Là-haut nous pouvons

Dans la montagne, à Troumouse. Photo Alina Reyes

 

Là-haut dans notre montagne nous pouvons

mettre la main dans son côté, et croire en sentant que nous sommes.

Mais aussi nous pouvons,

après avoir marché depuis le tout début du jour,

faire halte, contempler, et croire ce qui est.

Le coeur transporté, le coeur travaillé par le ciel.

Nous pouvons nous asseoir au bord du lac,

partager l’eau et le pain de nos sacs à dos,

lourds mais rendus par notre joie légers.

Nous pouvons écouter la transparence nous transpercer de pur amour.

Nous pouvons sans rien dire connaître notre union.

Là-haut nous pouvons connaître ce que veut dire croire,

et nous y répondons, et nous nous relevons,

nous repartons.

Là-haut nos pieds sont plus au ciel que notre tête en plaine,

et le ciel est plus solide, plus touchable encore que la roche.

Montons là-haut où nous pouvons,

dépouillés dans le dépouillement, l’âme à nu, le sang vivant,

tout ce que nous ne savions pas que nous pouvons.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 3) Régénérer

Yevgenia Kokoreva

 

Sept jours pour créer l’homme. En partant du fond du temps, en le déployant dans l’immense qui est aussi le très petit : l’homme. La Genèse est une phylogenèse. Et la Semaine Sainte, une nouvelle Genèse.
Dans la Genèse, Dieu a frayé une voie à l’homme. Dans la Pâque du Christ, le Fils de l’homme fraie une voie à Dieu parmi les hommes.

Mais poursuivons notre chemin avec Joachim de Flore et Henri de Lubac. Dans le deuxième chapitre, consacré au joachimisme médiéval, allié aux ordres mendiants, parmi les nombreuses figures et ramifications aux histoires tourmentées voire marquées de violence, voici Olivi. Pour qui François d’Assise, « ce type de saint si nouveau, et si différent du modèle imaginé par Joachim », est « un autre Christ », « une sorte de réapparition du Christ sur terre ». (p.94)

« L’ange qui vole au milieu du ciel, porteur de l’Évangile éternel, n’est pas pour Olivi l’annonce d’un temps de contemplation sans combat : il symbolise la plénitude de la vérité du Christ, dans ses profondeurs incompréhensibles, telles que les a contemplées le regard d’aigle de Jean l’évangéliste. Lui-même se réfugie, autant qu’il peut, dans ces hautes régions, et c’est pour y contempler, lui aussi, « Jésus, le Fils unique, lumière solaire et vérité béatifiante de nos âmes ». Dans le siècle nouveau qu’annoncèrent les stigmates de François, il espère que « renovabitur Christi lex et vita et crux ». » (p.102)

« L’avènement attendu de l’Esprit suscite encore à chaque génération toutes sortes de désirs, imaginations, prophéties, pamphlets, mouvements populaires, qui s’accentueront au cours des quatorzième et quinzième siècles, en réaction contre une société chrétienne de plus en plus à la fois disloquée et sclérosée… « Le quatorzième siècle, a-t-on dit, apparaît comme l’aire par excellence des révolutions populaires ». À plusieurs de ces révolutions, le Saint-Esprit se trouvera mêlé. »

« Le joachimisme les consolait, les réconfortait et les exaltait en leur donnant la conviction qu’ils étaient le peuple élu pour régénérer l’Église charnelle » [par opposition à l’Église spirituelle, invisible], écrit, à propos des cercles joachimites du XIIIème au XVème siècle, Gratien, cité par Lubac.

La correspondance avec notre temps est claire. L’Esprit oeuvre à la vitesse de la lumière, mais son oeuvre et sa vitesse se fractalisent dans le temps des hommes pour pouvoir les transformer depuis la racine. En continuant à survoler la postérité de Joachim pour ouvrir à la contemplation, nous verrons mieux le chemin sur lequel va, dans la plus grande espérance et le plus grand danger, le monde d’aujourd’hui, travaillé par des révolutions populaires marquées de grands combats spirituels.

 

Séquestrée ?

