Mahmoud Darwich, « Telle est ma langue »

*

 

Je suis l’adversaire des liens
Et contre l’éternel recommencement.
Telle est ma langue.
Je suis l’adversaire des commencements.
Prolonger un fleuve de musique qui consigne mon histoire et me dépouille des détails de l’identité,
Telle est ma langue.
Je suis l’adversaire des épilogues.
Que toute chose soit son propre commencement et sa fin et que je parte,
Telle est ma langue…
Et je témoigne qu’il est mort, le papillon, le marchand de sang, l’amoureux des portes.
J’ai une cellule de prison qui s’étend d’une année… à une langue,
D’une nuit… à des chevaux,
D’une blessure… aux blés.
Et j’ai une cellule, érotique comme la mer.

(…)

Et le rêve prend forme
Et prend peur.
Mais la cité est debout
Dans la flamme du feu en liberté,
             Dans les veines des hommes.
             Dissous-toi, ou répands-toi, cendres ou beauté !
             Que dit le vent ?

   Nous sommes le vent.
      Nous sommes le vent.
         Nous sommes le vent…

*

extrait d’un recueil-anthologie de poèmes de Mahmoud Darwich intitulé La terre nous est étroite (Poésie/Gallimard)

Garcia Lorca, « Romance somnambule »

Je continue à traduire des poèmes du Romancero gitano en heptasyllabes, avec assonances aux vers pairs comme en espagnol. Admirable science de Garcia Lorca, combinant le chant et le récit.

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À Gloria Giner et à Fernando de los Rios

 

Vert je te désire vert.
Vert le vent. Verts les branchages.
Et le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.
Elle a l’ombre sur la taille
et rêve à la balustrade,
verte chair et verts cheveux,
pupilles d’argent glaciales.
Vert je te désire vert.
Dessous la lune gitane,
elle ne peut voir les choses
et les choses la regardent.

*

Vert je te désire vert.
Le givre en grandes étoiles
vient avec le poisson d’ombre
ouvrir la voie matinale.
Le figuier frotte son vent,
le râpe de ses branchages.
La montagne, chat voleur,
hérisse ses surs agaves.
Mais qui viendra ? Et par où…?
Toujours à sa balustrade,
verte chair et verts cheveux,
elle songe à la mer âpre.

*

Compère, je veux troquer :
pour mon cheval, ta baraque,
mon couteau, ta couverture,
et ma monture, ta glace.
Depuis les ports de Cabra,
compère, sanglant je passe.
Si je pouvais, petit gars,
que cette affaire se fasse !
Mais moi je ne suis plus moi,
moi je n’ai plus de baraque.
Compère, je veux mourir
dedans mon lit, respectable.
Un lit de fer, si possible,
et de bons draps confortables.
Ne vois-tu pas ma blessure,
du cou jusqu’au torse entaille ?
Trois cents roses ténébreuses
couvrent ton plastron blanchâtre.
On sent l’odeur de ton sang
suintant de ton bandage.
Mais moi je ne suis plus moi.
Et je n’ai plus ma baraque.
Laisse-moi monter au moins
vers les hautes balustrades,
laisse-moi monter ! monter
jusqu’aux vertes balustrades !
Aux garde-fous de la lune
par où les eaux sonnent grave.

*

Alors montent les compères
vers les hautes balustrades.
Laissant un sentier de sang.
Laissant un sentier de larmes.
Des lanternes de fer-blanc
tremblotaient sur les terrasses.
Mille tambours de cristal
blessaient l’heure matinale.

*

Vert je te désire vert,
vert le vent, verts les branchages.
Les deux compagnons montèrent.
Le grand vent laissait un rare
goût dans la bouche de menthe,
fiel, basilic, aromates.
Compère, où est-elle, dis ?
Où est ta fille au cœur âpre ?
Combien de fois elle y guetta !
Combien de fois, frais visage,
noirs cheveux, t’attendit-elle
à sa verte balustrade !

*

Dessus la face du puits,
se balançait la gitane.
Chair verte et verts cheveux,
pupilles d’argent glaciales.
Des stalactites de lune
la tiennent sur l’eau en nappe.
La nuit devenue intime
comme une petite place.
Des garde-civils bourrés
sont à la porte, ils y frappent.
Vert je te désire vert.
Vert le vent. Verts les branchages.
Et le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.

*

Garcia Lorca, « Romance de la noire peine »

Je continue à relire ce poète, l’un des grands poètes formateurs de ma jeunesse, et le lisant comme je le danserais, j’ai envie de le traduire. Voici le troisième poème du Romancero gitano que je traduis. Le premier, « Saint Michel« , je le fis en vers libres ; le deuxième, « Romance de la lune, lune« , en heptasyllabes assonancés aux vers pairs, comme en espagnol ; pour celui-ci, j’ai pris le parti des heptasyllabes encore, mais avec une seule assonance au lieu de deux aux vers pairs, car elle me semble suffisamment riche (avec le son an). Après ma traduction, une vidéo des éditions Allia, qui ont publié en 2003 une édition bilingue du recueil avec une traduction de Line Amselem (qui s’explique ici sur sa traduction), vidéo dans laquelle le texte est chanté en espagnol.

