Écrire-sculpter

 

Rêvé cette nuit que debout, nue, parmi des gens habillés, je me sentais solide, sereine et lumineuse comme une statue, vivante de tout mon corps discrètement sculpté, de toutes mes articulations et de tous mes muscles assouplis et renforcés.

Menuhin en torsion, sous la conduite d'Iyengar

Menuhin en torsion, sous la conduite d’Iyengar

Cela après que j’ai lu hier que B.K.S. Iyengar, dont j’ai donné un texte sur la vérité dans la note précédente, avait été surnommé le Michel-Ange du yoga, parce qu’il faisait de chaque asana, chaque posture, une œuvre d’art, ciselée avec précision. Pas étonnant qu’il ait été l’ami de Yehudi Menuhin, son plus fameux disciple.

Je pratique le yoga tous les jours chez moi depuis l’été dernier, c’est une école de la joie et de la patience. Peu à peu des postures qui paraissaient impossibles deviennent possibles, et la joie et la patience de l’entraînement du corps et de la respiration se développent et s’installent dans l’esprit. Et bien sûr c’est surtout de mon esprit que mon rêve parlait, à travers mon corps nu et debout, paisiblement, parmi les humains. Comme Iyengar était le Michel-Ange du yoga, j’essaie d’être une Iyengar de l’écriture.

Iyengar est né difforme, avec une trop grosse tête, puis il a contracté dans son enfance la tuberculose et la malaria. Il s’est guéri de ses infirmités en pratiquant le yoga dix heures par jour, et il a porté sa discipline à de nouveaux sommets, tout en travaillant à la rendre accessible à tous. Il a subi le racisme et la discrimination en Angleterre et aux États-Unis. Il a ouvert des écoles de yoga Iyengar dans le monde entier. Il a vécu et travaillé son art jusqu’à l’âge de 95 ans. Précision, rigueur, alignement, caractérisent le yoga d’Iyengar. Excellent programme pour cette autre discipline, l’écriture, qui travaille avec les articulations et la vitalité de la langue.

 

Iyengar en sirsasana en 1998. Jusqu'à un âge très avancé, il tenait cette posture pendant une demi-heure.

Iyengar en sirsasana en 1998 (à 80 ans). Jusqu’à un âge très avancé, il tenait cette posture pendant une demi-heure.

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Écrire dans la splendeur

bibliotheque museum-min*

Jamais je n’ai écrit aussi lentement. Ni aussi splendidement, il me semble. La lenteur vient sûrement au moins en partie de la fatigue due à des années de travail et de bataille intenses, aux problèmes de santé qui ont suivi et au traitement que je dois prendre maintenant ; due peut-être aussi un peu à l’exercice physique, mon heure de yoga et mon heure de marche quotidiennes, par ailleurs précieuses et indispensables. Mais il est possible de tirer parti d’à peu près tout. La lenteur devient profonde en partie grâce au yoga, patiente grâce à la marche, sage grâce à la fatigue. Et grâce à la lenteur ma poésie augmente, augmente en simplicité, en beauté, en signification. Je passe des jours sans écrire, loin du laborieux nulla dies sine linea (une injonction de fonctionnaire à laquelle je ne me suis jamais pliée), et c’est la vie même qui fermente en moi, vigne livrant son jus quand j’y retourne.

 

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Ce soir à la bibliothèque de recherche du Muséum et hier rue Mouffetard, photos Alina Reyes

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Rentrée de la classe. Aux élèves

Cet après-midi à la bibliothèque des chercheurs du Muséum d'Histoire Naturelle, de ma table

Cet après-midi à la bibliothèque des chercheurs du Muséum d’Histoire Naturelle, de ma table

