ici.

François 1er, disais-je, s’est employé à ériger un seuil de l’infini : le château de Chambord. Et pour cela, il s’est fait le mécène mais aussi le disciple de Léonard de Vinci. Si l’on ignore quels furent les architectes de ce château, les historiens de l’art s’entendent à reconnaître la marque de Léonard au moins dans la conception de l’escalier central à double révolution, qui reprend maintes études et dessins de l’ingénieur que fut aussi le peintre. Nous pouvons pousser un peu plus loin la réflexion en ce sens.

Cet escalier, pivot du château, n’illustre-t-il pas cette remarque d’Erwin Panofsky dans la présentation de son livre Le codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci :

« Dans un esprit ovidien, Léonard perçoit le mouvement comme une transition ininterrompue d’un état à un autre, chacune de ses étapes manifestant (transitoirement) cette mutation infinie des configurations qui parcourt l’ensemble des phénomènes naturels. »

Chaque marche figurant une étape dans cette montée-descente hélicoïdale nécessairement finie, donc non ininterrompue mais gagnant sa représentation de l’ininterruption dans le doublement du dispositif, qui donne à quiconque l’emprunte un sentiment de vertige propre à l’expérience de ce qui nous dépasse, de ce qui est infini. Comment, plus précisément, deux escaliers entrecroisés, deux constructions dotées d’un début et d’une fin, peuvent-elles donner ce sentiment confus d’infini ? Qu’est-ce qui est infini dans cet ensemble ? Qu’est-ce qui n’y prend jamais fin, donnant ainsi l’idée de l’infini ? Leur séparation. Tout en se croisant et se recroisant au grand jour, jamais ces deux escaliers ne se rencontrent.

Je faisais la dernière fois l’hypothèse d’un lien entre le roi à la salamandre et sa contemporaine la dame à la licorne. Dans le roman de René Barjavel Les dames à la licorne, remontant tel un escalier, sur des siècles, l’histoire de descendants d’un homme-lion et d’une femme-licorne, l’un des principaux héros se trouve affecté d’un syndrome et d’une vision de la séparation dont il ne guérit qu’en retournant aux sources. Après avoir vu pour la dernière fois, enfant, ses parents mourants dans deux lits rapprochés mais séparés par un intervalle dans lequel il se glisse, une fois adulte il traverse une période où tout ce qu’il voit, la tête de son cheval puis tout le reste, est coupé par une bande vide ; s’installer sur une île (songeons à l’île des tapisseries de la dame à la licorne) et la relier à la terre par une digue (achevée au moment de sa mort) calmera son vertige, lui permettra de vivre pleinement une vie d’homme.

chambord plan

Da_Vinci_Vitruve_Luc_Viatour

Le château de Chambord est un cercle (celui de l’escalier à double révolution) dans un carré conçu de façon giratoire et aux quatre coins en cercle. C’est aussi dans un cercle et dans un carré que s’inscrit l’homme de Vitruve dessiné par Léonard. Quatre siècles plus tôt, Hildegarde de Bingen avait dessiné un homme (un Christ) inscrit dans un cercle. Le cercle symbolisait le ciel, le carré la terre. François 1er, à la suite des Italiens, introduit dans sa construction, avec Léonard, le désir d’associer le ciel et la terre, d’en faire une double habitation pour l’homme. Double révolution, comme pour l’escalier. Mais y a-t-il là aussi une irréductible séparation entre les deux ? Vitruve et à sa suite Léonard voient une analogie entre microcosme et macrocosme, et une figure de l’univers dans le corps humain. Erwin Panofsky rappelle qu’il y a dans le texte de Vitruve « une comparaison, très souvent reprise et illustrée, entre la figure humaine bien faite et le bâtiment bien proportionné. » D’autre part il note : « C’est un fait bien connu que Léonard s’intéressait profondément au problème des deux infinis, l’infiniment grand et l’infiniment petit. »

Y a-t-il séparation entre ces parallèles, l’humain et l’univers, l’infiniment grand et l’infiniment petit ? Dans le dessin de l’homme de Vitruve, l’homme apparaît immobile dans le carré – bras en croix, jambes jointes comme le Christ cloué sur la croix. Mais ses pieds sont disposées sur le cercle comme s’il était une roue qu’il peut faire tourner. Voici deux nouveaux parallèles : l’immobile et le mobile. Immobile et mobile qui s’illustrent aussi dans la figure de l’escalier, à la fois figé et montant et descendant. Quoi qu’il en soit, il reste toujours une séparation au moins sémantique entre ces termes. Le seul fait qu’ils sont désignés par deux mots ou groupes de mots : univers/homme, infiniment grand/infiniment petit, immobile/mobile, implique une irrémédiable séparation, un espace entre les mots comme entre les deux escaliers et entre les deux concepts.

