Qu’ils mangent de la brioche

34728427

« La pauvreté gagne du terrain au Kosovo », image (Keystone) trouvée ici

 

En visite en Israël, l’archevêque de Paris, le cardinal André Vingt-Trois, interrogé sur l’affaire Leonarda Dibrani, a déclaré : « Il y a des lois, et les lois sont appliquées. Si le gouvernement n’estime pas nécessaire de défendre l’application de la loi et fait une exception, c’est la responsabilité du gouvernement. Si Leonarda se passionne pour l’étude du français, je crois qu’il existe des écoles françaises au Kosovo. »

Que faut-il déplorer le plus ? Le manque de charité évangélique du cardinal, ou son ahurissante ignorance géopolitique ?

Car il n’y a aucune école française au Kosovo. Le Kosovo est un pays extrêmement pauvre, encore marqué des stigmates de la guerre. Un tiers de la population y vit avec moins d’1,55 euro par jour, 12 % avec 1,02 euro. 48 % de la population est au chômage. 36 % de la population n’a pas accès à l’eau potable. 69 enfants sur 1000 y meurent avant l’âge de cinq ans – c’est le taux le plus élevé d’Europe. Un enfant sur dix de moins de cinq ans y est malnutri. Seuls 10 % des enfants ont accès à l’école maternelle. En primaire, en raison du manque d’infrastructures, ceux qui vont en classe doivent y aller par roulement. Seuls 77 % des Kosovars issus des minorités sont inscrits à l’école. Parmi eux, ceux qui ont été rapatriés de force, comme les enfants de la famille Dibrani, n’ont généralement pas accès à l’école, ne connaissant pas la langue et se retrouvant dans une pauvreté extrême.

Droit du sol et droit à la mobilité

college lucie aubrac

le collège devant lequel le bus transportant Leonarda s’est arrêté, et devant lequel la police l’a emportée

 

Voilà exactement deux semaines que Leonarda Dibrani, ses frères et sœurs et ses parents, ont été déportés de France. Et voici que des politiciens saisissent l’occasion du pic de hantise suscité par cette histoire pour copier le programme du Front National et demander l’abrogation du droit du sol. Ces gens inspirés par les thèses différentialistes développés dans les années 70 par le GRECE, qui a essaimé ses idées trompeuses dans l’extrême-droite, une certaine partie de la droite et aussi d’autres courants idéologiques prônant une troisième voie prétendant à l’ « écologie humaine », ces gens si prompts à réclamer le retour à l’identité française, ou le respect de l’identité française, sont en train de vouloir détruire ce droit du sol inscrit dans l’identité française depuis de longs siècles, à travers un parcours profondément enraciné dans notre histoire.

En 1315, le roi de France Louis X le Hutin publie le 3 juillet un édit qui affirme que «selon le droit de nature, chacun doit naître franc», c’est-à-dire libre. Officiellement, depuis cette date, «le sol de France affranchit l’esclave qui le touche».

En 1515, le Parlement de Paris publie un arrêt qui reconnaît à un enfant né en France de parents étrangers le droit d’avoir la nationalité française, à condition que celui-ci ait atteint la majorité civile et qu’il ait vécu de façon durable sur le territoire français.

En 1791, la Constitution déclare que « sont français les fils d’étrangers nés en France et qui vivent dans le royaume ».

En 1804, le Code civil instaure la primauté du droit du sang, mais sans abroger le droit du sol – simplement la personne née en France de parents étrangers doit faire la demande de nationalité à sa majorité.

En 1889, le droit du sol est pleinement rétabli.

Mais le droit du sol ne peut que s’accompagner d’un droit à la mobilité.

