journal du jour

Je ressens un honneur et un bonheur indicibles, à traduire, après l’Odyssée, l’Iliade (qui s’appellent autrement chez moi). J’avance au rythme d’une centaine de vers par jour, au moins, et toute mon âme sourit, tout le temps, même la nuit quand je suis à demi endormie. Je sais que ce que je vis n’a jamais été vécu, non parce que ma traduction serait plus spéciale que bien d’autres, mais du fait de mon rythme de travail, qui fait que le texte m’habite complètement. Et je pense que la qualité d’une œuvre vient de la qualité de ce que vit son auteur·e.

Mes textes les plus forts, depuis plus de trente ans, viennent de la force des moments vécus pour les écrire. Je ne suis pas forte pour produire de la littérature ordinaire, comme celle qu’on apprend dans les ateliers d’écriture et autres méthodes humaines, trop humaines, de travail. Je travaille hors de moi, je ne travaille bien que dans ce qu’on appelle le divin, la joie physique et mentale, l’enthousiasme, l’extase. C’est pourquoi Homère est dit aveugle : il est hors de lui, ses yeux sont hors de lui, c’est comme dans ce rêve que je fis il y a très longtemps, où j’étais morte et où je me promenais en apesanteur dans le monde, voyant tout, dans une absolue liberté. Comme les dieux chez Homère. Mes combats sont homériques, ma paix est celle des « dieux bienheureux qui vivent toujours ». Et bien sûr il y a aussi ma vie d’humaine au quotidien, la joie et le souci des proches, et le souci pour toute l’humanité. Mais l’idée que, peut-être, mon travail peut aider, participer à aider. La planète rétrécit, c’est notre tête qu’il faut augmenter.

Homère, Iliade, chant I, v.1-21

Sur ma lancée, j’ai traduit vite fait les premiers vers de l’Iliade – j’ai de l’entraînement, après l’Odyssée et les Bucoliques, ça va vite. Je n’ai pas l’intention de continuer tout de suite, je préférerais le faire après avoir trouvé un éditeur, mais voici comment cela pourrait commencer :

Colère d’Achille, fils de Pélée, chante-la, déesse,
Ire funeste qui mille maux valut aux Achéens,
Qui tant d’âmes vaillantes de héros jeta dans l’Hadès,
Faisant d’eux la proie de tous oiseaux et celle des chiens –
5 Ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus –
Chante à partir du jour où une dispute déchire
L’Atride, roi des hommes, et le divin Achille.
Qui d’entre les dieux suscita en eux discorde et combat ?
Le fils de Létô et de Zeus ; irrité contre le roi,
10 Il fit se lever dans l’armée une peste mortelle,
Parce que l’Atride avait outragé Chrysès, son prêtre.
Lequel était allé aux nefs rapides des Achéens
Pour affranchir sa fille, apportant une immense rançon,
Avec en mains les bandelettes de l’archer Apollon
15 Et le sceptre d’or ; et il implora tous les Achéens,
Spécialement les deux Atrides, chefs des peuples :
« Atrides, et vous autres, Achéens aux belles guêtres,
Puissent les dieux qui habitent l’Olympe vous faire
Entrer dans la ville de Priam et avec bonheur
20 En revenir. Mais libérez ma chère fille, agréez
Sa rançon, par respect du fils de Zeus, Apollon l’archer. »

Joie

Voilà, entre hier soir et ce matin, j’ai écrit ma présentation, concise et très parlante, de ma traduction d’Odysseia. Tout est prêt. Je n’y ai rien repris de ce que j’ai écrit ici au fil de mon travail, et qu’on peut lire en suivant le mot-clé Homère. Je vais maintenant laisser passer un peu de temps afin de réfléchir à ce que je vais faire de ce travail. L’essentiel est qu’il soit fait.

Hier je suis allée en bibliothèque me procurer les écrits de Virgile, je ne vais sans doute pas tarder à passer à la traduction des Bucoliques. J’ai un grand désir de me remettre à mon roman, mais à cause de la pandémie (mais pourquoi tant de gens ne se font-ils pas vacciner, qu’on en finisse !) je ne peux toujours pas aller travailler en bibliothèque, avec un masque sur le nez pendant des heures. Et je ne peux pas écrire mon roman chez moi, où je ne peux trouver assez d’isolement – même si j’y étais seule, j’y serais encore entourée de trop de possibles distractions. À moins que je ne finisse par y arriver quand même. Nous verrons. Quoiqu’il en soit, j’ai tant à faire, et avec tant de joie.

