Autour d’un documentaire de Rémy Ricordeau sur Benjamin Péret, qui vient de sortir (un article ici)
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la bande-annonce du film :
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des témoignages sur le poète, dont le bel hommage de Max-Pol Fouchet :
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écouter aussi un entretien avec le poète, de retour du Mexique :
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Poètes du feu de Dieu
Gregory Corso, « Acté la veille de mon 32ème anniversaire, Un lent réfléchi spontané poème » (ma traduction)
J’ai 32 ans
et finalement je fais mon âge, sinon plus.
Est-ce un bon visage, un visage qui n’est plus celui d’un enfant ?
Il paraît plus épais. Et mes cheveux,
ils ont arrêté de boucler. Ai-je un gros nez ?
Les lèvres sont les mêmes.
Et les yeux, ah les yeux deviennent meilleurs tout le temps.
32 ans et pas de femme, pas d’enfant ; pas d’enfant fait de la peine
mais j’ai encore tout le temps.
J’ai arrêté de faire n’importe quoi.
Ce qui fait dire à mes soi-disant amis :
« Tu as changé. Tu étais si merveilleusement dingue. »
Ils ne sont pas à l’aise avec moi quand je suis sérieux.
Qu’ils aillent donc au Radio City Music Hall.
32 ans. Vu toute l’Europe, rencontré des millions de gens ;
pour certains ce fut génial, pour d’autres terrible.
Je me souviens de mon 31ème anniversaire, je pleurais :
« Dire que j’ai peut-être encore à vivre 31 ans ! »
Je ne ressens pas la même chose cette fois.
Je sens que je veux être sage, avec des cheveux blancs dans une haute bibliothèque,
dans un fauteuil profond à côté de la cheminée.
Une année de plus au cours de laquelle je n’ai rien volé.
8 ans maintenant que je n’ai rien volé !
J’ai arrêté de voler !
Mais je mens encore de temps en temps
et je suis encore sans honte quand vient la honte
de demander de l’argent.
32 ans et quatre durs réels drôles tristes mauvais merveilleux
livres de poésie
– le monde me doit un million de dollars.
Je crois que j’ai eu de bien étranges 32 années.
Et rien de tout cela ne fut de mon fait.
Nul choix entre deux voies ; si je l’avais eu,
nul doute que j’aurais choisi les deux à la fois.
Il me plaît de penser que le sort a voulu que je joue de la cloche.
L’indice en est, peut-être, ma déclaration éhontée :
« Je suis un bon exemple qu’il existe une chose appelée âme ».
J’aime la poésie parce qu’elle me fait aimer
et me présente la vie.
Et de tous les feux qui meurent en moi,
il y en a un qui brûle comme le soleil.
Il ne fait peut-être pas au quotidien ma vie privée
ni mes relations avec les gens
ni mon comportement face à la société
mais oui, il me dit que mon âme a une ombre.
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Invictus
Ce poème fameux fut le préféré de Nelson Mandela. Le voici dans ma traduction.
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Par la nuit qui me couvre,
noir puits de pôle à pôle,
je remercie les dieux quels qu’ils soient
pour mon âme imprenable.
Dans la situation cruciale
je ne grimace ni ne crie.
Sous les coups de matraque
ma tête en sang demeure droite.
Par-delà ce lieu de colère et de larmes
ne se profile que l’horreur de l’ombre
mais la menace des années
me trouve et me trouvera sans peur.
Qu’importent l’étroitesse de la porte,
la charge du rouleau en punitions :
je suis le maître de mon destin,
je suis le capitaine de mon âme.
William Ernest Henley, Invictus
L’AUTRE TIGRE, par Jorge Luis Borges (traduction Alina Reyes)
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[Reprise] Avant de traduire les phrases sur la panthère, à la fin du récit de Kafka Un artiste de la faim, j’ai commencé par traduire ce poème de Borges.
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And the craft that createth a semblance
Morris, Sigurd the Volsung (1876)
Je pense à un tigre. La pénombre exalte
La vaste Bibliothèque laborieuse
Et semble éloigner les étagères ;
Fort, innocent, sanglant et nouveau,
Il ira par sa forêt et son matin
Et marquera sa trace dans la limoneuse
Rive d’un fleuve dont il ignore le nom
(Dans son monde il n’y a ni noms ni passé
Ni avenir, seulement un instant certain)
Et franchira les barbares distances
Et humera dans le labyrinthe tressé
Des odeurs l’odeur de l’aube
Et l’odeur délectable du gros gibier.
Entre les raies de bambou je déchiffre
Ses raies et pressens l’ossature,
Sous la peau splendide qui vibre.
