Pont (ré-actualisé)

2

*

 

Nous avons trouvé dans la rue deux lourdes planches d’1,47×0,35m. J’ai dit que je les peindrais bien, O et Jo les ont montées à l’appartement. J’avais l’idée de les peindre en diptyque, avec un jeu de couleurs se répondant de sorte qu’on puisse les mettre côte à côte dans n’importe quel sens, vertical ou horizontal. Bon, ce format n’est pas commode à peindre, surtout dans mon tout petit espace. J’ai commencé, en mettant la planche en équilibre sur mon chevalet de table posé sur la table basse, passant deux couches de fond à genoux. Maintenant je veux intégrer un chemin dans la couleur, un chemin chevauchant en lacets sur les deux planches. Et dans l’intervalle de quelques centimètres qui séparera les deux portions de ce même chemin, qui sera peint dans ces lourds panneaux, je désire mettre un petit pont tout léger, en ruban, un pont qu’on puisse accrocher et décrocher, un petit pont qui puisse être changé s’il est perdu ou endommagé, remplacé par un autre bout de ruban ou de papier ou de tout autre matériau léger, un pont comme le fil entre les montagnes à la fin de Souviens-toi de vivre, comme les ponts que sont, et sur lesquels savent marcher les Pèlerins d’Amour.

Je comprends le cardinal André Vingt-Trois, qui aurait aimé entendre des voix s’élever à la fois contre l’antisémitisme de Dieudonné et contre l’antichristianisme des Femen, qui se plaisent à souiller les églises. Cela procède d’un même nihilisme mais il faut bien admettre que les voix qui s’élèvent contre Dieudonné sont les mêmes qui soutiennent, tacitement, les Femen – à commencer par le ministre de l’Intérieur qui les laisse complaisamment agir. Beaucoup de gens veulent bien des ponts, mais des ponts à sens unique, des ponts qui les servent, eux, et c’est tout. Nous avons à être vigilants, jour après jour, pour être de vrais ponts.

*

ajout : voir aussi cet article de Pierre-Alain Depauw sur la contradiction flagrante entre le traitement réservé par les pouvoirs publics aux spectacles offensant les chrétiens, et leurs velléités de censure des spectacles de Dieudonné. Avec en prime une photo de Bernard-Henri Lévy lisant avec joie un des ces numéros de Charlie Hebdo islamophobe. Marine Le Pen ne s’y prendrait pas mieux que Manuel Valls et ses soutiens pour diviser les Français.

… voir aussi cet article de Hanan Ben Rhouma, et notamment sa dernière partie, sur la même contradiction des pouvoirs publics interdisant les manifestations contre l’islamophobie de Charlie Hebdo. 

Otages

Les Chinois ont livré en Russie des fers à repasser et des bouilloires qui envoient des spams.

À lire sur la Russie d’aujourd’hui

*

Eurodéputé et vice-président d’un parti d’extrême-droite, antisémite, il apprend qu’il est juif.

À lire sur Glamour

*

343 salauds, ils signent « Touche pas à ma pute », et se font répondre par le syndicat des travailleurs sexuels : « Ils feraient mieux de fermer leur gueule ».

À lire sur les Inrocks

*

Marine Le Pen aussi pousse les otages à lui répondre. Tout en travaillant à faire de nous tous les otages du délire, de l’égoïsme et de l’aveuglement.

Faux-semblants

Marine Le Pen ne veut pas qu’on dise que le Front National est un parti d’extrême-droite. Il se pourrait qu’elle n’ait pas tout à fait tort. Il se pourrait que le parti d’extrême-droite de Jean-Marie Le Pen soit en train de devenir un parti de « troisième voie », comme le furent les partis fascistes, peut-être plus présentable mais encore plus dangereux.

765782

Ségolène Royal pose en Liberté guidant le peuple. Mais à sa façon : en linceul, de biais, toute statique avec un sèche-cheveux soufflant dans sa figure refaite. La vraie va de l’avant, de face, dépoitraillée, un bras levé bien haut. Et on voit le peuple derrière elle.

Bernard-Henri Lévy, l’antisémitisme et l’islamophobie


plutôt que par une photo du « vieil homme », je préfère illustrer ce texte avec ce portrait d’un nouvel homme, « Pèlerin d’Amour » selon mon sens, ayant accompli 6000 km à pied pour faire son Hajj (son histoire ici)

 

