Ramadan

cet après-midi au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Je me suis levée à 3h25, j’ai jeûné à partir de 4h, j’ai prié, j’ai travaillé… Puis j’ai rompu mon jeûne à 16h30, en apprenant que finalement, après la polémique due au choix, non concerté il est vrai, du calcul astronomique plutôt que de la vision à l’œil nu, la date était reportée à demain. J’ai consulté plusieurs sites musulmans, et notamment les commentaires des lecteurs. Il paraît que la lune ne sera pas davantage visible à l’œil nu ce soir, il y faut une lunette astronomique. Il paraît que c’était ainsi l’année dernière aussi, et que personne n’a rien dit. Passons. Les pays arabes entrent en Ramadan demain, mais d’autres pays comme la Turquie y sont entrés aujourd’hui. Prions pour que tous les musulmans du monde arrivent à s’entendre sur la méthode qui leur permettrait d’entrer à l’unisson en Ramadan.

Ne pas manger ni boire ne m’a pas paru difficile, c’est une affaire de mental, une fois qu’on a intégré que le prochain repas est à dix heures du soir on s’adapte de bonne grâce. Mais j’ai été fatiguée par le manque de sommeil. Au moins cette journée m’aura servi de test : puisque la nuit ne fait pas plus de trois heures, trouver un autre temps dans la journée pour redormir.

Où allaient tous ces avions de guerre et ces chasseurs qui ont survolé Paris cet après-midi vers le sud-est ? C’était sinistre. La paix est si belle et bonne. En marchant j’ai songé que si l’on est exempté de jeûne en voyage, c’est aussi parce que le vrai voyage est en lui-même un jeûne, un temps où l’homme jeûne de ses habitudes. Autant que l’effort de l’abstinence, ce déplacement du quotidien qui brise nos conforts est propre à changer le regard, renouveler le cœur. Je n’oublie pas l’importante dimension sociale du Ramadan (même si je ne la vis pas encore), qui œuvre à unir la communauté, y renforcer les liens de respect mutuel et de solidarité. Ramadan est un trésor de l’humanité. L’ascèse et la fête de l’esprit sont liés, c’est pourquoi aussi les moines sont si joyeux. Et profondément apaisés.

 

Onzième lecture

 

Qu’est-ce qu’on peut entendre comme bêtises. Des gens qui confondent tomber et descendre. Non, ce n’est pas du tout la même chose, c’est même tout le contraire. Dieu descend, le diable tombe. Des gens qui disent « on retombe tout le temps, c’est ça qui est merveilleux ». Non on ne retombe pas tout le temps, on peut tomber, se relever et ne plus retomber. On peut aussi ne jamais tomber, même si le pied trébuche souvent sur les chemins. Et pour ceux qui retombent tout le temps, cela n’a rien de merveilleux, c’est terrible, pour eux-mêmes et pour ceux qui sont autour d’eux. Des gens qui disent que Lazare est le symbole du « mourir à soi-même ». C’est complètement faux. Mourir à soi-même est bon et ne pue pas. Mourir à soi-même exhale un parfum de roses innombrables. Ce qui est arrivé à Lazare, c’est de se laisser gagner par la mort. C’est tout autre chose.

Tout cela dit en quelques minutes à la télévision. Par des auteurs de livres sans doute tout aussi pleins de faussetés. Et personne pour entendre combien c’est faux, combien on assomme les hommes de parole fausse. Partout, tout le temps. Le mal que cela fait, le mal que cela propage, le mal dont cela couvre la terre comme une énorme pollution dont on peut se demander s’il est encore possible de la sauver. Après le dernier enfant, « les hommes seront pareils à des bêtes », dit Ibn Arabî. Voilà où mènent les bêtises. Et Michel Chodkiewicz, à la toute fin de son livre Le Sceau des saints, ajoute :

« Alors aussi le Coran, qui est le « frère » de l’Homme Parfait, sera en l’espace d’une nuit effacé des cœurs et des livres. Vide de tout ce qui reliait le ciel à la terre, un univers glacial et dément s’enfoncera dans la mort : la fin des saints n’est qu’un autre nom de la fin du monde. »

Lisez bien cela, avant de dire n’importe quoi. Ignorants qui paradez dans le monde. Abrutis qui ne comprenez rien à rien. Vicieux qui vous trompez tout le temps. Pourris qui paradez dans les maisons de Dieu. Maniganceurs, fourbes et rusés qui vous posez en vrais. Inclinez-vous donc vraiment devant Ce qui est tellement plus grand que vous, inclinez-vous devant l’enfant dont la bouche dit la vérité, et servez-le plutôt que d’en faire le dernier.