Il y a là une question très moderne, à laquelle Léonard de Vinci répond de façon éminemment moderne : son homme de Vitruve, avec ses huit membres, est un homme de Schrödinger. À la fois cloué, mort, et vivant, en mouvement, comme dans la célèbre image du chat dans l’espace quantique. Si nous transposons cette vision dans l’escalier à double révolution, nous pouvons voir que cet espace vide au centre du double escalier est à la fois ce qui distingue deux éléments parallèles et ce qui les relie. Pivot immatériel grâce auquel le monde peut tourner, de façon spiralante donc ouverte, comme l’est aussi la queue de la salamandre du roi (nous l’avons vu la dernière fois). Tandis que les physiciens, aujourd’hui, cherchent toujours une théorie apte à unifier les lois de l’infiniment grand et celles de l’infiniment petit, l’artiste et scientifique, avec le roi son disciple éclairé, continuent à travers siècles à nous offrir le sentiment de cette unification réalisée ou d’une ouverture entre les univers – de façon savante, dans l’identification et la distinction des différents étants et états.

Chambord. 1) Le roi à la salamandre et la dame à la licorne

chambord 10-minChambord compte plus de trois cents représentations de salamandres. Photo Alina Reyes

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François 1er a bâti le château de Chambord sur l’emplacement d’un ancien château médiéval. Son ambition d’homme, de guerrier et de souverain nourri d’idées chevaleresques n’était pas d’effacer les valeurs du Moyen Âge, comme on crut que ce fut celle de la Renaissance, mais de les exalter. Plutôt que d’une renaissance, il s’agit d’une revivification, que symbolisent d’ailleurs l’emblème et la devise du jeune roi : la salamandre et son inscription latine nutrisco et extingo, « je nourris et j’éteins » (selon la tradition, la salamandre se nourrit de feu et a le pouvoir de l’éteindre).

Liée au feu qu’elle peut nourrir et qu’elle peut éteindre, ou dont elle peut se nourrir, ou par lequel elle peut nourrir ou éteindre, la salamandre pourrait aussi bien afficher, selon mon sens : libido, « désir ». Le désir nourrit et éteint le feu, selon qu’il est bon ou mauvais, régénérateur ou destructeur. Pour ce roi chrétien, le feu est tantôt feu du Saint Esprit, tantôt feu de l’Enfer, feu de la foi ou feu de l’impiété. La salamandre est aussi un symbole du Christ venu porter le feu sur la terre et trancher entre le bien et le mal. Sur le portail du Jugement de Notre-Dame de Paris, la pureté est représentée, sous les statues des apôtres, par une salamandre – donnant à penser sur la symbolique de purification possiblement portée par le récent incendie de la cathédrale.

Si François 1er est salamandre, il a donc pouvoir de nourrir ou d’éteindre les feux de toute sorte en son royaume.

Le Roi à la salamandre est à son seul désir savant comme sa contemporaine la Dame à la licorne. Ces deux animaux fantasmatiques, la licorne, animal phallique, et la salamandre, animal chthonien, ne représentent-ils pas aussi, l’un pour la femme et l’autre pour l’homme, à la fois leur désir et son objet ? La Dame se tient dans l’ouverture de sa tente aux quelque 80 flammèches, le Roi expose la queue enroulée en 8 ouvert de son animal (les salamandres sont réputées pouvoir faire repousser leur queue quand elles la perdent, ce qui contribue à en faire un symbole de régénérescence – n’est-ce pas aussi, dans l’inconscient, une image de la capacité d’une nouvelle érection après la détumescence du pénis ?). En cette période que des historiens d’aujourd’hui préfèrent nommer « seuil de la modernité » plutôt que Renaissance, François 1er s’est employé à ériger un seuil de l’infini : le château de Chambord. Nous verrons comment une prochaine fois.