Bien coiffés bien sapés, ils se promenaient dans le Sud marocain à bord d’un 4×4 immatriculé en Suisse, pesant, vaste et rutilant comme un coffre-fort, tout en se plaignant que les gens du crû les considérassent « comme s’il y avait écrit banque sur notre front ». Je dus me retenir de rire ; leur bêtise arrogante me revint à l’esprit en allant lire dans Le Point la chronique de Bernard-Henri Lévy sur le « nouvel antisémitisme ». Encore un enfant gâté qui prête à rire, je lui en sais du moins gré. Le seul fait de voir son sourcil légèrement relevé et son petit air de tartempion des plus sérieux met de bonne humeur comme l’entrée sur scène d’un valet chez Molière. Or donc mon amusement redoubla en le voyant dénoncer l’islamisme qui s’appuie sur « le vieux thème du ‘juif riche’ » ou du « juif maître du monde ». Chacun sait que BHL n’est ni philosophe, ni journaliste, ni écrivain, ni dramaturge, ni cinéaste, mais qu’il est en revanche très riche, très égotiste et très soutenu par d’énormes réseaux, ce pourquoi on le voit et l’entend partout. Chacun sait aussi qu’il s’est vanté d’avoir mené la guerre en Lybie pour servir Israël. Et chacun, sans doute, reste bouche bée ou rit devant l’énorme inconscience qui lui fait dénoncer, sans craindre le ridicule, les clichés qu’il incarne de façon si flagrante. Je plains les petits juifs pauvres et humbles d’être défendus malgré eux par un semblable énergumène, caricature de leur peuple plus cruelle que n’en saurait faire Charlie Hebdo s’ils changeaient de cible, ce qui ne risque pas d’arriver de sitôt.

Mais attention, il est virulent, le personnage ! Il ne s’en prend pas seulement… aux islamistes évidemment, mais aussi à Marine Le Pen. « Lorsqu’elle met sur le même plan le port de la kippa et l’enfermement sous un voile intégral », dit-il, elle « disculpe par avance le nervi tenté de se cogner un enfant juif ». Marine Le Pen a fait ça il y a quelques semaines en Une du Monde, qui en plein pendant les affaires de caricatures islamophobes lui a servi sa soupe sur un plateau d’or, le numéro du week-end avec sa grande photo soignée en couverture et ce titre alléchant : « L’offensive laïque de Marine Le Pen ». Bernard-Henri Lévy est membre du conseil de surveillance du Monde (quel titre merveilleux non ?), il n’était certainement pas en désaccord avec cette opération puisque à ce moment-là c’était bien les musulmans qu’elle enfonçait un peu plus.

Mais voyons de plus près sa petite phrase mensongère. Non BHL MLP ne parlait pas du voile intégral mais du voile ordinaire, celui qui simplement couvre les cheveux, c’est celui-ci qu’elle voulait interdire dans la rue, ainsi que la kippa parce qu’il faut bien que la loi soit la même pour tous. Vous faites donc son jeu en déformant ainsi ses propos, en faisant accroire qu’elle n’est pas si sévère envers les musulmans, ou bien qu’il n’est de voile qu’intégral, et que les vraies et seules victimes de racisme sont les porteurs de kippa, les juifs. Ah vous êtes un beau témoignage de victime, Monsieur Je-fais-et-dis-partout-tout-ce-que-je-veux-grâce-à-mon-argent-et-mes-réseaux.

Et puis, si vous voulez parler de voile intégral, croyez-vous que voir une femme en niqab soit plus triste que voir un petit garçon à papillotes, kippa et costume engoncé ? Si vous voulez voir les extrêmes, n’y en a-t-il pas aussi chez vous ? Au moins la femme est-elle adulte et le plus souvent c’est elle qui choisit son vêtement, ce qui n’est pas le cas de ces petits. Et puis, continuons encore. Croyez-vous qu’une femme comme celles de votre monde, chirurgiquées, apprêtées à coups de fric et d’innombrables heures en instituts et boutiques, affamées et parfois sans enfants pour tenter de garder une silhouette juvénile « vendable » (d’une façon ou d’une autre), soit plus libre qu’une femme qui choisit de se voiler afin de faire passer son rapport à l’absolu avant quelque nécessité de séduire ?

Mais quelque chose est encore bien plus malhonnête et grave dans l’entreprise que vous et vos amis du même avis, à peu près le seul qui ait accès à la grande presse, déployez en ce moment, cette entreprise qui consiste à dénoncer le « nouvel antisémitisme » porté par l’islamisme et les habitants des banlieues. Non, on ne peut pas parler de l’antisémitisme sans parler de l’islamophobie, alors même qu’elle bat son plein, y compris de la part des médias, des politiques et de l’État. D’autant qu’au plus profond l’islamophobie est un antisémitisme, non seulement parce que linguistiquement les Arabes sont sémites autant que les Juifs, mais, et cela découle du même fait, parce que l’antisémitisme est une phobie de ceux qui sont réputés pour être proches du Dieu unique, celui que reconnaissent le plus fortement les Juifs et les Musulmans. Et leur hostilité réciproque, quand elle existe, et elle existe pour des raisons politiques et particulièrement en lien avec le problème capital posé par l’État d’Israël, est largement due à un Occident ni juif ni musulman mais tout à la fois chrétien et déchristianisé, qui a été si hostile aux juifs et maintenant aux musulmans que nous en sommes là où nous savons, au Moyen Orient et en Europe.