Mont Saint-Michel. Photo Alina Reyes

 

Avant de monter, j’avais vu une bouteille de vin entamée sur la table. Je me suis demandé s’il ne buvait pas un peu tout seul le soir. Je me souviens de l’odeur de la vie triste, dans cette maison. C’était si gênant. J’avais pitié de lui. Je ne le connaissais pas. Je dormais chez lui, j’étais prisonnière chez lui.

J’ai monté l’escalier, fermé la porte à clé derrière moi, en espérant qu’il entendait la clé tourner dans la serrure. Qu’il comprenait.

J’espérais qu’il entendait, j’espérais aussi qu’il n’entendait pas. C’était si humiliant, pour lui encore plus que pour moi. Pour les voisins, pour les paroissiens, pour toute la ville. Le presbytère était en fait une maison comme les autres, au milieu d’un quartier résidentiel. Je n’étais jamais venue ici.

Il me semblait entendre la mer. La nuit. Sûrement, elle n’était pas loin. Si j’ouvrais la fenêtre, je ne voyais que des maisons toutes plus ou moins pareilles, des maisons vieilles de quelques décennies à peine, des maisons à un étage, étroites pour occuper le moins de terrain possible. Comme les gens qui y vivaient.

Peut-être était-elle au bout de la rue, la mer ? Ou bien, en admettant que j’arrive à quitter la maison sans qu’il s’en aperçoive, aurais-je dû marcher sans fin dans le labyrinthe du quartier résidentiel, avant de ne jamais la trouver.

Je dormais dans son lit, à côté de la télé à très grand écran. Un grand lit confortable, avec des coussins et une couette épaisse. On n’aurait pas dit le lit d’un curé. Du moins ce n’était pas ainsi que je l’aurais imaginé. Est-ce que ça lui plaisait de me faire dormir dans son lit ? En tout cas je dois dire tout de suite qu’il n’est pas monté.

Je l’avais rencontré six mois plus tôt, à Paris. Il était venu m’interviewer pour une radio chrétienne. Oui, il y a des curés qui font du journalisme, aussi. Il aimait ça, dire qu’il était journaliste et curé. Pas seulement curé, donc. Comme si c’était mieux, d’être journaliste. Moi il me semblait qu’il n’y avait rien de plus beau au monde que d’être prêtre.

Ça me rappelait le premier curé que j’avais rencontré. J’étais en train de me convertir, donc malgré toute ma méfiance à l’égard de l’Église, au bout d’un moment j’étais allée voir le curé de ma paroisse. Enfin, je devrais dire : j’avais demandé à le voir.

J’étais allée à l’église, tout enthousiaste de mon audace. Il n’y avait personne. Sauf, à l’accueil, une dame. Elle m’avait fait écrire mon nom et mes coordonnées sur un papier, et elle avait dit qu’elle transmettrait ma demande.

La semaine suivante, comme j’étais sans nouvelles, j’avais cherché le site de la paroisse sur Internet et j’avais envoyé un mail. Puis, quelques jours après, j’étais repassée à l’église. Bref, plusieurs semaines s’étaient écoulées avant que je n’obtienne un rendez-vous. J’avais contourné l’église, trouvé l’entrée discrète de son bureau, dans une petite rue adjacente. C’était un gros homme à la voix douce et au regard un peu fuyant. S j’avais dû attendre tout ce temps avant de pouvoir le rencontrer, m’avait-il dit, c’était parce qu’il y avait eu la période des examens. Il me déclara fièrement qu’il était professeur dans je ne sais plus quelle institution catholique d’études supérieures. Ses cours, ses étudiants lui prenaient beaucoup de temps.

Le curé dans le lit duquel je dormais maintenant n’était pas du même genre. Je veux dire : lui n’était pas un intellectuel des beaux quartiers de Paris. Juste un pauvre gars qui, dans le salon de son si ordinaire presbytère, cultivait ses bonsaïs. Il me les avait montrés avec beaucoup de passion, ces petits arbustes horriblement torturés. Je n’avais rien dit, mais je n’avais pu m’empêcher de penser qu’ils étaient comme une image de la castration qu’il s’était imposée.