En attendant, je recommande le visionnage du documentaire d’Arte L’énigme de Chambord. Mes images de ce château sont ici, et mes textes sur la Dame à la licorne .

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Autour de Notre-Dame brûlée

Comme j’avais à faire dans le quartier, j’en ai profité pour aller voir Notre-Dame brûlée.

notre dame brulee 1-minLes ponts qui l’entourent en sont interdits.

notre dame brulee 3-minD’habitude il y a des skaters virtuoses entre le parvis et le pont, le week-end. Là c’est désert. Et il n’y a plus de flèche.

notre dame brulee 2-minMais il y a foule sur les quais, tout autour. Des touristes et des Parisiens, qui prennent des photos, comme moi.

Des ouvriers sont au travail

notre dame brulee 5-min

C’est la vie, parfois des échafaudages longuement échafaudés finalement ne serviront à rien.

notre dame brulee 6-min

Les gargouilles de Viollet-le-Duc, que tout le monde aime tant, y compris  ceux qui trouvent qu’il ne faut rien changer, sont un ajout pas du tout d’origine. S’il avait écouté les effrayés du changement, elles n’y seraient pas.

notre dame brulee 7-minCe samedi à Paris, photos Alina Reyes

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Pourquoi les pèlerins tournent-ils autour de la Kaaba dans le sens inverse des aiguilles d’une montre ?

Parce qu’ils vont à la rencontre de Celui qui fait tourner le monde dans le sens des aiguilles d’une montre.

Ils remontent à la source.

Extrait de mon livre Voyage (du moins dans sa prochaine version), pour lequel, bientôt, avec son Ordre, je pourrai ouvrir la voie.

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La fin de l’intellectuel français, par Shlomo Sand

Je devrais parler demain de l’excellent livre de François Ruffin, Ce pays que tu ne connais pas, que je viens de lire. Mais je veux d’abord évoquer ma lecture précédente, le non moins excellent, parce qu’il faut bien mettre les pieds dans le plat de la pensée fast-food, de la pensée unique, de la soupe avariée que nous servent les grands médias via journalistes, chroniqueurs et autres intellectuels médiatiques, tous mercenaires de la même armée (la Banque et leur propre compte en banque), livre de Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, paru en 2016 aux éditions de La Découverte (traduit de l’hébreu par Michel Bilis). Outre ses propres mérites, notamment celui du courage, de la vision sans concession qui caractérisent la pensée de cet historien (alors que d’autres, en France, tel Patrick Boucheron, déçoivent gravement en se rangeant activement du côté du pouvoir à l’heure des Gilets jaunes), ce livre permet de mieux comprendre le silence de nombre d’intellectuels aujourd’hui ou leur ralliement éhonté à l’État policier, et constitue une introduction de choix au livre de Ruffin – dont nous comptons reparler, donc.

shlomo sandSand montre que la figure de l’intellectuel français, intervenant dans la sphère publique et politique, tel que nous l’avons connue jusqu’à des temps récents, et telle qu’elle est en train de disparaître (notamment avec l’islamophobie, le décadentisme et le défaut de pensée colportés par Houellebecq, Charlie Hebdo d’avant l’attentat, Zemmour et Finkielkraut, auxquels il consacre la deuxième partie de son livre), est née de l’affaire Dreyfus, qui a permis de voir se positionner les intellectuels de l’époque face à l’antisémitisme d’alors – largement remplacé aujourd’hui par l’islamophobie. À le lire, on se dit que la révolte des Gilets jaunes maintenant fonctionne également comme révélateur d’une ligne de fracture entre conformistes bourgeois et penseurs résistants.

De cette fresque des intellectuels sur plus d’un siècle, je retiendrai ici quelques passages concernant les temps présents, ces jours-ci encore marqués par une hystérie collective française, moquée et déplorée par le reste du monde, autour d’un hidjab de running.