« En Europe, écrit Catherine Wihtol de Wenden dans Le droit d’émigrer (CNRS Éditions, 2013, 4 euros), les accords de réadmission vers les pays d’origine, des systèmes informatiques (…) ou policiers (…) cherchent à piéger les fraudeurs. Mais, à moins de poster un garde-frontière armé tous les 100 mètres, les États se contentent, par une mise en scène, de suggérer à une opinion publique traumatisée par le syndrome de l’invasion, que l’on contrôle toujours plus. L’effet dissuasif du tout sécuritaire n’est pas démontré et les pays d’immigration ne font que médiatiser fortement les opérations les plus musclées s’opérant souvent sur les plus démunis (…). Les effets pervers sont, au pire, les morts aux frontières, les murs, les camps, les zones d’attente et centres de rétention, la transformation des pays situés aux portes des grands pays d’immigration en pays de transit, où les sans-papiers ne bénéficient d’aucun droit, l’exploitation de l’économie du passage par des filières de drogue et de prostitution. Le résultat est, au mieux, un bricolage où la raison d’État vient heurter à la fois les droits de l’Homme et les mécanismes du marché du travail. (…) Des rapports officiels d’organisations internationales comme l’OCDE ou les instances onusiennes préconisent depuis plus de dix ans la reprise de l’immigration pour pallier les déficits de main d’œuvre et les déséquilibres démographiques liés au vieillissement de la population. (…) D’autres rapports soulignent le coût du contrôle et des reconductions : un coût considérable en termes financier, économique, diplomatique et de violations des droits. »

La honte de l’Europe et la raison de Leonarda

depuis-le-milieu-de-la-semaine-derniere-une-soixantaine-de-roms-de-macedoine-du-kosovo-et-de-serbi

photo Christophe Agostinis/DL

 

Dans l’affaire Leonarda, la presse étrangère pointe avec insistance l’influence du Front National. The Guardian écrivait il y a deux jours : Valls a durci sa rhétorique contre l’immigration illégale et les camps roms de fortune en même temps que le Front National, parti d’extrême-droite, a fait un bond en popularité, avant les élections municipales et européennes de l’année prochaine.

The Australian écrivait hier : Une telle rhétorique a été vue comme faisant partie d’un effort pour garder le Front National à distance, en vue des élections municipales l’année prochaine. Cela n’a pas marché : le parti d’extrême-droite a secoué récemment la classe politique avec sa victoire dans une élection partielle locale. Dans le même temps, l’ambitieux M. Valls a été accusé d’essayer de copier l’ancien président Nicolas Sarkozy, qui a bâti sa réputation et assis son pouvoir sur un maintien de l’ordre agressif.

Dans un article intitulé Le traitement de l’adolescente kosovar Leonarda Dibrani en France comparé à la rafle des Juifs sous l’occupation nazie, The National écrit hier : L’affaire Leonarda a conduit beaucoup d’observateurs modérés de la politique française à se demander si c’est ainsi qu’un gouvernement socialiste pouvait agir, ce à quoi on pourrait s’attendre de la part d’une administration dans laquelle l’actif FN a son mot à dire.

Rien ne sert d’afficher un menton martial si c’est pour se laisser mener par le bout du nez par le Front National. Ce n’est pas ce que j’appelle le courage en politique. Avec une telle attitude, le désastre est déjà là, et ce n’est qu’un début.

Qui est-ce qui nous vole le plus ? Les Roms ou les banques ? Les Roms ou la NSA ? Etc. Ce que nous ne supportons pas, c’est l’indignité à laquelle est réduit ce peuple persécuté depuis des siècles, et l’incapacité à laquelle nous nous réduisons face à ce drame. Que leur culture et leur façon d’être soient à bien des égards différents des nôtres ne peut en aucune manière justifier leur misère et leur exclusion. Dans quel autre continent riche voit-on une minorité réduite à une telle misère ? La condition des Noirs dans les townships sud-africains était meilleure – elle suscita pourtant une réprobation mondiale et un boycott qui participèrent à la mise en œuvre d’un changement de politique. Aux États-Unis, au Canada, en Australie, les minorités ethniques malgré les difficultés sont loin d’être plongées dans une si horrible condition.

Mais pour que cela change, il faut que notre regard change. M. Valls ne ferait pas une telle politique si elle n’était demandée par une grande majorité de Français, si elle n’était suscitée par la hantise de la montée du Front National, qui achève de signer notre honte. Sortons de la honte, demandons une autre politique. Les renvoyer « chez eux » alors qu’ils sont apatrides, que leur terrain c’est l’Europe, est un non-sens. Doublé par celui de notre inconséquence : avons-nous fait l’Europe, oui ou non ? Il faut assumer ce qui a été fait. Retourner aux nations, ce serait retourner dans l’Europe des guerres, nous plonger dans des difficultés bien plus grandes et bien plus dramatiques que celle de mettre en œuvre une politique d’intégration des Roms – politique qui a déjà été faite en Espagne, où les Roms sont pourtant beaucoup plus nombreux qu’en France. Pour cela il faut de la bonne volonté et de la patience, de la compréhension. Il faut par exemple que la presse cesse de nous présenter M. Dibrani comme une espèce de monstre indigne de rester dans notre pays. M. Dibrani fait ce qu’il peut avec ce qu’il est, et le plus important c’est que ses enfants étaient en train de s’adapter à la vie dans ce pays qu’ils considèrent comme le leur. Ce qui prouve que nous avons du bon, beaucoup de bon. C’est notre bon, et non notre mauvais, que nous avons à cultiver. Y compris en changeant les lois et les règlements quand c’est nécessaire. Pays vieillissant, n’avons-nous pas besoin de jeunes ? « Je veux rentrer chez moi », affirme Leonarda. « Avec ma famille ». Rien ni personne ne peut empêcher qu’elle ait parfaitement raison.