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (10 et fin)


cet après-midi, sortie de la prière du vendredi par le Jardin des Plantes, photos Alina Reyes

 

J’y étais aussi, selon la demande pressante qui m’a été faite en rêve cette nuit. Après qu’il m’avait été demandé de rester plusieurs semaines sans prière rituelle, ni islamique ni chrétienne, pour faire le point.

L’islam c’est la lumière, l’évidence du vrai, la perfection. L’accomplissement de la paix. Ibn Arabî dit qu’à la fin des temps, Jésus revient, apporter la paix dans le monde, et suivant la règle de Mohammed. C’est ce qui se passe. Je ne suis pas Jésus, mais je suis de lui, je suis chrétienne, il vient à travers moi, musulmane. Comment l’expliquer, c’est bien plus fort que tout, il est impossible qu’il en soit autrement, voilà tout. Sans doute est-ce difficile pour beaucoup de monde, c’est pourquoi il faut plus que jamais avoir la foi, être sûr que Dieu va tout guider pour qu’il en soit selon Sa volonté, en gardant à chacun de ses peuples son charisme, tout en œuvrant pour les unir tous, réunir tous ses enfants.

Le point est fait. Terminons notre lecture de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî. Voici le chapitre 10, intitulé La double échelle.

C’est écrit dans Voyage, cela y fut écrit bien avant que je n’entre à la mosquée : la fête d’avenir, c’est celle de tous les saints. Le ciel veut la sanctification de la terre. Ensuite il emportera la planète et nous tous au lieu où nous sommes attendus.

« Comment devient-on un saint ? Si elle s’inscrit nécessairement dans une économie spirituelle qui en régit les formes et en distribue les fonctions, la sainteté est d’abord le fruit d’une quête personnelle et toujours sans précédent : « À chacun de vous Nous avons assigné un chemin et une voie » (Cor. 5 : 48). Ibn Arabî insiste constamment sur l’irrépétabilité absolue des théophanies et donc des êtres, des choses, des actes. Jamais deux « voyageurs » (sâlik) ne passeront par la même route. L’aventure de l’un ne sera jamais l’aventure de l’autre.
Il n’en reste pas moins que tout voyage initiatique, quelles qu’en soient les particularités, connaît des étapes et des périls dont la nature et la répartition se conforment à un modèle à défaut duquel, d’ailleurs, la notion même de « maître spirituel » n’aurait aucun sens. Cet itinéraire type, enrichi d’innombrables variantes, fait partie des topoi de la littérature du soufisme. Comme ailleurs, mais plus qu’ailleurs parce que, en Islam, le mi’râj du Prophète est une référence majeure, il se présente souvent comme la description d’une ascension. » (pp 151-152)

Michel Chodkiewicz décrit ensuite le voyage spirituel d’Ibn Arabî, en suivant son ouvrage L’Épître des Lumières (Risâlat al-anwâr), sous-titré « Sur les secrets qui sont octroyés à celui qui pratique la retraite cellulaire ». Nous n’en reprendrons pas ici le détail, mais notons ces passages :

« Une autre formulation de ce passage, celle relative à la « circularité » des chemins, peut paraître énigmatique. Ibn Arabî en éclaire le sens dans un chapitre des Futûhât où il représente symboliquement la manifestation par une circonférence dont le point initial (l’Intellect premier, ou le Calame, qui est la première des créatures) et le point final (l’Homme Parfait) coïncident. Le « chemin » qui conduit du Principe à l’ultime frontière de la création (« le plus bas de l’abîme » : asfal sâfilîn, Cor. 95 : 5) reconduit de cette limite extrême au lieu originel (symbolisé dans la même sourate par le « Pays sûr » – al-balad al-amîn) dont les âmes ont la nostalgie. (…) en raison de l’infinitude divine, qui exclut toute répétition, le retour [à Dieu] ne peut être une simple inversion du processus d’éloignement : les créatures ne reviennent pas sur leurs propres pas. C’est la courbure de l’espace spirituel où elles se meuvent qui les ramènent à leur point de départ. » (pp 166-167)

« C’est, dit Ibn Arabî, parce que Moïse était à la recherche d’un feu, comme le mentionnent ces versets [Cor. 28 : 29-30], que la Voix de Dieu a surgi pour lui d’un arbre en feu. Chaque fois que nous nous représentons ce dont nous avons – matériellement ou spirituellement – besoin c’est, que nous le sachions ou non, une représentation de Dieu que nous nous formons car « tout besoin est besoin de Dieu ». Celui qui désire une chose pour sa beauté, c’est la Beauté divine qu’il aime en elle. Mais il ne connaîtra de la Beauté divine que ce que cette chose peut en contenir. (…) les théophanies seront à l’image et à la mesure de nos désirs. » (pp 170-171)