« Le crépuscule de l’intellectuel du début du XXIe siècle s’inscrit sous le signe d’une montée de l’islamophobie. » (p. 52)

« J’ai toutefois dédié ce livre à trois intellectuels qu’il m’était bien évidemment impossible de rencontrer, Simone Weil, André Breton et Daniel Guérin, qui appartiennent à cette poignée de gens de lettres qui, face aux tempêtes de l’époque, et à ses terribles dilemmes, ont su tenir des positions politiques et exprimer des valeurs auxquelles je me réfère dans mes réflexions et mes actes, encore aujourd’hui. Comme George Orwell, une autre de mes références intellectuelles, ils ont tenu bon face aux trois plus grands crimes du siècle : le colonialisme occidental, le stalinisme soviétique et le nazisme allemand, sans dédouaner aucun d’eux à l’aide d’une quelconque justification philosophique à base libérale, nationale ou de classe. Ils ont écarté tout compromis, fût-il temporaire ; de ce fait, ils ont échappé aux pièges idéologiques dans lesquels tant d’autres sont tombés. » (p. 19-20)

« Le nouvel intellectuel, médiatique et consensuel, se reconnaît à son conservatisme, qui célèbre la hiérarchie sociale et la culture politique ambiante, tandis qu’il voue aux gémonies tous ceux qui, de l’extérieur ou de l’intérieur, la défient et la menacent.
Les « totalitaires », qu’il s’agisse des communistes ou des gauchistes, ou, plus tard, des musulmanes voilées et des musulmans barbus, constituent aux yeux des intellectuels conservateurs qui donnent le ton, comme on le verra, une véritable menace pour la culture occidentale et par conséquent pour celle de la bonne et vieille France. (…) La mémoire collective qui se construit jour après jour, en France, se nourrit d’un imaginaire paranoïaque, sorte de miroir inversé de l’ « avenir radieux » auquel s’accrochaient les milieux progressistes de la génération précédente. Mais, à la différence de l’imagination du futur, le passé imaginaire a surtout vocation à créer et renforcer une identité qui exclut l’ « autre », et ne vise pas à le comprendre et à se mélanger avec lui. Les mythes qui puisaient aux sources des Lumières ont généralement eu tendance à intégrer l’ « autre », tandis que les mythes conservateurs écartent plus ouvertement celui qui apparaît comme différent. (…)
On observe avec intérêt que les idéologies élitistes des nouveaux intellectuels sont précisément diffusées, avec enthousiasme, dans les grands médias de la « culture de masse ». (p. 192-193)

« La judéophobie et la maoïsme ont régressé, fort heureusement, mais quelque chose d eleur tempérament intolérant subsiste, profondément ancré, dans la culture d’une partie des élites parisiennes. » (p. 238)

« Six jours après le terrible massacre [du Bataclan], Michel Houellebecq a publié, dans un journal italien, un article intitulé « J’accuse Hollande et je défends les Français ». Toute la presse française a aussitôt reproduit ses propos. Cet article se voulait un lointain écho au « J’accuse » d’Émile Zola. En dépit de son aversion déclarée pour les intellectuels engagés, l’écrivain à succès du début du XXIe siècle s’est ouvertement placé comme leur héritier direct. (…)
S’il voue aux gémonies les dirigeants de l’État, Houellebecq s’attache en revanche à flatter ses compatriotes : « La population française a toujours conservé sa confiance dans l’armée et dans les forces de l’ordre ; elle a accueilli avec dédain les prédications de la « gauche morale » sur l’accueil des réfugiés et des migrants. »
D’une certaine façon, on peut regarder cette tribune comme la fin tragi-comique d’un long cycle d’engagement moral des intellectuels parisiens dans les affaires publiques. D’un « J’accuse » à l’autre, de Zola à Houellebecq, tout ce qui avait fait la noblesse de l’ « intellectuel français » semble s’être définitivement évaporé. » (p. 258-259)