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Depuis que tous mes enfants sont devenus adultes, à chaque rentrée des classes j’ai un moment de nostalgie en me rappelant les temps où je les accompagnais à l’école, les aînés puis vingt ans après les cadets, main dans la main. Depuis deux ans, s’y ajoute la pensée de mes élèves. Je ne risquerai plus ma santé en retournant enseigner aussi loin de chez moi mais je garde dans mon cœur un souvenir aimant, émerveillé, du temps que j’ai pu passer avec eux. Alors aujourd’hui, pour rendre hommage à tous ces enfants, à tous les enfants, j’ai décidé de faire ma rentrée des classes, moi aussi. J’ai mis mon ordinateur et mon grand cahier dans mon cartable et je suis allée travailler à la bibliothèque. Fini, les vacances. Le temps des vacances est bon et le temps de la rentrée est bon. Heureuse de retrouver mon roman, après l’avoir laissé reposer tout l’été. Heureuse, en le relisant, de voir que le travail accompli jusqu’ici m’apparaît maintenant porteur de possibilités que je n’y avais pas encore vues (j’ai bien fait de le laisser reposer : il a travaillé pendant ce temps comme l’esprit travaille pendant le sommeil). Heureuse d’avoir encore à travailler pour le terminer. Je suis encore fatiguée intellectuellement, j’ai traversé beaucoup d’épreuves fatigantes et malgré cela (et non grâce à cela) j’ai continué à avancer dans la recherche et la connaissance spirituelles et c’est ainsi que le travail que je fais malgré la fatigue va vers une dimension nouvelle de l’être, jusqu’à présent inconnue ou inexplorée.

Le repos c’est doux, mais le travail, c’est classe. C’est par le travail qu’on se surpasse. Si on y met son cœur. Si on ne triche pas. Je ne triche pas, parce que je n’ai aucune intention de gagner, ni de perdre. Ni de paraître, ni de disparaître. Je n’ai pas d’intention. Je suis à ce que je fais : dans tout travail, c’est ce qu’on peut faire de meilleur. Être à ce qu’on fait. Se donner. Sans autre but que d’accomplir de son mieux ce qu’on a à accomplir. Ce sont les humains qui vivent ainsi qui sauvent le monde, à chaque instant et siècle après siècle. Leur existence pacifique, combat de chaque instant, victoire de la présence à chaque instant, est la meilleure guerre contre le mal, le mensonge, la zizanie, la mort que sèment les insensés qui perdent leur vie en voulant la gagner, les avides, les vampires qui ont si peu de vie qu’il leur faut la prendre chez ceux qui vivent.

Quelle belle lumière il y avait dans les faîtes des arbres, derrière les baies vitrées ouvertes de la bibliothèque. Je suis dans l’Esprit et l’Esprit est en moi, qui ne suis rien d’autre. Livrée à ses transformations, transformante. Élèves, par la recherche et le savoir, transpassons-nous, transformons-nous, soyons, humbles et patients, dans la puissance réelle.

 

Le Yoga, musique et écriture du corps. Avec la Bhagavad-Gita, Marilyn Monroe et Yehudi Menuhin

marilyn-monroe-yoga-1948Photos de Marilyn Monroe yogini, prenant des cours de Yoga avec Indra Devi, en 1948

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Terminons notre lecture de la Bhagavad Gita avec ce passage du Chant XV, « L’Être ultime » :

« Il est en ce lieu où l’on entre
Mais d’où jamais l’on ne revient.
Sans illusion ni arrogance,
L’esprit concentré sur le Soi,

Serein, sans désir désormais,
Affranchi des joies et des peines,
Du plaisir et de la douleur,
Le sage atteint l’éternité. »

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Yehudi Menuhin, fantastique violoniste, était aussi un yogi. Il disait :

« La pratique du yoga développe un sens fondamental de la mesure et des proportions. Elle nous ramène à notre propre corps, notre premier instrument, et nous apprenons à en jouer, à en tirer le maximum de résonance et d’harmonie. »

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Pour moi, le Yoga est aussi une écriture du corps, chaque posture étant une lettre que le corps trace et l’enchaînement des postures, modulable à l’infini, des phrases que le corps écrit.

tableau-des-postures-de-yoga

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Les tout derniers mots de la Bhagavad-Gita sont dits par le témoin de ce splendide dialogue entre Krishna et Arjuna :

« Où Krishna, Seigneur du Yoga,
Et Arjuna, l’archer, se tiennent,
Se tiennent splendeur, abondance,
Gloire et vertu spirituelle.
« 

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La posture de l’Arc est l’une de celles que je préfère faire :

arc

ainsi que celle du Danseur :

?????????… et d’autres, et toutes !