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À José Navarro Pardo

Les coups de bec des coqs creusent
l’aurore en la recherchant,
quand par la montagne obscure
Soledad Montoya descend.
Cuivre jaune, sa chair,
de cheval et d’ombre encens.
Enclumes enfumées ses seins
geignent des chants redondants.
Soledad, seule à cette heure,
qui donc cherches-tu, errant ?
Et en quoi cela t’importe,
dis, après qui je demande ?
C’est ma joie, c’est ma personne
que je recherche en cherchant.
Soledad de mes tristesses,
le cheval en s’emballant
à la fin trouve la mer
et la vague alors le prend.
Ne rappelle pas la mer,
la peine noire poussant
sur les terres d’oliviers,
sous leurs feuilles rumorant.
Soledad, quelle pitié,
cette peine qui te prend !
Tes larmes, jus de citron
aigre en bouche qui attend.
Peine si grande ! Je cours
comme une folle de la chambre
à la cuisine chez moi,
mes deux tresses au sol traînant.
Quelle peine ! Je deviens
de jais, chair et vêtement.
Ah mes chemises de fil,
mes cuisses coquelicantes !
Soledad, lave ton corps
à l’eau d’alouettes, tant
que, Soledad Montoya,
ton cœur trouve apaisement.

*

En bas chante la rivière,
de ciel et de feuilles volant.
Et des fleurs de potiron
couronnent le nouveau temps.
Peine propre et toujours seule,
oh la peine des gitans !
Cette peine aux voies cachées
et aux si lointains levants !

*

*

Federico Garcia Lorca, « Romance de la lune, lune »

C’est le premier poème du Romancero gitano. J’ai essayé de rendre le rythme chantant du poème en espagnol, dont les octosyllabes sont accentués sur la septième syllabe (et j’ai choisi en français des heptasyllabes, parfois allongés de e muets), et les deux assonances finales aux vers pairs, toujours les mêmes (pour ce poème en espagnol a et o, dans ma traduction les sons e et a).

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La lune vient à la forge
avec son cerceau de nard.
L’enfant la mire, la mire,
l’enfant l’a dans le regard.
Dans l’air remué la lune
bouge l’un et l’autre bras
et montre, lubrique et pure,
l’étain dont ses seins se parent.
Fuis donc lune, lune, lune.
Car si les Gitans te voient,
ils transformeront ton cœur
en anneaux de cou, de doigts.
Petit, laisse-moi danser.
Quand les Gitans viennent là,
s’ils te trouvent sur l’enclume,
tes yeux, tu les fermeras.
Fuis donc lune, lune, lune,
sens, ils viennent à cheval.
Ma blancheur amidonnée,
petit, ne la foule pas.

 
Le cavalier s’approchait,
tambourinant dans le val.
Dedans la forge l’enfant
avait éteint son regard.
Bronze et rêve, les Gitans
par l’oliveraie se hâtent.
Leurs têtes sont relevées
leurs paupières s’entrebâillent.

 
Il chante, l’engoulevent,
il chante dans l’arbre, ah !
À travers ciel, un enfant
à la main, la lune va.

 
Dans la forge les Gitans
crient, les Gitans pleurent, las !
Le vent la veille, la veille.
L’air et le vent veillent là.

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J’ai aussi traduit, plus librement, un autre poème du Romancero Gitano, « Saint Michel » : ici

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Mahmoud Darwich. Étrangers et poète. « Pour décrire les fleurs d’amandiers »

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« Nous sommes tous étrangers sur cette terre. Depuis son renvoi, Adam est étranger sur cette terre où il a élu domicile d’une façon passagère, en attendant de pouvoir revenir dans son Éden premier. Le mélange des peuples, leurs migrations ne sont que cheminements d’étrangers. La paix elle-même ne s’accomplit à certains moments de l’Histoire, que dans la mesure où elle est la reconnaissance par des étrangers d’autres étrangers. Si bien qu’il devient impossible aux uns et aux autres de savoir qui est le véritable étranger. Je fais la différence dans ma poésie entre l’étranger et l’ennemi. L’étranger n’est pas uniquement l’Autre. Il est aussi en moi. Je n’en parle pas pour m’en plaindre ou pour refuser l’Autre. Il est en moi. »