« Le futur sera-t-il porteur d’une conflictualité d’un genre encore inconnu, qui pourrait nourri une éthique, s’accompagnant d’un renouveau de la réflexion des intellectuels critiques ? Cela donnera-t-il lieu à une conflictualité qui ne soit pas fondée sur les peurs et les inimitiés pseudo-communautaires à l’égard de ceux qui ont des « origines », culture ou religion différentes ? Cela produira-t-il des intellectuels conservateurs, racistes et xénophobes, dans la lignée de ceux qui occupent, de plus en plus, notre espace public, au fur et à mesure que s’approfondit le marasme économique ? (…)
Comment vont se dérouler les luttes sociales pour un partage plus égalitaire des ressources ? Ce partage permettra-t-il d’éviter la spirale de violences meurtrières qui a presque toujours accompagné la captation des ressources naturelles ? Par quelle philosophie politique ces luttes seront-elles interprétées et accompagnées ?
Les intellectuels du futur agiront-ils en compagnons de route de nouveaux mouvements sociaux désireux de changer la réalité existante ? Pourront-ils, sur un blog indépendant ou dans le cadre de forums populaires autonomes, façonner une autorité charismatique qui puisse élaborer des visions éclairées du monde ? D’où viendront les intellectuels de demain : de l’université ou de ses marges, si ce n’est même, de ses décombres ? » (p.202-203)

C’est sur cette question que nous passerons, la prochaine fois, à la lecture du livre de Ruffin.

Cette phrase est extraite de "La fin de l'intellectuel français ?"

Cette phrase est extraite de « La fin de l’intellectuel français ? »

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Sur ce site, parmi les auteurs cités par Shlomo Sand dans son livre : Simone Weil ; André Breton ; George Orwell

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Planteurs de signes dans les bois

L’un s’appelle Joachim Martin, l’autre Liam Emmery.

Le premier, menuisier, a écrit sous forme condensée, en 72 phrases, tout un roman vrai, à la fin du XIXe siècle, sous les lattes des planchers qu’il posait, sachant qu’ils resteraient en place environ un siècle, et que son témoignage ne serait donc lu que cent ans plus tard, au moins. C’est ce qui s’est passé, ainsi que le raconte l’historien qui a découvert cette archive pour le moins singulière, Jacques-Olivier Boudon, professeur à Sorbonne Université, dans cette conférence passionnante donnée à l’École des chartes.

Le second est un garde-forestier irlandais, qui a réalisé dans la forêt de Donegal « un exploit d’ingénieur horticole » en plantant des essences d’arbres qui, en poussant, allaient dessiner une croix celtique au milieu des bois, visible seulement en automne et du ciel. Il est mort avant que son œuvre ne soit visible et découverte par hasard en survolant la zone.

Deux immenses poètes.

 


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De l’enfant sauvage à Alphonse Dupront en passant par Bernanos, Dada et le street art

L’histoire est un dada libérateur, tant qu’il s’agit d’autre chose que de listes de régimes politiques, de grands hommes ou parfois grandes femmes souvent prétendu.e.s tel.le.s à tort, et autres classifications temporelles et spatiales figées. Je suis allée écouter hier matin au Centre Alexandre Koyré Jean-Luc Chappey parler de ses recherches sur l’enfant sauvage de l’Aveyron, Victor, popularisé notamment par le film de Truffaut. Pourquoi ce cas fut-il l’objet des attentions de toute la presse et du monde scientifique de l’époque, alors qu’en cette période postrévolutionnaire les cas d’enfants abandonnés, « sauvages » c’est-à-dire vivant dans les forêts aux marges des villages en grappillant ici et là de quoi subsister, étaient fort nombreux ? L’historien montre comment l’incertitude politique entourant le coup d’état favorisa l’engouement pour cette figure, à laquelle pouvait se rattacher le désir de « régénérer » l’homme – puis comment, quelques années plus tard, à la fin  de la première décennie du 19e siècle, plus personne ne s’y intéressa. Ce cas d’histoire met en évidence l’échec des idéologies, notamment médicales et pédagogiques, et révèle de multiples enjeux : en particulier le passage de la question posée d’une distinction entre animal et humain à celle, après la révolution, d’une distinction à établir entre citoyen et non-citoyen.

jl chappeyLe livre de Jean-Luc Chappey s’intitule Sauvagerie et civilisation et il est paru chez Fayard en 2017.