Aux États-Unis, le leader hindou Rajan Zed s’exprime avec force sur l’affaire Leonarda et la condition des Roms

558530-000_par7687720

photo Thomas Samson/AFP

 

traduction d’un article trouvé dans Roma Network, et dans lequel Rajan Zed réclame le retour de la famille Dibrani, la démission de M. Valls et l’arrêt immédiat de la politique de discrimination envers les Roms, tout en appelant les responsables religieux à  prendre plus ouvertement la défense de ces démunis

 

Les Hindous veulent que la France accueille le retour de toute la famille de la jeune Rom Leonarda Dibrani, dont la déportation il y a quelques jours au Kosovo a déclenché des protestations dans toute la France.

Le distingué homme d’État hindou Rajan Zed, dans une déclaration au Nevada (États-Unis) aujourd’hui, a dit qu’il serait inhumain de séparer Leonarda de ses parents et de ses cinq frères et sœurs, juste pour complaire aux éléments xénophobes de France.

Zed, qui est le président de la Société universelle de l’hindouisme, a soutenu qu’il était irresponsable de la part de la France de les déporter au Kosovo, où ils devraient affronter une extrême pauvreté. En outre, les Roms seraient une minorité vulnérable au Kosovo, un pays qui manque d’infrastructures pour protéger leurs droits de l’homme.

Le ministre de l’Intérieur français Manuel Valls, lui-même fils d’immigrants espagnols né à Barcelone, qui aurait récemment déclaré que les Roms étaient incompatibles avec le mode de vie français, devrait démissionner. François Hollande, président du gouvernement socialiste, devrait arrêter de poursuivre la politique xénophobe du précédent gouvernement conservateur de Nicolas Sarkozy sur la question des Roms, a insisté Rajan Zed.

Zed a souligné que le démantèlement de camps de Roms sans relogement adéquat, et les expulsions forcées de Roms hors de France, devraient prendre fin immédiatement. Plus de dix mille Roms auraient été expulsés de leurs campements en France au cours des six premiers mois de l’année. Récemment à Roubaix, au nord de la France, aurait été démantelé un camp rom où vivaient deux cents personnes, sans offre substantielle d’hébergement alternatif.

Rajan Zed a ajouté que la maltraitance des Roms en France avait tout simplement des relents de xénophobie et de racisme contre la communauté sans-voix qui existe en Europe depuis le neuvième siècle de notre ère et compte environ quinze millions de membres. Au lieu de déchaîner la répression, la France et l’Europe doivent travailler à l’inclusion sociale et à la réhabilitation des communautés roms. Le plus troublant, c’est que même les élites religieuses de France ne se sont pas exprimées ouvertement contre cette répression injuste des pauvres roms, alors que les religions nous demandent clairement d’aider les démunis, note Zed.

Les Roms, communauté la plus persécutée et discriminée en Europe, auraient à subir des conditions d’apartheid en Europe. Les Roms auraient à affronter régulièrement l’exclusion sociale, le racisme, une éducation inférieure, l’hostilité, le chômage, les ravages de la maladie, des logements inadéquats, une plus faible espérance de vie, les troubles, la vie désespérément marginale, les stéréotypes, la méfiance, la violation des droits, la discrimination, la marginalisation, les conditions de vie déplorables, les préjugés, les violations des droits de l’homme, etc, a déclaré Zed.