J’écris.

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De manuscrit en manuscrit

Toujours, comme hier, en rapport avec mon manuscrit en cours, et après avoir fait mon quasi devoir conjugal avec mon journal intime, j’ai fait ce dessin cette nuit à main levée, en me regardant de temps en temps dans un tout petit miroir, pour étudier un peu les proportions. Puis j’ai ajouté cette citation du merveilleux Manuscrit trouvé à Saragosse, de Jean Potocki, que je suis en train de relire dans une version plus complète que celle que j’avais lue il y a longtemps – l’édition nouvelle établie par René Radrizzani, qu’on trouve au Livre de Poche, un bonheur.

 

image Alina Reyes

image Alina Reyes

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Cane, canetons, canards, etc.

Avant d’aller travailler à la bibliothèque de recherche du Muséum, je suis allée passer un bon moment dans le jardin. Pour commencer, j’ai rencontré mes amis le couple de canards, que je vais voir très souvent, et j’ai eu le bonheur de découvrir leurs sept adorables nouveau-nés.

 

canards etc. 1-minD’habitude, quand elle est avec son compagnon, c’est lui qui m’écoute, tandis qu’elle me snobe un peu. Mais là, quand j’arrive, elle conduit tous ses canetons dans l’herbe, comme pour me les présenter, puis elle m’écoute, toute heureuse et fière, la féliciter.

canards etc. 2-min

canards etc. 3-min

Lui est là et les suit de bassin en bassin, mais toujours à distance, sans doute aussi pour surveiller : les corneilles et autres dangers menacent les petits. D’autres années, j’ai vu ainsi de jour en jour diminuer leur nombre auprès de leurs parents.

canards etc. 6-min

canards etc. 5-min

Allez les enfants, on retourne à l’eau !

canards etc. 7-min

Et on change de bassin. Ah mais il faut sauter du bord. Un ou deux sont intrépides et y vont direct, pour les autres c’est plus compliqué

canards etc. 8-min

canards etc. 9-minBravo bébé tu l’as fait

canards etc. 10-minCeux-là tremblotent et tergiversent

canards etc. 11-minSans parler de ceux qui sont encore de l’autre côté, ayant du mal à grimper sur le bord. Il faut aller les encourager

canards etc. 12-minCelui-ci est malin, il a repéré l’endroit où il peut contourner la difficulté en descendant par paliers. Les derniers le suivent par le même chemin.

Je reprends ma promenade et m’arrête plus loin, où se trouve un autre couple de canards, plus jeunes et au plumage splendide.

canards etc. 13-minLui

canards etc. 14-minElle

canards etc. 15-minOui, tu es très belle, pleine de grâce.

Quand je retourne voir la petite famille, elle a encore changé de bassin. Il y a des gens autour, je ne m’attarde pas. Mais je me rends compte ce matin en regardant mes photos qu’il n’y figure plus que six canetons. Le septième est-il simplement hors cadre, ou… ? Je repasserai sans doute aujourd’hui, voir ce qu’il en est.

canards etc. 16-min

Après avoir passé un délicieux moment assise sur ma pierre, sous mon pin, au jardin alpin, à écrire dans mon journal intime, je me dirige vers la bibliothèque : il est temps de se mettre au travail. Entre la serre et la bibliothèque, des femmes prennent un cours de danse lente.