Ceux qui parmi nos bons bourgeois de culture chrétienne disaient volontiers jadis leur antisémitisme, aujourd’hui souvent se déclarent au contraire, pour des raisons politiques, philosémites. Leur antisémitisme, constitutionnel de leur christianisme, n’a pas pour autant disparu, il s’est seulement reporté sur l’islam. D’où vient l’antisémitisme ? De la chrétienté, qui l’a enraciné, nourri et mis en œuvre pendant des siècles, et qui maintenant se rachète à bon prix sur le dos des Arabes et des musulmans en soutenant l’État factice et voyou d’Israël. Oui il s’agit bien là de la cause majeure du « nouvel antisémitisme » que vous dénoncez tout en niant sa cause. Car voyez-vous, de même que vous êtes lié à votre peuple, les musulmans aussi ont une histoire et sont solidaires des leurs. Cet antisémitisme-là n’a pas les mêmes racines viscérales que celui de l’Occident chrétien, il est avant tout le fait d’une intense exaspération de peuples multi-bafoués par l’Occident au cours des deux derniers siècles, et qui voient dans la colonisation toujours empirant de la Palestine par Israël l’ultime crachat de mépris que leur envoie une civilisation judéo-chrétienne qui a semé durant tout le dernier siècle un désordre effroyable et des crimes inouïs dans le monde, qu’elle prétend pourtant continuer à gouverner – que vous ne cessez vous aussi, monsieur Lévy, de vouloir gouverner avec elle, en prônant et réalisant l’ingérence, afin de réorganiser le monde selon votre point de vue – n’était-ce pas ce que vous vouliez dire quand vous déclarâtes que l’œuvre de votre vie était de faire réécrire le Coran par un juif ? Permettez qu’une Européenne convertie à l’islam vous réponde qu’à entendre vos vaniteux discours elle rit d’abord, mais ensuite, de cœur avec ses frères et sœurs musulmans, elle souffre de voir notre pays laisser s’exposer une aussi crasse bêtise et une si désastreuse outrecuidance. Cessez donc de vous rêver dieu à la place de Dieu, Solal à la petite semaine, chroniqueur de votre propre chroniquerie, vous n’impressionnez pas Allah, ni, vieil homme au sens biblique, les peuples qui sont en train de vivre les convulsions de l’enfantement d’un nouvel homme.

*

Charlie Hebdo & Co, la dérive infernale


une page de Charlie Hebdo du 22-8-12, cliquer pour voir en grand

D’où vient que, soudain, une jeune fille voilée attira l’attention jusqu’à focaliser sur elle tous les discours ? Elle avait dû entrer en cachant son foulard dans son sac avant de le nouer sur sa tête dans l’Hémicycle. Elle était militante, allumée, ardente, jolie, électronicienne (je crois), membre d’Amnesty International (c’est ce qu’elle disait).

On n’écoutait pas vraiment ses propos confus, mais on ne voyait plus qu’elle. En trente secondes, elle était devenue l’élément érotique de l’Assemblée.

Allait-elle jeter une bombe ? S’immoler par le feu ? Se mettre à prier en public ? Non, elle avait l’air normale.

Mais comment pouvait-elle incarner volontairement une image aussi terrible de la sujétion de la femme ? N’était-elle pas la victime de son père et de ses frères ?

Ne défendait-elle pas, sans s’en rendre compte, la condition atroce de milliers de corps emprisonnés dans l’esclavage, le fanatisme, l’obscurantisme, le terrorisme, l’absence de sport, le refus de la science et du progrès, l’horreur de l’enfermement patriarcal et le respect absurde d’un Dieu meurtrier ? On la huait, mais elle était, à l’évidence, l’objet d’un trouble massif. On avait honte pour elle, mais avec curiosité.

Cachez ce voile que je ne saurais voir, lui disait l’un. « Et s’il me plaît, à moi, d’être voilée ? », semblait-elle répondre comme un personnage inconscient de Molière. Elle était odieuse, bien entendu, mais sympathique, comme tous les opprimés. Bon, ce n’était qu’un début, continuons le débat.

Philippe Sollers dans Le Monde, le 28-6-03

Cachez cette musulmane que je ne saurais voir… De débat, il n’y en eut pas, mais le combat occulte ne faisait que commencer. Il faudrait convoquer Freud pour commenter la névrose hystérique des anti-voile, mais cela ne suffirait pas à empêcher ses implications politiques désastreuses. « L’élément érotique de l’Assemblée » démangeant furieusement ces messieurs-dames les Français bon teint, dont le trouble désir, le « trouble massif », n’allait pas tarder à s’exacerber en furieuse envie de chasser et d’abattre.

