[Reprise] Avant de traduire les phrases sur la panthère, à la fin du récit de Kafka Un artiste de la faim, j’ai commencé par traduire ce poème de Borges.
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And the craft that createth a semblance Morris, Sigurd the Volsung (1876)
Je pense à un tigre. La pénombre exalte
La vaste Bibliothèque laborieuse
Et semble éloigner les étagères ;
Fort, innocent, sanglant et nouveau,
Il ira par sa forêt et son matin
Et marquera sa trace dans la limoneuse
Rive d’un fleuve dont il ignore le nom
(Dans son monde il n’y a ni noms ni passé
Ni avenir, seulement un instant certain)
Et franchira les barbares distances
Et humera dans le labyrinthe tressé
Des odeurs l’odeur de l’aube
Et l’odeur délectable du gros gibier.
Entre les raies de bambou je déchiffre
Ses raies et pressens l’ossature,
Sous la peau splendide qui vibre.
En vain s’interposent les convexes
Mers et les déserts de la planète ;
Depuis cette maison d’un lointain port
D’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,
Oh tigre des rives du Gange.
Le soir se répand dans mon âme et je réfléchis
Que le tigre vocatif de mon poème
Est un tigre de symboles et d’ombres,
Une série de tropes littéraires
Et de souvenirs de l’encyclopédie
Et non le tigre fatal, le funeste bijou
Qui, sous le soleil ou la lune variante,
Va, accomplissant à Sumatra ou au Bengale
Sa routine d’amour, de loisir et de mort.
Au tigre des symboles j’ai opposé
Le véritable, celui qui a le sang chaud,
Celui qui décime la tribu des buffles
Et aujourd’hui, 3 août 1959,
Allonge dans la prairie une ombre
Calme, mais déjà le fait de le nommer
Et de conjecturer sa condition
Le fait fiction de l’art et non vivante
Créature, de celles qui marchent par la terre.
Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci
Sera comme les autres une forme
De mon rêve, un système de mots
Humains et non le tigre vertébré
Qui, au-delà des mythologies,
Foule la terre. Je le sais bien, mais quelque chose
Ce recueil est au programme de l’agrégation. Pour toute préparation, j’ai décidé de le recopier (sur le livre emprunté à la bibliothèque), et c’est ce que je suis en train de faire. C’est beau comme la Marche funèbre. J’en suis à ces poèmes de la première partie, intitulée Théâtre.
En visitant Ice Watch (voir les deux notes précédentes), je songeais à cette nouvelle de Marcel Schwob. Et que le changement climatique pouvait causer notre perte, ou bien, si nous changions aussi, notre salut.
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Dans ce temps, la race humaine semblait près de périr.
(…)
Et soudain la muraille polie se creva. Il y eut un immense souffle de chaleur, comme si les saisons chaudes étaient accumulées de l’autre côté, à la barrière du ciel. La percée s’élargit et le souffle fort entoura Odjigh. Il entendit bruire toutes les petites pousses du printemps, et il sentit flamber l’été. Dans le grand courant qui le souleva, il lui sembla que toutes les saisons rentraient dans le monde pour sauver la vie générale de la mort par les glaces. Le courant charriait les rayons blancs du soleil, et les pluies tièdes et les brises caressantes et les nuages chargés de fécondité. Et dans le souffle de la vie chaude les nuées noires s’amoncelèrent et engendrèrent le feu.