On the road avec Homère

J’ai relu l’ensemble de la traduction. Corrigé quelques vers du début du premier chant, remplacé « peuchère » par un autre mot, qui changera peut-être encore. Apporté une ou deux petites corrections ici ou là, surtout quelques coquilles en fait. Presque rien de changé au premier jet (en dehors des noms propres).
À voir ainsi le texte se dérouler en vers, et surtout à l’entendre, tendu, avançant, j’ai pensé au rouleau de Kerouac pour Sur la route – sauf qu’Homère est plus impeccable, plus implacable. Quel extraordinaire texte. Il se pourrait que je le mette en ligne quand le travail sera fini, si le monde de l’édition ne veut toujours pas me laisser publier librement – normalement. Il faudrait que je trouve une solution pour ne pas le mettre sur n’importe quel serveur. Ou bien je me servirai de nouveau d’Amazon, à tout petit prix. Nous verrons. Je n’ai pas besoin des éditeurs pour vivre, ni financièrement ni existentiellement. Et mon travail a tout son temps, bien plus que moi.

Pour l’instant, il me reste à rédiger la présentation, le commentaire. Je vais y passer encore quelques jours, je n’ai pas l’intention d’écrire des dizaines de pages – mais qui sait où cette affaire peut encore m’entraîner ? La merveille est que j’ai tout mon temps. Je me rappelle l’avoir dit à Zagdanski, quand il y a une vingtaine d’années nous avons fait un livre d’entretien : que j’aspirais au jour où j’aurais tout le temps de travailler. Je l’ai, maintenant que je n’ai plus les préoccupations de la jeunesse, les amours, les enfants, la nécessité de toujours trouver encore de quoi gagner sa vie, les amis, les sorties, etc. J’ai très bien vécu, pour tout cela je n’en demande pas plus. Et qu’il me reste encore quarante ans ou quarante jours à vivre, je remercie le ciel de m’avoir donné d’arriver jusque là, jusqu’à ce point qui me semblait désirable même dans mon enfance, par rapport à celui des adultes, parce que justement il pouvait avoir les avantages de l’enfance sans ses inconvénients, cet âge de la vie où il est possible de disposer à la fois du grand temps et de la grande liberté. Au service des vivant·e·s d’aujourd’hui et d’après.

bonheur

Midi vingt, j’ai fini de recopier toute ma traduction de l’Odyssée (Dévoraison). Avec son tout dernier mot comme clou étincelant du texte, trouvaille (fidèle à Homère) qui me réjouit. Reste à relire, et à écrire le commentaire. Encore quelques jours de travail. Puis je reviendrai à mon roman. Maintenant, pensai-je en recopiant les derniers vers, je vais pouvoir écrire un roman qui va faire un malheur – corrigeant aussitôt dans ma tête : qui va faire un bonheur.

Le quasi-omniscient : de nos rêves à Homère

Les rêves sont à mon sens l’une des manifestations de notre état de conscience le plus éveillé, état de conscience dont l’alphabet est notre physiologie. Du moins nos rêves que je dirais « en vers », nos rêves poétiques, par opposition aux rêves prosaïques qui ne sont que des expressions de nos inquiétudes ou de nos désirs du quotidien – et qui ont leur utilité. L’improprement appelé « inconscient » devrait presque être appelé plutôt « omniscient », tant il est supérieur à notre connaissance « consciente » du monde et de l’être. Ce que nous appelons ordinairement conscience est en réalité un état de semi-conscience, ne saisissant du monde, de l’être, du vrai, que des représentations mentales prosaïques, limitées non par notre raison mais par notre hubris, comme disent les Grecs.