L’affaire des caricatures du Prophète de l’islam par Charlie Hebdo a causé un grand scandale parce qu’elle n’est en fait que l’épiphénomène d’une islamophobie et d’un racisme qui se développent profondément et largement dans les esprits, tant parmi le peuple que parmi ses élites intellectuelles, saisies de panique au point d’en perdre la tête. La première énorme manifestation de ce phénomène fut sans doute la publication par Oriana Fallaci, journaliste italienne jusque là fameuse pour ses engagements progressistes, d’un livre extraordinairement nauséabond, par son islamophobie et son racisme délirants. La rage et l’orgueil se vendit très vite à plus d’un million d’exemplaires en Italie. En novembre 2002, lors de sa parution en France, ce livre fut défendu dans Charlie Hebdo par l’un de ses chroniqueurs, Robert Misrahi, qui en fit l’éloge, disant notamment : « Oriana Fallaci fait preuve de courage intellectuel » et « Elle ne proteste pas seulement contre l’islamisme assassin ». L’islam est en croisade contre l’Occident, telle est la thèse de l’ouvrage. On y trouve des phrases aussi nauséabondes que :

Ils se multiplient comme des rats

Il y a quelque chose, dans les hommes arabes, qui dégoûte les femmes de bon goût. 

leurs braillements Allah akbar-Allah akbar

debout, braves gens, debout ! Réveillez-vous ! Paralysés comme vous l’êtes par la peur d’aller à contre-courant ou de sembler raciste

Cette Europe clownesque et stupide qui fornique avec les pays arabes

Jean-Pierre Thibaudat raconte dans Libération du 10 octobre 2002 que pendant le procès intenté par la Licra, le Mrap et la Ligue des Droits de l’Homme lors de la publication du livre en France (les poursuites furent finalement annulées pour vice de précédure), Me Patrick Baudoin, l’avocat de la LDH, déclara : « C’est un livre qui pratique de bout en bout une politique de l’amalgame», en associant musulmans et extrémistes sous le terme «fils d’Allah». Citant abondamment l’ouvrage, il souligna l’usage d’un certain vocabulaire ­ «horde», «miasmes nauséabonds», l’usage répété du verbe «grouiller» ­ rappelant «la pire des littératures antisémites». Il cita l’un des moments les plus terribles du livre, celui où Oriana Fallaci décrit des Somaliens campant sur l’une des places de Florence. Elle parle des «braillements d’un muezzin», de «la fumée puante», «de leur bouffe», et «pour accompagner tout ça, les dégoûtantes traces d’urine qui profanaient les marbres du baptistère (parbleu ! Ils ont la giclée longue les fils d’Allah)…». De sa voix douce et posée, Me Baudoin ajouta : «Si cela n’est pas une provocation à la discrimination raciale, qu’est-ce qu’il faut écrire ?»

Devant le tollé suscité par le soutien de Charlie Hebdo à ce livre infect, le chroniqueur dut quitter le journal. Mais Oriana Fallaci, porteuse de son discours abject, n’en fut pas moins bienvenue sous de beaux plafonds (Benoît XVI notamment la reçut en 2005), et inspira, jusqu’à sa mort et maintenant encore, bien des intellectuels laïques ou religieux, à Rome, à Paris ou ailleurs. Anciens ou nouveaux compagnons de route d’une mouvance de gauche ou d’extrême-gauche, certains agissent en sous-main et main dans la main avec l’extrême-droite. Ces jours derniers le site web Riposte Laïque, fondé par l’ancien trotskyste Pierre Cassen, et auquel collabore Anne Zelensky, cofondatrice de la Ligue du droit des femmes avec Simone de Beauvoir, clamait : « Oriana Fallaci avait raison ».

Le site utilise d’ailleurs sans cesse un semblable vocabulaire ordurier pour désigner les musulmans. On s’y déclare « résistant » au « fascisme islamique », et comme dans les obsessions de Sollers, on s’y croit à Radio Londres. « Dans la France des années 30 (…) il y avait une hystérie antisémite, comme aujourd’hui il y a une hystérie antiraciste »  écrit Anne Zelensky, volant au secours de Marine Le Pen. Ainsi le temps des idéologies, des faux-semblants et de la falsification, achève-t-il d’enterrer le vrai, pour entrer dans le temps de l’inversion de la vérité : leur hystérie raciste devient dans leur parole fausse une « hystérie anti-raciste » de la société !

Le voile est une opération terroriste. (…) En France, les lycéennes savent que leur voile est taché de sang. (…) Dans nos écoles, question d’honneur, on n’enseigne pas à des élèves en uniforme. Sauf au temps du nazisme, écrivait André Glucksmann dans L’Express le 17 novembre 1994.