« Les Dibrani, apatrides d’Europe », par Miguel Mora

Il faut aller dans la presse espagnole, dans El Pais, pour trouver un article humain sur la famille de Leonarda. Bien souvent les médias français n’ont su que faire du vacarme autour de cette affaire, sans nous présenter les personnes autrement que comme à la foire, des gens très attachants pour qui les regardait fraternellement, mais pour d’autres vite rendus antipathiques, tant par les témoignages uniquement à charge contre eux, que par une mise en scène qui ne leur donnait jamais vraiment la possibilité de s’exprimer autrement que dans l’émotion de l’immédiateté, dans l’hystérie générale. J’ai traduit cet article comme j’ai pu, n’étant pas hispanophone, parce que je crois qu’il faut le lire et le donner à lire.

1382114919_962166_1382116666_noticia_normal

 

L’arrestation digne des années 30 de Leonarda Dibrani, une lycéenne francophone rom de quinze ans, née et élevée en Italie, mais d’origine kosovare, alors qu’elle était en pleine sortie scolaire, et sa déportation immédiate, ainsi que celle de sa famille (ses parents et cinq de leurs sept enfants, âgés de 17 mois à 17 ans), ont déclenché une énorme tempête politique à Paris. À 2500 kilomètres à l’est, au Kosovo, l’affaire ne soulève qu’un intérêt marginal. La famille Dibrani s’est retrouvée à Mitrovica, une ville séparée en deux depuis qu’en 1999 l’OTAN a bombardé le Kosovo, une ancienne province serbe qui a proclamé son indépendance en 2008.

Au nord de la ville, laide et sans âme, vivent les Serbes, qui représentent 10 % de la communauté kosovare ; au sud, les Albanais et quelques milliers – on ne sait pas combien en réalité – de Romanis, Ashkalis et Égyptiens (connus sous l’appellation RAE), les trois ethnies roms historiques du Kosovo.

Mais personne ne semble ressentir la moindre curiosité pour cette famille dont le fondateur a quitté le Kosovo il y a trente-huit ans, qui s’exprime aujourd’hui en romani, en français et en italien, et qui est récemment arrivé d’un lointain endroit de France appelé Pontarlier.

La maison où sont logés les Dibrani, accordée par le Ministère de l’Intérieur kosovar, qui se targue d’exercer une discrimination positive envers les Roms, est une petite maison à étage déglinguée mais digne, qui donne sur un petit jardin à l’arrière et que les nouveaux arrivants partagent avec d’autres kosovars – non roms – expulsés de l’Union Européenne.

Depuis 2011, l’Allemagne et la France estiment que la République du Kosovo est non seulement un État légitime mais aussi un « État sûr », et cette décision politique leur a permis de renvoyer chez eux des milliers de membres – roms ou non roms – de la diaspora kosovare, constituée d’environ deux millions de personnes, un chiffre qui selon le dernier recensement national est équivalent à celui de la population qui vit à l’intérieur du pays.

Les Dibrani sont devenus célèbres en Europe et leur maison, avec des enfants de tous les âges, n’arrête pas de recevoir des visites. Presque tous ceux qui y mettent le nez sont français. Journalistes en quête de copie. La présence kosovare se limite à un policier et un fonctionnaire, envoyés par le ministère de l’Intérieur pour gérer les papiers des Dibrani et les aider à gérer l’intense trafic de photographes, de caméras et de journalistes de la presse écrite qui cherchent à réaliser l’entretien définitif avec Leonarda.

La jeune fille, enjouée, gracieuse et dotée comme son père de sourcils fournis, sourit sans arrêt et crâne comme une adolescente : « Je suis une star, dit-elle, mais je veux juste retourner à l’école avec mes amis, mes profs et mon copain. »

Son père, Resat Dibrani, reçoit l’envoyé d’El Pais avec sa femme Djemilah à huit heures moins le quart du matin, quand les Français et compagnie dorment encore. C’est un homme un peu corpulent, avec un visage large, un regard direct et des yeux gris. Quant à elle, elle est fort sombre de peau et de cheveux, vêtue de noir, les sourcils très épilés, pareille à une Sicilienne ou à une Andalouse.

La première surprise est de constater que les Dibrani parlent entre eux un italien parfait, et que ce sont des gens qui ont beaucoup vécu. La deuxième, d’apprendre que Mme Djemilah n’est pas née dans les Balkans mais à Caltanissetta, en Sicile. Et la troisième, c’est qu’ils ne sont pas mariés – nous vivons ensemble, disent-ils – et qu’ils sont devenus un couple, dormant ensemble pour la première fois, dans un camp rom de Secondigliano, le quartier sensible de Naples par excellence.

