Rendre grâce

photo Alina Reyes

 

Je me rends compte que j’ai pris pour la deuxième fois à la bibliothèque le livre intitulé Ibn Arabî et le voyage sans retour, par Claude Addas. Et il m’intéresse toujours aussi vivement. Enfin, la prochaine fois j’essaierai de trouver plutôt un livre de lui. Ses ennemis l’accusent de syncrétisme. Sans doute est-ce faux, mais je sens aussi que nous devons dépasser les religions. Tout en les conservant. Je sais que le salut est dans le multiple issu de l’Un, et la conscience, à partir de ce multiple, de ce Un qui l’unit. J’ai lu aussi, la nuit dernière, La controverse de Bethléem, par Alain Le Ninèze : une correspondance imaginaire entre saint Jérôme et Rufin d’Aquilée, qui permet à l’auteur de poser le cadre historique, la fin de l’Empire chrétien au quatrième siècle de notre ère (pour vous faire une idée, c’est facile : même ambiance qu’aujourd’hui) et de débattre des questions de traduction des Évangiles et de leur enjeu pour la compréhension du christianisme. Les questions soulevées, je me les suis moi-même posées dans mes traductions. Et à propos d’Un et de multiple, en voici un passage, issu de Voyage. Je vous aime tous, mon cœur est sans calcul, mes jaillissements candides, mon chemin sans arrêt, ma conviction absolue.

 

Marc 6

34. En débarquant, Jésus vit la foule nombreuse, et il fut pris dans ses entrailles de compassion pour eux, parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger. Et il commença à leur enseigner beaucoup de choses.

39. Puis il leur ordonna de tous se renverser en arrière, groupes de convives par groupes de convives, sur la verte clairière.

40. Et ils tombèrent en arrière, plates-bandes par plates-bandes, en descendant par cent et par cinquante.

41. Et saisissant par la prière les cinq pains et les deux poissons, levant les yeux dans le ciel, il rendit grâce, brisa les pains et les donna à ses disciples pour qu’ils les servent aux convives : les deux poissons, il les divisa aussi pour tous.

42. Et tous mangèrent et furent rassasiés.

43. Et ils levèrent la somme de douze corbeilles de fragments de pain et de poissons.

44. Ceux qui avaient mangé les pains étaient au nombre de cinq mille hommes.

 

Jean 6

35. Jésus leur dit : Moi je suis le pain de vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim, et qui croit en moi n’aura jamais soif.

36. Mais je vous l’ai dit : vous m’avez vu, et vous ne croyez pas.

37. Tout être que me donne le Père viendra à moi, et qui vient à moi, je ne le jetterai pas dehors,

38. car je suis descendu du ciel pour mettre en œuvre non ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé.

39. Or la volonté de Celui qui m’a envoyé, c‘est que tout ce qu’il m’a donné, je ne le perde pas hors de lui, mais que je le fasse monter dans le jour extrême.

 

Je n’aurais jamais imaginé, avant d’aller voir le texte grec, que ce passage de Marc était à ce point extraordinaire. Dans l’enceinte d’herbe nouvelle vert tendre (chloro chorto dit tout cela), Jésus, avant de pouvoir nourrir cinq mille hommes de cinq pains et deux poissons,  les fait se renverser en arrière (deux verbes différents et une préposition expriment à la suite ce mouvement de renversement, de chute en arrière et de descente), par groupes de convives mathématiquement rangés (notons qu’en grec disciple se dit mathétès), qui deviennent eux-mêmes des plates-bandes, unis au tout de la création. Il s’agit littéralement d’un passage dans l’autre monde.

Pour “saisissant par la prière”, je traduis lambano d’après son sens premier : « prendre dans ses mains, saisir  (en parlant de suppliants : saisir les genoux de…) ».  Je continuerai à tenir compte de ce sens dans toutes mes traductions de ce verbe. Après la descente (kata), la montée (ana) des yeux au ciel. Il divise aussi les poissons : raison pour laquelle, comme dans la division mathématique, à la fin de l’opération il y a un reste. Et la libéralité de Dieu fait que ce reste n’est pas égal à zéro, mais encore abondance.

“Ils furent rassasiés” : le verbe contient le mot chorto que nous avons vu au début, et signifie littéralement : “engraissés d’herbe”.  Puisqu’ils sont le troupeau de Dieu, et qu’en les nourrissant il les unifie dans sa création.

Le passage de Jean a lieu au même point du chemin du Christ. Ici aussi nous trouvons la descente (katabébèka, “je suis descendu) et la montée (anastèso, “je le ressusciterai”), résurrection au jour des fins dernières, dans le jour eschatos, extrême jour, extrême lumière et vie.

D’un autre côté, ma maison, dans la montagne où je suis, c’est aussi l’arche, et l’autre monde.

Et cette nuit j’ai vu en rêve un immense, extraordinairement magnifique, lumineux, vivant et dépouillé, arc-en-ciel.

Que chacun de nous soit en son cœur une arche spirituelle, nous mangerons vraiment le pain du ciel, nous monterons ensemble dans l’arche du réel sanctifié.