Tout aussi lamentable et dans un autre registre, la fantasmatique de ces messieurs puisant dans l’épouvante et la réaction violente, Jacques Julliard écrivait dans Le Nouvel Observateur du 16 septembre 2003 :  Inversez les deux voyelles, et dans voile, vous trouverez viol. En dissimulant ostensiblement le sexe au regard, fût-ce sous la forme symbolique de la chevelure, vous le désignez à l’attention ; en enfermant le corps féminin, vous le condamnez à subir l’effraction. (…) Toutes les coquettes le savent bien aussi, qui font de la comédie de la dissimulation la forme la plus raffinée de l’exhibitionnisme.

D’autres phobiques du voile islamique ne savent avancer que masqués des pieds à la tête. De même que les caricatures ne sont pas toujours celles qui en ont le plus l’air, ni ne viennent toujours d’où elles ont l’air de venir, ni ne vont où elles prétendent aller, les plus « voilées » ne sont pas les porteuses de foulard ni même de burqa. Les plus « voilées » sont les pensées et les actions phobiques d’hommes et de femmes régis par leurs tripes en déroute. « Philippe Sollers use-t-il de ses réseaux pour manipuler l’opinion ? » se demandait L’Express le 1er octobre 2002. Ce qui est certain c’est que les réseaux constitués par de tels « parrains » ou maîtres de l’édition, des médias et de la politique, finissent par constituer un monde assez petit et total, voire totalitaire, où il n’est pas impossible de s’entendre pour monter des manipulations à grande échelle de l’opinion.

Dans un long texte très documenté, intitulé Vendre « le choc des civilisations » à la gauche, paru sur le site Réseau Voltaire le 30 août 2007, Cédric Housez montre que l’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo et l’association féministe Prochoix, après s’être donné une identité libertaire et avoir trouvé une audience chez les électeurs de gauche, se sont mués en relais des thèses néoconservatrices du « choc des civilisations ». Cette rapide dérive leur a permis de trouver des soutiens institutionnels et médiatiques tout en conservant une partie de leur lectorat. Ils s’emploient désormais à vendre à gauche les politiques de Washington et de Tel Aviv et à casser le mouvement anti-impérialiste.

Cédric Housez raconte notamment qu’en novembre 2003, Philippe Val n’avait pas supporté qu’un sondage commandé par la Commission européenne établisse que 59 % des citoyens de l’Union européenne estimaient qu’Israël était une menace pour la paix dans le monde . Et reprenant un des pires axes de la propagande sioniste, il accuse les critiques de la politique coloniale israélienne de crypto-négationisme : « Nous arrivons au temps absurde où l’émotion suscitée par une attaque – condamnable – de l’armée israélienne dans une zone palestinienne permet d’ignorer la mémoire des victimes des nazis ». Ne s’agit-il pas là, comme dans le cas du prétendu « délire anti-raciste », d’une autre manipulation de la parole et de la pensée, inversant la vérité en faisant de la victime un bourreau, du bourreau une victime ?

En 2006, Charlie Hebdo publie les caricatures du Prophète parues dans un journal danois. Puis, raconte Mona Chollet, continuant d’exploiter le filon providentiel… [il] publie à grand fracas un « Manifeste des Douze » (hou, hou ! morte de rire !) intitulé « Ensemble contre le totalitarisme islamique » (), signé notamment par Philippe Val, Caroline Fourest (), Salman Rushdie, Taslima Nasreen, et Bernard-Henri Lévy. À propos de ces caricatures danoises, elle rappelle les paroles du journaliste Martin Burcharth : « Nous, Danois, sommes devenus de plus en plus xénophobes. La publication des caricatures a peu de relations avec la volonté de voir émerger un débat sur l’autocensure et la liberté d’expression. Elle ne peut être comprise que dans le climat d’hostilité prégnante à tout ce qui est musulman chez nous. » Il précise aussi, ajoute Mona Chollet, que le quotidien conservateur Jyllands-Posten, qui a fait paraître les caricatures de Mahomet, « avait refusé, il y a quelques années, de publier une caricature montrant le Christ, avec les épines de sa couronne transformées en bombes, s’attaquant à des cliniques pratiquant l’interruption volontaire de grossesse ».