Je fais une image et j’y vais, écrire comme une reine.

canards etc. 17-minCe lundi au jardin des Plantes, photos Alina Reyes

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Coquille en coupe : qu’est-ce qu’écrire ?

dessin de ces jours-ci dans mon carnet de notes

dessin de ces jours-ci dans mon carnet de notes

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Poétique du trait. Que font les enfants dans les communautés où ils ne disposent ni de crayons ni de papier, ni de jouets industriels ni de jeux vidéos ? Avec un bâton ou bien au doigt, ils tracent des traits par terre. Pourquoi ? L’humain se projette. Quelque chose d’enfoui dans la matière humaine doit se projeter en géométrie (en « mesure de la terre », mesure en laquelle l’homme prend sa propre mesure, tel l’arpenteur du Château de Kafka ; selon la tradition, Platon affichait au fronton de son Académie : « nul n’entre ici s’il n’est géomètre » – le fait est en tout cas qu’il prône au chapitre VII de la République la nécessité pour le philosophe d’étudier la géométrie, l’astronomie et l’harmonie). L’homme se projette en géométrie et en images. Aussi sûrement que l’abeille doit construire sa ruche, l’araignée sa toile, l’oiseau son nid, le lièvre son gîte, le fauve son repaire, l’humain doit élaborer autour de lui une forme où sa pensée puisse habiter, évoluer, prospérer.

Je tourne et retourne autour de mon sujet, je veux le faire partir du centre, et de là, se dérouler. Je pourrai alors dire : tu es coquille et je veux te bâtir en t’émanant de moi, spiralante structure. Une thèse c’est, étymologiquement, une position. Argumentée. Si je veux développer une pensée de la poétique, de la poétique de la poésie à partir de la poétique du trait inaugural, une pensée de la langue profonde, il me faut partir moi-même d’une position profonde. Mon explication, autrement dit mon dépliement, doit venir de mon implication, de mon pliement dans le sujet. Que je sois le sujet, que le sujet m’enfante, et que j’enfante, que je mette au monde le sujet. (« Se replier sur soi-même, dit Husserl, et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire »)1.

Je n’ai pas l’intention d’élaborer un poème à thèse, mais peut-être, habitant en poète, construirai-je une thèse habitée, habitable. Une thèse à fonction poétique, laquelle selon Roman Jakobson « projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison »2 – c’est-à-dire une fonction dans laquelle la forme physique du texte a autant de valeur que les articulations de sa seule fonction sémantique. Ceci, pour mon travail, à un niveau essentiellement macrostructural : où Jakobson se penche sur la poésie au niveau microstructural en évoquant les séquences syllabiques et rythmiques, le vers, ses rejets, ses enjambements etc., j’indiquerai que la fonction poétique est sans doute à l’œuvre dans mon écriture même (Mallarmé ne disait-il pas que « toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification » ?3), mais aussi et surtout dans la composition de mon livre, dans le tissage entre données du réel (dans les champs de l’intime comme dans ceux de l’Histoire) et données de l’art et de la littérature, dans l’agencement de ses blocs de textes, de ses registres, de ses thèmes, de ses citations, de ses références, de leurs correspondances physiques, dans leurs reprises au rôle semblable à celui des rimes, des sonorités et des tempi de la versification, dans sa polyphonie kaléidoscopique et son ensemble symphonique.

1 Edmund HUSSERL, Méditations cartésiennes, cité par Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 133
2 Roman JAKOBSON, Closing Statement : Linguistics and Poetics, Massachusetts Institute of Technology, 1960. Essais de linguistique générale, trad. de l’anglais et préfacé par Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, coll. Arguments, 1963, p. 220
3 Stéphane MALLARMÉ, in Jules HURET, Enquête sur l’évolution littéraire, Bibliothèque Charpentier, Paris, 1891, p. 57 ; wikisource.org

Extrait du Prélude de ma thèse, valable pour toute écriture selon mon sens et pour mon nouveau travail en cours

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