En vain s’interposent les convexes
Mers et les déserts de la planète ;
Depuis cette maison d’un lointain port
D’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,
Oh tigre des rives du Gange.
Le soir se répand dans mon âme et je réfléchis
Que le tigre vocatif de mon poème
Est un tigre de symboles et d’ombres,
Une série de tropes littéraires
Et de souvenirs de l’encyclopédie
Et non le tigre fatal, le funeste bijou
Qui, sous le soleil ou la lune variante,
Va, accomplissant à Sumatra ou au Bengale
Sa routine d’amour, de loisir et de mort.
Au tigre des symboles j’ai opposé
Le véritable, celui qui a le sang chaud,
Celui qui décime la tribu des buffles
Et aujourd’hui, 3 août 1959,
Allonge dans la prairie une ombre
Calme, mais déjà le fait de le nommer
Et de conjecturer sa condition
Le fait fiction de l’art et non vivante
Créature, de celles qui marchent par la terre.
Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci
Sera comme les autres une forme
De mon rêve, un système de mots
Humains et non le tigre vertébré
Qui, au-delà des mythologies,
Foule la terre. Je le sais bien, mais quelque chose
M’impose cette aventure indéfinie
Insensée et ancienne, et je persévère
À chercher tout le temps du soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème.
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Cumbia Sobre el Mar, Bal sur la mer (traduction des paroles)
(Une cumbia ou cumbiamba est un bal populaire de Colombie)
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Un jour je suis resté dormir là sur la plage
Et là j’ai rêvé que du ciel descendait
Un essaim d’étoiles et la lune argentée
Les vagues de la mer éclaboussées de sa lumière
Sur la mer je vis, je vis une cumbiamba
Qui au son des tambours tournoyait sur l’eau
Les couples d’étoiles en attendant portaient
Un carrousel de couleurs comme d’une cumbiamba.
Et soudain a surgi une reine attendue
C’était Marta, la reine, que mon esprit rêvait
À ses pieds je vis la lune, la bouillie des étoiles,
Et les palmiers chantaient une hymne de fête
Ayy amor…
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(ma traduction, de l’espagnol, du texte du mystérieux Rafael Mejia, dont on peut lire l’histoire et entendre ici la version originale de sa chanson)
Yves Bonnefoy, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve »
Ce recueil est au programme de l’agrégation. Pour toute préparation, j’ai décidé de le recopier (sur le livre emprunté à la bibliothèque), et c’est ce que je suis en train de faire. C’est beau comme la Marche funèbre. J’en suis à ces poèmes de la première partie, intitulée Théâtre.
(P.S. Finalement, un peu plus tard, j’ai écrit aussi un article : Yves Bonnefoy, poète empirique)
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XV
O douée d’un profil où s’acharne la terre
Je te vois disparaître.
L’herbe nue sur tes lèvres et l’éclat du silex
Inventent ton dernier sourire,
Science profonde où se calcine
Le vieux bestiaire cérébral.
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XVI
Demeure d’un feu sombre où convergent nos pentes ! Sous ses voûtes je te vois luire, Douve immobile, prise dans le filet vertical de la mort.
Douve géniale, renversée : au pas des soleils dans l’espace funèbre, elle accède lentement aux étages inférieurs.
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XVII
Le ravin pénètre dans la bouche maintenant,
Les cinq doigts se dispersent en hasard de forêt maintenant,
La tête première coule entre les herbes maintenant,
La gorge se farde de neige et de loups maintenant,
Les yeux ventent sur quels passagers de la mort et c’est nous dans ce vent dans cette eau dans ce froid maintenant.
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Marcel Schwob, La mort d’Odjigh
En visitant Ice Watch (voir les deux notes précédentes), je songeais à cette nouvelle de Marcel Schwob. Et que le changement climatique pouvait causer notre perte, ou bien, si nous changions aussi, notre salut.
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Dans ce temps, la race humaine semblait près de périr.
(…)
Et soudain la muraille polie se creva. Il y eut un immense souffle de chaleur, comme si les saisons chaudes étaient accumulées de l’autre côté, à la barrière du ciel. La percée s’élargit et le souffle fort entoura Odjigh. Il entendit bruire toutes les petites pousses du printemps, et il sentit flamber l’été. Dans le grand courant qui le souleva, il lui sembla que toutes les saisons rentraient dans le monde pour sauver la vie générale de la mort par les glaces. Le courant charriait les rayons blancs du soleil, et les pluies tièdes et les brises caressantes et les nuages chargés de fécondité. Et dans le souffle de la vie chaude les nuées noires s’amoncelèrent et engendrèrent le feu.
Extrait du recueil Le Roi au masque d’or
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