La grande ironie de cette histoire, symptomatique des absurdités commises durant des décennies ou des siècles par une grande partie de l’Europe envers la communauté rom, et de la défiance que beaucoup d’entre eux ressentent envers les pouvoirs publics, est que la majeure partie de cette famille, que les médias pendant une semaine ont appelée kosovare, n’est pas née et n’a jamais vécu au Kosovo.

Comme la dame exaltée qui répondit l’autre jour au téléphone chez Albert Jeannin, le maire de Levier, où vécut la famille Dibrani, le dit avec raison : « Ils ne sont pas kosovars, ils sont tsiganes. »

Eh bien, oui. Les Kosovars qui ont mis le ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, aux pieds des chevaux de l’opinion publique ; les Kosovars qui ont fait descendre dans la rue à Paris des milliers de lycéens, exigeant que l’école soit un sanctuaire et que nul élève ne puisse être arrêté ni expulsé, et les Kosovars qui ont été envoyés au Kosovo les 8 et 9 octobre par un vol de Lyon à Pristina avec escale en Allemagne, parlent à peine le kosovar (ou l’albanais), sont nés dans l’Union Européenne et l’ont parcourue d’un bout à l’autre.

Sur les huit Dibrani qui, ces derniers quatre ans et huit mois, ont demandé par cinq fois l’asile politique et un permis de séjour en France – tout cela sans succès -, un seul est kosovar. Les autres – pas tous – connaissent à peine le nom du Kosovar.

Monsieur Dibrani les énumère : « Daniel, 24 ans, né à Naples, est maintenant en Ukraine avec son épouse ; Erina, 22 ans, vit en France avec son mari, mais elle est née à Faro, dans la province de Pesaro, au nord de l’Italie, de même que Maria, 17ans, Leonarda, 15 ans, Rocky, 12 ans, Ronaldo, 8 ans, et Hassan, 5 ans. Et Médina, la plus jeune, est née le 10 juin 1912 en France.

Je suis né ici, à Mitrovica, il y a 48 ans, et je suis le seul qui ait des papiers, un passeport yougoslave très usé que j’ai fait faire il y a 34 ans, quand j’ai quitté le Kosovo pour aller faire mon service militaire à Zagreb dans l’armée de Tito. On m’a dit au ministère de l’Intérieur qu’en réalité nous n’avons pas le droit d’être kosovars, mais il paraît qu’ils vont régler cela. »

Depuis 2001, l’Allemagne et la France ont envoyé des milliers de Roms au Kosovo. Et pourquoi les autres Dibrani n’ont-ils pas de papiers ? Ils sont nés en Italie, et là-bas si vous n’avez pas au moins un parent italien vous ne pouvez pas avoir la nationalité avant vos 18 ans, ils exigent du sang italien », répond Djemilah. Et vous-même, n’êtes-vous pas née à Caltanissetta ? « Oui, mais alors c’était la même chose ! »

L’exode de la famille a commencé en 1986, raconte Resat. « Je suis né le 2 septembre 1967 à Mitrovica. En ce temps-là nous étions des dizaines de milliers de Gitans à Mahala, une ville-camp qui était tout près d’ici. Mais mon père était un ivrogne et un coureur de jupons, il est parti de la maison et j’ai eu une enfance difficile. Je suis allé vivre avec ma grand-mère et des femmes m’ont allaité. Hier j’ai essayé d’aller voir l’une d’entre elles, et j’ai appris qu’elle était morte », se souvient monsieur Dibrani, qui dans son adolescence fut marchand de chaussures et de bijoux, et avait un bagout de vendeur de tapis.