Quant à Philippe Val, dit-elle aussi, le site « PLPL nous apprend qu’en août 2005, un hommage lui a été rendu dans un discours par un dirigeant du MNR de Bruno Mégret : « Les musulmans sentent bien la force de leur nombre, ont un sentiment très fort de leur appartenance à une même communauté et entendent nous imposer leurs valeurs. En ce moment, des signes montrent que nous ne sommes pas seuls à prendre conscience de ce problème. (…) J’ai eu la surprise de retrouver cette idée chez un éditorialiste qui est à l’opposé de ce que nous représentons, Philippe Val, de Charlie Hebdo, dans un numéro d’octobre 2004. »

Et pour en revenir à l’origine névrotique de cette phobie de l’invasion, notons aussi ce passage du texte de Mona Chollet : « Déjà, la déclaration de Luz (attribuée par erreur à Philippe Val) selon laquelle la rédaction de Charlie, dans son choix des caricatures qu’elle allait publier, avait « écarté tout ce qui était mou de la bite », avait mis la puce à l’oreille du blogueur Bernard Lallement : « Toute la tragédie est là. Faire, comme du Viagra, de l’islamophobie un remède à son impuissance, expose aux mêmes effets secondaires indésirables : les troubles de la vue ; sauf, bien sûr, pour le tiroir caisse. »

Ailleurs, Mona Chollet raconte qu’en juin 2008, Caroline Fourest est envoyée par Charlie Hebdo aux Pays-Bas, afin de rencontrer un autre martyr de la liberté d’expression, le caricaturiste Gregorius Nekschot… Nekschot est l’auteur de dessins où l’on voyait, par exemple, un Arabe assis sur un pouf, avec cette bulle :

« Le Coran ne dit pas s’il faut faire quelque chose pour avoir trente ans de chômage et d’allocs. » (…) Ou encore un imam habillé en Père Noël et sodomisant une chèvre, avec pour légende : « Il faut savoir partager les traditions. » Ou encore un imam (à moins que ça ne soit le Prophète Mahomet) sodomisant une fillette voilée – désopilant – ou encore – mort de rire ! – imposant une fellation à la petite Anne Frank…

En novembre 2011, Charlie Hebdo renoue avec le filon de la caricature de Mohammed, qui a l’avantage de faire exploser les ventes et donc de rapporter tout à la fois beaucoup d’argent au journal et beaucoup d’audience à son idéologie sournoise. Et 19 septembre 2012 donc, il récidive. Avant d’en venir à ces dernières caricatures, je suis allée consulter à la bibliothèque de mon quartier les quinze précédents numéros du journal qui s’y trouvent.

C’est dans le numéro daté du 22 août que figure cette page de caricatures glaçantes sur les Roms, en plusieurs tableaux effroyables où ils sont présentés comme des animaux souvent immondes, sans que rien n’indique qu’elle n’est pas à lire au premier degré ni ne permette d’en voir un autre. Un peu plus loin dans le journal, « La fatwa de la semaine » de Charb s’intitule Mort aux Roms ! Tout son texte manie une ironie si sordide et triste qu’on a du mal, là aussi, à y voir autre chose que ce qui y est. C’est vrai, le Rom pue, dit-il. Ou bien : Pourquoi ne les tue-t-on pas, les Roms ? Concluant : Les socialistes et l’UMP respectent la tradition coprophage des Roms, les deux partis ont la même éthique. Je crois que vous serez d’accord, il faut faire du caporal Valls notre Guide suprême afin que de son bras puissant il balaie la crasse Rom jusqu’au Danube. Amen. 

Dans le même numéro, Gérard Biard écrit, et là c’est sans ironie : Il devient urgent de nommer les islamistes modérés pour ce qu’ils sont : des obscurantistes sournois.  En double page centrale, un article sur le projet d’une ville réservée aux femmes en Arabie Saoudite. Un zoo féminin, dit Zineb, qui fait aussi cette remarque purement raciste : Depuis l’invention du zéro, dont les Saoudiens se coiffent toujours fièrement, il s’agira sans doute de la contribution la plus importante des Arabes à l’avancement de l’humanité. S’il mentionne que les Chinois ont déjà eu un même projet, ces derniers trouvent davantage grâce à ces yeux car dans leur ville les femmes auront le droit d’accueillir des hommes « pour des besoins de compagnie ».

À la fin du journal, la série de reportages de l’été, « Mes grandes vacances à Kaboul », est cette fois consacrée à la burqa. L’obsession de l’islam et des Arabes, doublée d’une insistance sur Marine Le Pen, court dans tous ces numéros de l’été. La tonalité « de gauche » du journal est marquée par des articles à caractère social ou écologique, un petit encadré est même réservé chaque semaine à l’association Réfugiés Sans Frontières, qui présente « l’expulsé du mois ». Mais la cause palestinienne, un classique de la gauche, n’est jamais évoquée.