« Je me souviens d’une maison à l’orée du village où venait toutes les nuits un chantre qui racontait son histoire. Sa voix était mélodieuse et sa poésie belle. Puis il disparaissait avec le jour, car il était pourchassé par la police israélienne. C’est à ce chantre que je pensais dans mon poème « La terre » : « Le chantre chantait le feu et les étrangers, et le soir était le soir. » Cet homme traqué par l’armée israélienne, nous l’entendions de nuit, et il disparaissait le jour. Il portait le voyage dans sa voix, sa poésie et son chant. Il racontait son histoire de fugitif traqué. Sa quête des siens. Comment il escaladait les montagnes, descendait les vallées. J’ai alors réalisé que les mots pouvaient porter la réalité, ou l’égaler. »

Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore

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Le 07 octobre 2007, le poète palestinien Mahmoud Darwich (en arabe : محمود درويش) lisait son poème “Pour décrire les fleurs d’amandier” au Théâtre de l’Odéon (Odéon – Théâtre de l’Europe). Traduction de l’arabe vers le français : Elias Sanbar. Lecture de la traduction française : Didier Sandre. Peinture : Vincent Van Gogh, “Amandier en fleurs”, 1890. “Pour décrire les fleurs d’amandier” :

Pour décrire les fleurs d’amandier, l’encyclopédie
des fleurs et le dictionnaire
ne me sont d’aucune aide…
Les mots m’emporteront
vers les ficelles de la rhétorique
et la rhétorique blesse le sens
puis flatte sa blessure,
comme le mâle dictant à la femelle ses sentiments.
Comment les fleurs d’amandier
resplendiraient-elles
dans ma langue, moi l’écho ?
Transparentes comme un rire aquatique,
elles perlent de la pudeur de la rosée
sur les branches…
Légères, telle une phrase blanche mélodieuse…
Fragiles, telle une pensée fugace
ouverte sur nos doigts
et que nous consignons pour rien…
Denses, tel un vers
que les lettres ne peuvent transcrire.
Pour décrire les fleurs d’amandier,
j’ai besoin de visites
à l’inconscient qui me guident aux noms
d’un sentiment suspendu aux arbres.
Comment s’appellent-elles ?
Quel est le nom de cette chose
dans la poétique du rien ?
Pour ressentir la légèreté des mots,
j’ai besoin de traverser la pesanteur et les mots
lorsqu’ils deviennent ombre murmurante,
que je deviens eux et que, transparents blancs,
ils deviennent moi.
Ni patrie ni exil que les mots,
mais la passion du blanc
pour la description des fleurs d’amandier.
Ni neige ni coton. Qui sont-elles donc
dans leur dédain des choses et des noms ?
Si quelqu’un parvenait
à une brève description des fleurs d’amandier,
la brume se rétracterait des collines
et un peuple dirait à l’unisson :
Les voici,
les paroles de notre hymne national !

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Vladimir Maïakovski, « Temps, en avant ! » (films d’animation)

Avec des peintures de Kasimir Malevitch et des portraits de Lilia et Ossip Brik, Lénine, Lunatcharski, Blok, Burliuk, Pasternak, Khleniebnikov, Iessenine, Gonchorova, Wassilevich et Chklovsky

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Maïakovski découvre, dans les brasseries de Montparnasse, les rumeurs dont il est l’objet. Film de Bruce Krebs

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Animation informatique  de la série « 1913, année poétique en Europe » – datant de 1990 (en muet), mise en vidéo et musique en 2013 – du « Prologue et Épilogue » de la pièce de théâtre : « Vladimir Maïakovski », de l’auteur du même nom, avec mise en images constructivistes, et sur la musique du « Sacre du Printemps » de Stravinsky (dirigée par Boulez)

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Réalisation et interprétation Ivan Messac 1989, avec la voix de Maïakovski

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Film d’animation soviétique de Vladimir Tarasov, Soyuzmultfilm, 1977

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Apollon et Daphné

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feutre et stylo sur une petite reproduction d’Apollon et Daphné par Véronèse

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en me transformant, détruis la beauté qui m’a faite trop séduisante. »

La prière à peine finie, une lourde torpeur saisit ses membres,

sa poitrine délicate s’entoure d’une écorce ténue,

ses cheveux poussent en feuillage, ses bras en branches,

des racines immobiles collent au sol son pied, naguère si agile,

une cime d’arbre lui sert de tête ; ne subsiste que son seul éclat.

Ovide, Métamorphoses

(le passage entier ici, traduit par A.-M. Boxus et J. Poucet)

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Daphné métamorphosée en laurier-rose quand Apollon tente de s’en saisir : ce mythe ne signifie-t-il pas que les véritables lauriers de l’artiste sont dans la nature ? que l’art et la nature sont des formes l’un-e de l’autre, des méta-morphes ? que les véritables lauriers de l’artiste appartiennent à la vie, sont toujours verts, impossibles à s’approprier, à jamais vivants ?

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