*

 

Lignes de lumière à la fenêtre

photos Alina Reyes

 

Quarante Hadîths authentiques de Ramadân, par le Dr Al Ajami, aux éditions Zenith. J’ai acheté ce petit livre cet après-midi à la librairie en face de la mosquée. Il s’agit d’un « guide pratique et spirituel », basé sur des hadiths traduits et commentés pour les trois décades du Ramadan. Voici des phrases que j’ai retenues pour la première décade :

« Ramadân, en sa durée, sa structure et son harmonie, est assurément une invitation au voyage. Un voyage vers notre Seigneur, une émigration, une hijra, vers Dieu. Renouvelé chaque année, ce pèlerinage de l’âme est accompli à pied, longue marche de la privation et de l’effort. Ce hadîth, lu dans le contexte de Ramadân, appelle autant que faire se peut à délaisser intentionnellement les affaires de ce monde pour n’emporter avec soi que le strict nécessaire car « Le meilleur viatique est la piété. » (sourate 2, v 197) » (p. 39)

« L’ouverture spirituelle de Ramadân est à nulle autre pareille : Dieu appelle de nuit comme de jour l’aspirant éperdu. Au-delà des convenances, au-delà des apparences, au-delà des errances, au-delà des contingences, au-delà des espérances, « Seule, munificente et souveraine, subsiste la Face de ton Seigneur. » (sourate 55, v27) » (p.51)

« Abandonner totalement ses passions implique de s’abandonner pleinement à Dieu. C’est vivre le fait qu’il n’y a en ce monde et en l’autre qu’un seul Être réellement agissant. [c’est moi qui souligne] Le jeûne est le bouclier que nous interposons entre nous et tout autre que Dieu. » (p.67)

Hadîth 13 : « Le jeûneur connaîtra deux joies : au moment de la rupture du jeûne et lorsqu’il rencontrera son Seigneur. » (…) il est recommandé de rompre le jeûne, iftâr, dès le premier temps du maghrib, temps de la prière au coucher du soleil. De même, il est conseillé de rompre le jeûne dans des conditions optimales, offrant le calme, le repos et la concentration. Cet instant est solennel, il doit célébrer le retour, au nom de Dieu et par la permission de Dieu, au monde d’ici-bas. Joie simple, d’eau et de lait, qui nous rappelle notre faiblesse.

(…) annoncée par les premiers éclairs, la Lumière. » (pp 68-71)

Heureuse de voir le texte rencontrer l’intuition de mon petit dessin. Si vous trouvez comme moi tout cela très beau, nous pourrons poursuivre la lecture pour les deux autres décades. D’ici là, comme dit le muezzin, accourez au bonheur !

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Un homme

 

Quelques phrases relevées en revoyant ce documentaire consacré au grand André Chouraqui :

Nous vivions dans le rêve de Moshe.

La condition de dhimmi de la femme dans toutes les sociétés est un scandale.

[citant Paqûda] « L’amour de Dieu est un élan de l’âme qui, en son essence, se détache vers lui pour s’unir à sa très haute lumière. »

C’est toujours à partir d’hommes seuls que les choses se font.

Un soufi s’est mis à me raconter ce qu’allait devenir ma vie.

Déciviliser le texte biblique.

Moi-même.

Son sens de la langue.

L’ouverture sur l’univers est absolument nécessaire.

Les racines s’embrassent.

Par la médiation du divin toujours présent au secret de tous, tout réussit. L’échec est dû à une forme de bêtise.

La Bible est née dans un contexte oriental.

[chanson] « Le monde entier est un pont très étroit/Et l’essentiel, l’essentiel, ne pas avoir peur, ne jamais avoir peur. »

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au-delà

ce soir à Paris. Photo Alina Reyes

 

« Voici un autre mot, assez singulier pour nous, d’un théologien musulman.
Hallâj passait avec ses disciples dans une rue de Bagdad où ils surprennent le son d’une flûte exquise. Un de ses disciples lui demande : « Qu’est-ce que c’est ? »
Il répond : « C’est la voix de Satan qui pleure sur le monde. »
Comment faut-il commenter ? « Pourquoi pleure-t-il sur le monde ? Satan pleure sur le monde parce qu’il veut le faire survivre à la destruction, il pleure sur les choses qui passent, il veut les ranimer, tandis que Dieu seul reste. Satan a été condamné à s’attacher aux choses qui passent, et c’est pour cela qu’il pleure. »
Vous le voyez, là encore, l’orthodoxie, l’idée directrice de cet art musulman est de hausser au-delà des formes, de ne pas laisser idolâtrer les images, mais d’aller au-delà vers Celui qui les fait bouger comme dans une lanterne magique, comme dans un théâtre d’ombres, qui est le seul permanent. »

« L’art n’a pas à souligner l’harmonie des choses, mais la trace de leur passage : Dieu seul ne passe pas. »
Louis Massignon, Topographies spirituelles

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Un Occident de plus en plus muséal, commémoratif, facticement mémoriel. Un Orient de plus en plus tenté par le repli dans le passif de l’histoire. Partout le même homme moderne apeuré, angoissé, paniqué par la fuite en avant de son monde.

Laissons à Dieu seul le fait de ne pas passer. La vie, l’avenir, la paix du coeur appartiennent à ceux qui savent assumer leur condition d’hommes, à ceux qui savent passer. C’est en passant toujours et de nouveau que l’homme peut arriver à l’ultime passage, celui de Pâques.