Dans le numéro daté du 14 août, un article sur le porno donne ce titre de film, inventé : Beurettes de ma cité (vas-y, sors ta teub). Dans une BD, on voit deux collègues à attaché-case au café, il fait chaud. Le Blanc commande un demi, l’Arabe ne commande rien car le serveur est arabe aussi et c’est ramadan. Le Blanc insiste, bois quelque chose, mais son collègue arabe transpire de peur devant son coreligionnaire, qui dit : « Nous les muslims faut faire ramadan, c’est comme ça Monsieur. » On se croirait dans Tintin au Congo. La double page centrale s’intitule In bed with Mahomet. Il s’agit d’un reportage, textes et dessins, dans cinq mosquées de Paris pendant le Ramadan. Ramadan n’est pas qu’un mois de soif et de mauvaise haleine, est-il écrit, avant une description ironique des prosternations nocturnes devant Allah.  Page suivante, un reportage de Wolinski à Tunis : Devant la cathédrale, nous sommes soudain entourés par de jeunes femmes voilées brandissant des banderoles et hurlant des slogans à la gloire du ramadan. Des barbus les surveillent. Ma parole, décidément on dirait qu’ils ont tous plus peur des femmes voilées que des barbus !

Dans le numéro du 8 août, Wolinski, déjà à Tunis, raconte : c’est Dieu qui achète cette piété obscurantiste. Puis : Quant au travail on ne s’en soucie pas, l’important c’est de gagner de l’argent sans rien foutre. Dans la série des vacances à Kaboul, le témoignage d’une prostituée locale : Il y a quelques jours un client a voulu me sodomiser, j’ai dit non, il était rouge de rage. J’ai fini par comprendre qu’il ne savait pas que j’avais un autre trou, alors qu’il était marié depuis deux ans. Tandis que chez nous, sans doute, les clients des prostituées sont tous des types parfaitement bien dans leur peau.

Le 18 juillet, la chronique de Cavanna commence ainsi (inutile de vous pincer, je vous garantis que c’est vrai) : Il y a, dans la vie, des choses agaçantes. Par exemple, la disparition des chrétiens. Démonstration faite, il aboutit à : Résultat : il n’y a presque plus de curés en France. Ça ne peut pas durer. Il faut faire quelque chose. Des immigrés ? Les Arabes ne demandent pas mieux, avec quelques petits changements dans les détails… C’est à mettre à l’étude. Il faudra, bien sûr, faire quelques concessions, genre envoyer nos sœurs et nos épouses jouer au foot avec un voile là où ça se met [Toi aussi, Cavanna, le voile ! le ça ! le mettre !] Il y a du symbolique, là-dessous. [le là-dessous !] Mais les Arabes sont-ils beaux joueurs dans la discussion ? [Ne l’ont-ils pas plus grosse que nous ?] Ils vous clouent le bec d’un « Dieu est grand » sans réplique. Ils ne s’emmerdent pas avec des histoires de grand horloger, pas plus que d’œuf et de poule. [Ben voyons, ils sont si bêtes]. Expliquant ensuite que l’athée n’existe que par opposition aux croyants, il conclut : Il nous faut [non, pas des musulmans mais] des curés si nous voulons sauver l’athéisme.

Ah, c’est donc ça, la tactique ? C’est là que j’ai envie de faire une petite pause dans la lecture de tous ces Charlie pour aller nous rafraîchir avec la vraie parole d’Armand Robin, qui dans un livre intitulé La fausse parole, inspiré par les propagandes soviétiques et autres qu’il captait à la radio, écrivait sur ces hommes lamentables qu’on appelle puissants :

Ils n’ont jamais songé à s’emparer du non-pouvoir. Plus ils tombent, plus, comme pour aider absurdement à leur chute, ils s’alourdissent de leur “ eux-mêmes ”; à force de vouloir l’emporter dans les batailles du relatif, ils s’ajoutent l’un à l’autre l’épuisement que représente chaque succès remporté dans l’ordre des apparences. Quand ils perçoivent que de la haine rôde, ils ne conçoivent pas de la détourner sur eux afin de la retirer de la circulation et d’avoir ainsi l’occasion de rompre un enchaînement d’actes mauvais; au contraire, ils se hâtent d’apporter leur mal au mal général. Ils ont oublié que la parole sert à dire le vrai, sont fiers de répondre par des mensonges à d’autres mensonges, créent ainsi partout au-dessus de la planète des univers fantomatiques où même l’authentique, lorsque d’aventure il s’y égare, perd sa qualité; ils sont “ stratégiques ” et “ tactiques ”, expliquent-ils dans leur jargon, ce qui signifie qu’ils ne parlent que par antiparoles; derrière chacun de leurs mots on sent la présence de leurs intérêts de caractère matérialiste, c’est-à-dire la présence du néant. Devant cette sottise, on reste là, comme ça : même les poètes ne happent plus que des souffles accourcis en râles. 

Reprenons. Ce 18 juillet, au-dessous de la susdite chronique de Cavanna, se trouve un article intitulé Ramadan, la fête rasoir des barbus, racontant avec consternation qu’au Maghreb, tout cela n’arrange évidemment pas la saison touristique [tout cela ne nous arrange pas, nous autres Européens, et n’arrange pas non plus nos vacances].