« La perfection spirituelle implique la hayra – la stupéfaction, la perplexité, un éblouissement perpétuel accordé au renouvellement incessant des théophanies dont chacune apporte une science nouvelle qui n’est jamais le nec plus ultra. «  (p. 173)

« … la différence entre le walî  [saint, rapproché] et l’homme ordinaire est tout entière dans le regard qu’ils portent sur les choses. (…) Cette cécité de celui qui regarde les théophanies sans les voir est la racine du péché et la substance même de son châtiment. Seul y échappe celui qui connaît « sa propre réalité », son haeccéité éternelle (ayn thâbita) » (p.176)

« Le walî, s’il a su, à chaque étape successive, résiter à la tentation de s’arrêter en chemin – chaque paragraphe de l’Épître s’ouvre sur un rappel lancinant de ce péril -, est donc parvenu à la « station de la Proximité » (maqâm al-qurba), à la sainteté plénière, que Jésus scellera à la fin des temps. (…) L’homme, au terme de ce mi’râj, se réduit à l’indestructible secret divin sirr ilâhi) déposé en lui au commencement des temps par l’insufflation de l’Esprit (nafkh al-rûh) dans l’argile adamique. (…) Cependant, si l’ « arrivée » à Dieu (al-wusûl) est le point final de l’ascension, elle n’est pas, pour les plus parfaits, la fin du voyage. Le mi’râj, en arabe, est un mot qui peut se traduire par « échelle » : mais il s’agit, en l’occurrence, d’une échelle double. Parvenu au sommet, le walî doit redescendre par des échelons distincts mais symétriques de ceux qu’il a gravis. (…) Mais les choses auront « d’autres formes » car ce qu’il regardait « par l’œil de son ego » (bi ayn nafsihi), il le contemple « par l’œil de son Seigneur » bi ayn rabbhi). À chaque stade de la descente, il reprendra cette part de lui-même qu’il y avait laissée. Cette récupération progressive de ce qu’il avait abandonné derrière lui n’est cependant pas une régression : selon une belle image qu’emploie le commentateur, chaque « tunique » dont il s’est défait à l’aller a été par là même retournée comme une robe qu’on enlève en la saisissant par le bas. Ainsi ce qui était à l’envers est devenu l’endroit, ce qui était caché est devenu apparent. Le walî se « revêt » au retour de tous les éléments constitutifs de son être qu’il avait initialement restitués à leurs mondes respectifs, mais ces éléments ont été métamophosés par cette rétroversion. » (pp 177-179)

« Ibn Arabî identifie l’Homme Parfait à l’arbre « dont la racine est ferme et la ramure dans le ciel » (Cor. 14 : 24) (…) il est l’ « isthme » (barzakh) des « deux mers ». S’il est le garant de l’ordre cosmique, et donc éventuellement l’instrument de la Rigueur divine, sa fonction, quel que soit son rang dans la hiérarchie initiatique, est d’abord d’être l’agent de « la Miséricorde qui embrasse toute chose » (Cor. 7 : 156) : c’est pourquoi sa « génération héroïque » (futuwwa) s’étend « aux minéraux, aux végétaux, aux animaux et à tout ce qui existe ». (p.184)

À bientôt.

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (7)

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Poursuivons notre lecture avec des passages du septième chapitre (Le degré suprême de la walâya), sur dix,  de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî.

En commençant à lire ce soir ce septième chapitre, il m’est venu à l’esprit que l’œuvre d’Ibn Arabî était, plutôt qu’une gnose, une œuvre d’exercices spirituels, tels qu’on peut en trouver dans la lecture de saint Jean Climaque, ou bien encore de saint Jean de la Croix, ou de sainte Thérèse d’Avila, et même de saint Ignace de Loyola. Tout est question de regard, de lecture. Chez Ignace de Loyola par exemple, dont je lus il y a longtemps les Exercices spirituels, je goûtai beaucoup le caractère effectif de cette parole, qui n’est pas une spéculation détachée du réel, mais au contraire plonge le lecteur au cœur du réel, transforme le lecteur en acteur (du moins s’il la lit bien). Et c’est exactement le sentiment que j’éprouve en lisant cet excellent exposé de Michel Chodkiewicz sur la sainteté dans le regard d’Ibn Arabî. Je pourrais aussi rapprocher cette lecture de celle que nous avons faite de La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. Dans les deux cas il s’agit d’un pèlerinage sur les chemins de l’esprit, soit incarnés dans l’homme, soit incarnés dans l’histoire – ce qui revient au même, à l’Unique vers où vont les chemins incarnés de l’esprit, lesquels, à la fin, ne font qu’un.