Aussi, n’était-ce pas de sa faute, si j’avais de telles pensées ? Lors de notre première rencontre, à Paris, il avait une allure extrêmement sobre, tout de noir vêtu et sérieux comme un pape. Il m’avait demandé de venir témoigner de ma conversion auprès de ses paroissiens, voilà pourquoi je me retrouvais là maintenant. Mais pourquoi était-il venu me chercher à la gare dans une décapotable qu’il avait empruntée, et avec une allure de play-boy, chemise à rayures bleues entrouverte et lunettes de soleil ? Pourquoi, alors que nous roulions sur une route déserte, m’avait-il précisé d’un drôle d’air qu’il n’allait pas me faire le coup de la panne ? Et surtout, pourquoi ne m’avait-il pas prévenue que c’était chez lui que je dormirais ? Certes j’étais une femme libre, mais justement, cette situation ne me semblait pas convenable.

Le lendemain matin, quand je suis descendue, il était déjà parti. Un peu après, une dame a sonné à sa porte. Il l’avait fermée à clé, j’ai eu du mal à l’ouvrir. « Vous étiez séquestrée ? » a-t-elle dit en souriant, quand j’ai enfin pu respirer l’air du dehors. C’était une grand-mère très gentille, elle m’a emmenée en voiture. Nous avons rejoint le groupe des paroissiens, nous sommes partis pour le petit pèlerinage prévu. Puis le curé m’a accompagnée dans l’église où je devais parler. Il était redevenu tout à fait normal et sympathique, et j’ai eu l’impression qu’il était comme un petit frère que je ferais bien de protéger.

*

Cette nouvelle est traduite en anglais par Élise de Warren ici.

 

L’être, c’est d’aimer

la chapelle Solférino, à Luz-Saint-Sauveur. Photo Alina Reyes

 

Où est l’être ?

En avant.

Où est « mon » être, notre être ?

Où il est, est ce qu’il est.

Notre être est en avant de nous.

Notre être nous fait signe et nous attend en avant de nous. Notre être est notre Dieu humblement et splendidement caché et révélé au coeur du monde.

Quand notre être au coeur de notre coeur se projette au coeur du monde, là est notre être. Dans cette projection qui est à la fois mouvement, sortie de soi, marche mise en route et à venir, vision, promesse. Là, dans ce désir de rejoindre notre être, celui qui non seulement découvre « mon » être mais aussi accueille en son sein l’être de l’autre, et se reçoit dans la lumière, là est l’accomplissement de l’amour.

 

« Au cours d’une vision reçue du Seigneur, l’homme qui me guidait me fit revenir à l’entrée du Temple, et voici : sous le seuil du Temple, de l’eau jaillissait en direction de l’orient, puisque la façade du Temple était du côté de l’orient. L’eau descendait du côté droit de la façade du Temple, et passait au sud de l’autel.
L’homme me fit sortir par la porte du nord et me fit faire le tour par l’extérieur, jusqu’à la porte qui regarde vers l’orient, et là encore l’eau coulait du côté droit.
L’homme s’éloigna vers l’orient, un cordeau à la main, et il mesura une distance de mille coudées ; alors il me fit traverser l’eau : j’en avais jusqu’aux chevilles.
Il mesura encore mille coudées et me fit traverser l’eau : j’en avais jusqu’aux genoux. Il mesura encore mille coudées et me fit traverser : j’en avais jusqu’aux reins.
Il en mesura encore mille : c’était un torrent que je ne pouvais traverser, car l’eau avait grossi, il aurait fallu nager : c’était un fleuve infranchissable.
Alors il me dit : « As-tu vu, fils d’homme ? » Il m’emmena, puis il me ramena au bord du torrent.
Et, au retour, voici qu’il y avait au bord du torrent, de chaque côté, des arbres en grand nombre.
Il me dit : « Cette eau coule vers la région de l’orient, elle descend dans la vallée du Jourdain, et se déverse dans la mer Morte, dont elle assainit les eaux.
En tout lieu où parviendra le torrent, tous les animaux pourront vivre et foisonner. Le poisson sera très abondant, car cette eau assainit tout ce qu’elle pénètre, et la vie apparaît en tout lieu où arrive le torrent.
Au bord du torrent, sur les deux rives, toutes sortes d’arbres fruitiers pousseront ; leur feuillage ne se flétrira pas et leurs fruits ne manqueront pas. Chaque mois ils porteront des fruits nouveaux, car cette eau vient du sanctuaire. Les fruits seront une nourriture, et les feuilles un remède. »

Livre d’Ézéchiel, chapitre 47, versets 1 à 9, et 12.