Le 25 juillet – je vous les livre dans l’ordre où ils me sont tombés sous la main – la Une annonce : Non au port du voile aux J.O. Une obsession maladive, je vous dis. Et maladivement raciste. Le dessin représente deux athlètes féminines en train de courir, au stade. L’une est sombre, voilée façon Batman, l’autre blonde. La blonde prévient la voilée : Farida, on voit tes couilles. En effet, elles dépassent de son short. En dernière page, trois autres dessins associent J.O. et islam, comme si c’était le problème de ces Jeux, et le seul. Il est traité aussi en double page centrale, avec l’interview d’Anne Sugier – tiens, une contributrice du site ultra-raciste Riposte Laïque. Le petit monde est petit. En deuxième page, un article ironique appelant à se débarrasser des filles fatigantes en les jetant par la fenêtre (c’est pour moi ?) ; il s’intitule Le nouvel Abraham (en guise de fils, il sacrifie sa fille). Également au sommaire un article intitulé Le retour du grand Turc, ainsi présenté : Entre « printemps arabes » et déchéance européenne. Une association anxieuse entre monde arabe et Europe qui rappelle celle que faisait Oriana Fallaci.

Le 27 juin, en Une : Égypte. Enfin une femme de président qui ne tweete pas. Le dessin la représente en ménagère voilée, en train de faire la vaisselle. En deuxième page la chronique de Bernard Maris : Tout ça pour ça… Tout ça pour voir des barbus arriver en Égypte avec leurs poils sortant du nez, des yeux et des oreilles. Laissez-vous pousser les poils, les hommes, au cas où l’on vous confondrait avec des femmes ! Et cachez bien ceux de vos femelles ! Registre animal, un classique du racisme. Et cette obsession sexuelle, cette hantise de la confusion des sexes. On aurait presque pitié d’eux.

Toujours dans le même numéro, un article ambigu de Paul Klein, citant longuement des portraits très flatteurs de Marine Le Pen parus dans certains journaux américains. Pour conclure, sans démonstration, qu’en fait, contrairement à tout ce qui vient de nous être dit, son parti est « un mouvement fasciste ». Est-ce assez pour contrer cette longue image qui vient de nous être donnée d’une femme de gauche, qui veut seulement défendre ses concitoyens contre la mondialisation ?

Dans le numéro du 4 juillet, le même auteur poursuit sa réflexion. Qu’est-ce que le fascisme ? demande-t-il. Son développement se conclut ainsi : C’est pourquoi les discours « sociaux » de Mme Le Pen n’ont rien d’étonnant : ils ne signifient pas qu’elle est « de gauche », mais que, comme tout dirigeant fasciste digne de ce nom, elle mêle le  mensonge nationaliste à un socialisme frelaté. Et le discours de Charlie Hebdo, ne mêle-t-il pas le mensonge et le frelaté ?

Le 30 mai, en Une, Une taupe au Vatican. C’est le moment des fuites de documents, le pape est représenté avec une taupe qui sort de son habit au niveau de son estomac [mangez, ceci est mon corps ?], voire de son cœur [ceci est mon sang], disant « ça me change des enfants de chœur ». L’irrévérence est prudente et mesurée. Et Charb menteur, qui prétendait l’autre jour que lorsqu’ils avaient représenté le pape enculant une taupe, les chrétiens n’avaient rien dit, eux.  Non ce n’est pas ce qui est représenté, et le dessin n’a aucune commune mesure avec les dessins orduriers réservés à l’islam quelques semaines plus tard.

Le 6 juin en Une un dessin de Cabu : Madonna défie Marine Le Pen. À l’intérieur du journal deux autres dessins de Madonna vs MLP, dont l’un avec Madonna en Jeanne d’Arc. Et un article sur le financement par le roi du Maroc d’une nouvelle mosquée à Blois : Rien n’est trop beau pour la gloire d’Allah, surtout en terre laïque. Le 13 juin en Une revoilà le Front National, avec ce titre : Assemblée. Le FN espère trois sièges. Tiens je n’ai pas fait exprès mais c’est le dernier numéro que j’ai feuilleté (à la fin, j’en avais plus qu’assez, je suis passée vite) et nous voilà justement revenus d’où nous étions partis au début de ce texte : à l’Assemblée. Si j’ai bien compris donc, on préfère y voir des blondes martiales plutôt que des belles voilées. Paul Klein est assez culotté ma foi de dénoncer dans le même numéro « la collusion objective des médias » avec Marine Le Pen.

Et maintenant, comment ne pas admettre que ces « caricatures de Mahomet » parues la semaine dernière sont en fait des insultes politiques adressées aux musulmans, représentés en état d’invalidité puis de soumission. Représentés comme ces messieurs aimeraient qu’ils soient. Et comme ils ne sont pas.

*

Pour aller plus loin : La grande illusion, Figures de la fascisation en cours