Dans le monde d’Homère, quasiment tout et chacun est divin, plus ou moins et quasiment, sous tel ou tel aspect. Et tel ou telle est « le plus » quelque chose – le plus beau, le plus fort, la plus intelligente…, mais quasiment toujours après tel ou telle autre, qui lui-même ou elle-même vient après tel ou telle autre pour telle ou telle qualité. « Quasiment » est la clé de cette divinité, qui est ouverture infinie sur l’infini. Sans ce « quasiment », la conscience est fermée. Les prétendants pleins d’hubris sont une illustration de la conscience fermée. Ils ne voient pas au-delà d’eux-mêmes. Leurs appétits sont dévorants parce qu’ils tournent en rond dans un cercle fermé, sans échappatoire – et c’est ainsi qu’eux-mêmes finiront. Dans le cercle enfermant de l’idolâtrie, cette prison de l’esprit.
Ce qu’on appelle polythéisme est chez les Grecs l’expression ultime de ce refus de l’idolâtrie exprimé par le « quasiment » grec. Dieu a maints aspects, maintes formes de divinités, mais aucun de ces aspects, aucune de ces formes, ne prétend être Dieu. Même « Zeus le père » a lui-même des parents, des sœurs et frères, des enfants, et il parlemente avec les autres dieux pour prendre telle ou telle décision. Aucune image du divin dans le panthéon grec ne peut être considérée, ni se considérer elle-même, comme définitive. La divinité est mosaïque, contenue dans chacun de ses éléments, mais non exclusivement.

Homère emploie parfois le mot dieu, « théos » comme sujet sans article. La plupart du temps, on traduit le mot avec article : un dieu. Pour s’accorder à un contexte polythéiste. C’est ce que j’ai fait, au début. Mais à la réflexion, au fil de la traduction, il m’est apparu qu’il n’était pas plus inexact de traduire, au moins parfois, par « Dieu », sans article et avec majuscule. Puisque Homère ne met pas d’article, et puisque un nom commun sujet sans article devient nom propre. Homère n’ignore pas Dieu comme absolu, seulement il évite d’en faire trop mention pour ne pas tomber dans l’hubris religieuse. Une seule fois dans le texte Athéna dit « moi, je suis Dieu », que l’on peut traduire aussi « moi, je suis dieu », pour, encore une fois, éviter l’hubris. L’entendre dire « moi, je suis Dieu », c’est donner une idée de la mosaïque infinie dont elle est une part, de par son essence de « dieu ». C’est entendre la voix du Principe qui s’exprime à travers les dieux, comme à travers nos rêves non prosaïques.

En écoutant les cours de Michel Zinc au Collège de France sur les romans du Graal, j’ai été frappée par sa remarque selon laquelle toute littérature commence par la poésie puis devient prose. Les grands textes fondateurs sont écrits en vers. Le passage à la prose, dit Michel Zinc, est censé exprimer des vérités, contrairement à l’univers poétique. Nos librairies sont pleines de livres en prose, de prose sans poésie ou pauvre en poésie. Donc pleines de vérités limitées, tournant en rond dans un monde humain, trop humain, inconscient de la grandeur du monde et de l’être.

Jouer et éprouver

Souvent je suis obligée de m’arrêter pour contempler le texte que je recopie, tellement c’est puissant. Comme quelque chose qui vous laisse sans voix, sans faim et sans soif – et sans pouvoir bouger, un moment. Atterré de beauté. Combien de fois dans la journée suis-je tentée de donner ici tel ou tel passage, de le partager ? Je me retiens de le faire, car ce serait comme spoiler, il faut garder le bonheur de la découverte au moment de la publication, et puis aussi celui de la découverte dans la continuité de la lecture, depuis le début. Du reste, il faudra sans doute que je retire aussi les traductions des premiers chants que j’ai données ici, et qui ne sont plus valables, ne serait-ce que parce que les noms des personnages ont changé.

J’ai mal à l’auriculaire de la main gauche à force de taper, c’est celui qui tape les a et il y en a beaucoup. J’ai eu mal longtemps à l’avant-bras gauche à force de manier mon lourd dictionnaire, avant de me résoudre à utiliser un dictionnaire en ligne. J’ai mal au dos aussi, à rester ainsi assise à taper. Ainsi donc j’ai des blessures de sport, en quelque sorte, en traduisant l’Odyssée (je suis un bien humble sportive, mais une sérieuse athlète de la littérature). Le sport y a une grande importance – on ne sait trop s’il faut traduire par « les jeux » ou « les épreuves » le mot grec dont nous vient directement le mot athlétisme – notamment parce que c’est par l’épreuve des haches que débutera le massacre des prétendants. Je n’en suis pas encore là, mais j’ai passé tout à l’heure l’épisode des portes des rêves, et j’ai encore arrangé la traduction, joué avec les mots comme Homère l’a fait, pour le plaisir de l’auteur et celui des auditeurs et lecteurs. Je commence juste le chant XX, ses premiers vers sont tellement saisissants – je me suis arrêtée et j’ai écrit ce qui précède.