 

En hébreu, à l’orient se dit en avant, à l’avant. La prière est le mouvement qui monte vers l’avant, l’orient, d’où monte la lumière. Et l’eau c’est la langue, la langue de la vie, la vie de la langue, la Vie qui va.

 

venez à la lumière

photo Alina Reyesphoto Alina Reyes

 

Cela se pratique-t-il encore, l’achat des indulgences ? Je veux dire, officiellement ?

J’en ai déjà parlé avec un avocat spécialisé, il comprenait parfaitement ce qui se passait, c’est grave et nous pourrions demander une enquête. Mais tel n’est pas l’ordre du jour. L’ordre du jour, c’est l’amour, à accomplir dans la vérité.

« Tout homme qui fait le mal déteste la lumière : il ne vient pas à la lumière, de peur que ses oeuvres ne lui soient reprochées ; mais celui qui agit selon la vérité vient à la lumière, afin que ses oeuvres soient reconnues comme des oeuvres de Dieu. » (Jean 3) Le mal doit être mis à la lumière comme le bien, car la lumière détruit le mal et exalte le bon. Ainsi devenons-nous enfants de la lumière.

Lorsque Frédéric Boyer a publié sa traduction des Confessions de Saint Augustin en la retitrant Les Aveux, ce déplacement linguistique a créé un émoi certain. Sans évoquer ici le reste de la traduction, je dirais que ce changement de titre sonne comme un inconscient prophétisme. L’Église s’est confessée pendant des siècles, et maintenant elle a besoin de passer aux aveux.

La confession est belle, grande et bonne, mais elle ne suffit pas à faire renoncer au mal. L’Église invisible est sainte, éternelle et bonne, mais la trahison guette les membres de l’institution et creuse sous elle un abîme tout près de la rattraper. Gustaw Herling dans ses Variations sur les ténèbres met en évidence cette impasse de la confession dans l’église catholique, ce risque de tomber dans le cercle vicieux d’un mal éternellement recommencé. À vrai dire, l’alternance et la complicité de la confession et du péché rejettent l’homme qui s’y adonne dans le sombre paganisme d’un Sisyphe, et pire, finissent par le faire chuter définitivement du sommet où il est astreint à rouler sa pierre.

Sa pierre, il lui faut s’en débarrasser tout à fait. Il ne suffit pas de déposer jour après jour son fardeau dans l’ombre d’un confessionnal. Dieu entend cette demande de pardon, mais il ne peut s’en contenter. Dieu demande un geste. L’Amour, la Vérité, l’Honneur demandent un geste, une parole. Un geste accompli au jour, une parole franche et ouverte, un aveu reconnaissable et reconnu, assez effectif pour qu’il permette d’entrer dans la réhabilitation de l’être. Une parole de reconnaissance face à la vérité, et une action de réparation devant les hommes, comme dans les cas de scandales éclatés au grand jour.

Et puis, cela ne suffit pas encore. Il faut se déshabiller. Oui, laisser tomber de soi le personnage, la figure, la naissance, la culture, la vision acquise sur soi et sur autrui. Enlever tout cela. Toutes ces hardes. Afin de pouvoir voir, voir vraiment ce qui est, dans la lumière. Sans doute est-ce pour beaucoup presque impossible. Mais tout peut arriver, et le coeur du meilleur bat au milieu du monde. C’est un travail énorme que de demander au monde une minute de silence pour l’entendre. Nous le savons, les temps sont proches, c’est devant eux qu’il faut dire et agir, car ce sont eux qui jugeront, de leur regard clair et vivant.