« Quand ma grand-mère est morte j’avais neuf ans, et je suis allé avec ma tante. J’ai rencontré Djemilah en 1989. Elle avait treize ans et elle ne m’a pas plu, elle était trop effrontée, elle portait des décolletés plongeants… sa sœur était plus jolie mais elle était plus petite et timide… Quand j’ai eu l’âge de faire mon service militaire, j’ai été chauffeur des officiers pendant un an. À la fin je suis retourné à Mitrovica, mais comme mon frère aîné était parti à Naples, et comme je ne l’avais pas vu depuis vingt ans, j’ai décidé d’aller en Italie. »

« Je le jure sur mon père mort, dit la mère, nous n’avons jamais demandé l’aumône, ni rien fait d’horrible. Nous sommes des gens normaux. » Les parents de Djemilah étaient des Roms d’origine croate, eux aussi sont partis en Italie pour travailler comme ferrailleurs en 1969. « Ils ont travaillé à Palerme, à Messine, dans de nombreux endroits. Je suis née en Sicile parce qu’ils vivaient là depuis longtemps. Mais ensuite nous sommes partis pour Naples, nous sommes retournés en Croatie, nous sommes allés en Espagne », dit-elle.

« Nous étions jeunes et nous avons vécu de nombreuses années comme des nomades, sans frontières », poursuit son mari. « Où nous entendions dire que nous pourrions vivre en paix, nous y allions. J’ai vendu des roses à Séville, des mouchoirs en Belgique, du tabac en Allemagne… jusqu’à ce que nous nous installions à Fano, où le Conseil municipal nous a beaucoup aidés et où j’ai pu me mettre à la collecte de vieilles affaires et au nettoyage de jardins ».

« Je le jure sur mon père mort , dit Djemilah, nous n’avons jamais demandé l’aumône, ni vendu une fille, ni rien fait d’horrible. Nous sommes des gens normaux, croyants, qui aiment la famille. Une fois à Naples, par erreur, ils ont mis Resat en prison, mais ils lui ont donné un chèque à la sortie, et tout ».

La saga de ces apatrides est typique, non seulement de par leur optimisme vital et leur allergie aux patries et aux papiers – vestige peut-être d’un ADN méfiant des recensements, habituellement préludes de pogroms – mais aussi de par quelques autres coutumes fort mal vues en cette Europe néolibérale et bourgeoise.

Leur histoire, faite de voyages, de liberté, d’aventures et d’évasion, tout à la fois fait envie et donne le vertige. Elle est à la fois l’incarnation et le revers du rêve européen : des gens qui parlent trois ou quatre langues, et qui vont de pays en pays, libres comme l’air.

Mais c’est en même temps le signe de l’incapacité de l’UE à assumer la libre circulation des pauvres, de son mépris pour la reconnaissance des droits fondamentaux et le respect de sa minorité ethnique unique, qui a d’ailleurs été en partie exterminée pendant l’Holocauste : 800 000 Roms sont morts dans le Porraijmos (« la Dévoration », en romani).

Peut-être l’histoire de Leonarda pourra-t-elle servir à ce que les politiques et les citoyens qui considèrent les Roms comme responsables de crises qui n’ont rien à voir avec eux, comprennent que ce peuple est devenu nomade par nécessité, et qu’il a cessé de l’être seulement là où on a réussi à changer la haine en main tendue, ou à mesure que leurs enfants ont été scolarisés et qu’ils ont compris que seule une bonne éducation pouvait garder le sens radical de la liberté que leur ont légué leurs ancêtres.

Si les dix millions de Roms européens sont le produit d’une diaspora très ancienne, et de l’histoire qu’ont écrite les dictateurs à coups d’expulsions, depuis les Rois Catholiques jusqu’à Hitler et Franco, au cours des quarante dernières années leur survie a dépendu des décisions des leaders démocratiques européens. Et leur niveau de vie s’est nettement amélioré dans les endroits où l’on a conduit des politiques d’intégration à long terme, comme en Espagne. « Nous avons de la famille partout. Mais nous voulions rester en Italie, presque tous y sont nés et nous avions une belle maison avec un jardin, près de la mer », dit la mère.

« Tout allait bien, jusqu’à ce que Silvio Berlusconi dise qu’il fallait jeter tous les Roms du pays, dit le père. C’était avant et après les élections de 2008. Le gouvernement italien n’a pas hésité à faire un recensement, prenant les empreintes digitales, tolérant des attaques motorisées et des incendies de campements, et déportant les Roms en masse. La fuite d’Italie des Dibrani vers la France a coïncidé, en 2009, au point culminant de cette offensive. « Nous sommes partis deux jours avant d’être expulsés. L’avocat m’a dit qu’ils allaient nous envoyer en Croatie, alors nous avons pris la fourgonnette, et nous sommes partis par San Remo jusqu’à Orléans ».

 

Miguel Mora, El Pais, 18 octobre 2013