À l’aller et au retour, j’ai photographié encore d’autres œuvres de street art, dont le 13e arrondissement est un vivier inépuisable. Ce mouvement artistique, souvent perçu comme vandalisme par les esprits conservateurs, en faisant sortir l’art des musées et du marché de l’art (quoiqu’il y retourne parfois, de nouveaux artistes apparaissent toujours, réitérant la gratuité originelle du geste), précède et accompagne la révolution longue et pacifique que beaucoup accomplissent, sous différentes formes et dans différents domaines, et que beaucoup ne voient pas.

L’après-midi, de nouveau j’ai arpenté la ville et je suis allée chercher un livre que j’avais réservé en bibliothèque après avoir écouté des conférences en ligne sur cet historien, Alphonse Dupront, auteur à la langue baroque enchanteresse et réjouissante qui développe une vision de l’histoire très singulière, à partir de ses forces souterraines. C’est précisément ce que je travaille à faire dans ma thèse de littérature (mêlée d’anthropologie et d’histoire, entre autres), et l’on pourra comprendre, après lecture des extraits suivants, pourquoi j’ai donné il y a quelques jours à quelques étudiants de Tolbiac occupée un sujet d’écriture à partir de ce début de phrase d’Artaud : « Enfin la terre s’ouvrit et », pourquoi aussi j’ai songé à la révolution en écoutant parler de Dada et pourquoi j’avais donné, en pleine Nuit Debout, à lire ou relire des passages des Grands cimetières sous la lune de Bernanos. Mais voici donc Dupront :

dupront« Il est un absurde courtelinesque ou kafkaïen, celui où nos sociétés modernes, effrénées de réglementation et donc de mépris de l’homme, s’acharnent à paralyser, à tarauder ou détruire les puissances de la vie. Absurde qui, malgré le poids écrasant des passivités ambiantes et cet inexpugnable, si lumineusement stigmatisé par le Bernanos des Grands Cimetières sous la Lune, où la médiocrité cristallise jalousies de son pouvoir et sa jouissance inquiète jusqu’à férocement, par tous moyens, s’en faire une citadelle, témoigne cependant, quand la lucidité l’éclaire et que la dénonciation survient, d’une énergie vitale qui se refuse à s’éteindre. Le scandale de la déraison libère ici l’irrationnel, cette force souterraine qui est puissance d’exister et d’accomplir.

(…)

À l’absurde imposé, mécanisé, répond aujourd’hui la violence. En l’absurde jaillissant hors toutes prévisions et raisons, comme une pulsion de dépense vitale et donc recherche de plénitude et d’accomplissement, se découvrent au contraire jusque dans leur surgie turbulente les forces enfouies de l’âme profonde, et, dans ce jaillissement, l’aveu de ce qui a besoin d’être.

(…)

Restait à définir les approches de ce monde souterrain. L’appréhension saine de l’absurde fait éclater les liaisons mentales de notre univers quotidien, et il n’est rien tel que l’insensé pour contraindre à l’exploration du sens. À condition de nous délivrer de cette suffisance réductrice qui, parce que nous ne comprenons pas, ou assimile ou condamne. Ni reconnaissance ni pénétration de l’extraordinaire ne peuvent se poursuivre selon les voies communes. À l’encontre des apparences, l’absurde est voie de l’extraordinaire, en ceci qu’il est signe. (…) D’où l’approche d’un extraordinaire, par la reconnaissance des signes, la lecture de leurs cohérences associatives, la lente prise de conscience d’un monde des profondeurs, qui, à tel moment de l’histoire, éclate en surgies abruptes, puis lentement usé s’enfouit, pour renaître ici ou là, sous une forme ou sous une autre, et imposer, fatal, nourricier, confortant d’espérance, l’ « au-delà ».

(…)

Dans l’avalanche de mots magiques dont s’enivre de plus en plus notre culture à vide, l’un d’entre eux est en train de prendre poids et force. Il s’agit de l’environnement. Mais qui dit environnement implique et exige tout l’humus fécondant des traditions millénaires, celles justement que par un vertige d’adultes immatures nous sommes en train de détruire. Il est temps de sortir de cet état suicidaire et de nous retourner créativement sur nous-mêmes, à peine d’être bientôt colonisables à merci. »

Alphonse Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages, Images et langages, 1958-1986

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