Toutes les catégories spirituelles recensées par Ibn Arabî sont en vérité, non des réalités figées, mais des états d’esprit en marche. « … Le même homme peut être présent dans plusieurs catégories à la fois. (…) L’exemple du Pôle est particulièrement significatif : du point de vue de la fonction, il se trouve appartenir à la catégorie de la qutbiyya (dont il est l’unique représentant) mais aussi à celle des awtâd, des abdâl, etc (et en outre peut, ou non, détenir simultanément la khilâfa extérieure). Il relève d’autre part, comme tout saint, d’une « famille » prophétique : il est mûsawî, ibrâhimî, shu’aybî, etc (et, éventuellement, tout cela en même temps). Il cumule « tous les états (ahwâl) et toutes les stations (maqâmât) » (…) Nous le retrouvons enfin, très logiquement, dans une dernière catégorie qui va être étudiée maintenant et qui représente le degré suprême de la walâya, celle des afrâd, des « solitaires ». » (p.111)

La sainteté, c’est-à-dire la proximité de Dieu, est réalisée au plus haut point chez les afrâd, qui sont eux-mêmes de plusieurs catégories. De l’exposé qui en est ici fait, retenons par exemple cette citation d’Ibn Arabî : « Il n’y a rien de plus haut dans l’homme que la qualité minérale al-sifa al-jamadiyya) » ; car il est de la nature de la pierre de tomber lorsqu’elle est abandonnée à elle-même « et c’est là la véritable ubûdiyya ». Le malâmî  est un caillou dans la main de Dieu. » (p.116) Saint Ignace n’eût-il pas proposé à partir de ce constat un bel exercice spirituel pour le successeur de celui que Jésus renomma Pierre ? Ibn Arabî dit encore des afrâd qu’ « ils agissent sans agir, comme le Prophète à qui il est dit, dans un verset paradoxal puisqu’il affirme et nie à la fois l’attribution de l’acte à celui qui en est l’agent apparent : « Ce n’est pas toi qui as lancé [la poussière] lorsque tu as lancé, mais c’est Dieu qui a lancé » (Cor. 8 : 17) » (p.117) Ici notre chemin se joint aussi à celui de l’agir sans agir du Tao, tout en demeurant purement musulman, et tout en arrivant aussi au même point, au même pont, que doit être Pierre, emmené même où il ne voudrait pas et par un autre que lui, comme le lui annonça le Christ.

« Pour ceux-là encore, les signes de Dieu sont discernables en toute chose ; ou, pour mieux dire, toutes les choses sont à leurs yeux des signes de Dieu et ne sont que cela. (…) Ils descendent vers les créatures après avoir achevé l’ascension vers le Créateur, ils retournent à la multiplicité après être parvenus à l’Unité. » (p.118) Descente douloureuse, « exil sacrificiel » au service des hommes, mais qui n’est pas pour autant un éloignement de Dieu, et garde au redescendu ce qu’il a acquis dans l’ascension. Tel est « le degré suprême de la sainteté » (p.119).

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (5)

tout à l'heure au Jardin des Plantes, photos Alina Reyes

 

Poursuivons notre lecture avec des passages du cinquième chapitre (Les héritiers des prophètes) de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî. Il faudrait citer tout le livre – je vous invite à le lire (il est publié en collection de poche). Ce chapitre est consacré plus particulièrement aux issawi, ceux qui sont dans la suite de Jésus – l’auteur précisant par ailleurs qu’au cours d’une vie, comme celle d’Ibn Arabî, il est possible de se trouver emmené spirituellement à la suite de différents prophètes.

« La qualité d’héritier d’un prophète – (…) Ibn Arabî souligne que l’héritage ainsi reçu, s’il est parfois total, peut aussi n’être que partiel – est essentiellement conformité au type spirituel particulier représenté par ce prophète. Mais la relation ainsi établie entre le saint et son modèle prophétique n’est pas un vague « patronage » et serait plutôt à comparer avec la transmission d’un patrimoine génétique. (…) Un chapitre entier des Futûhât est consacré au cas des saints « christiques », c’est-à-dire de ceux qui, à titre plénier ou non, sont les héritiers de Isâ, Jésus. » (p.83)

« Ibn Arabî y revient : « Il y a à notre époque, aujourd’hui même, des compagnons de Jésus et aussi de Jonas qui vivent à l’écart des hommes. » » (p.85)

« Nadla s’arrêta au pied d’une montagne pour y accomplir la prière de l’après-midi et lança le grand appel à la prière (adhân). Une voix mystérieuse fit écho à chacune des formules de cet appel rituel et l’interpella : « Ô Nadla, je témoigne que Muhammad est l’envoyé d’Allâh. Telle est la religion [droite], celle que nous a annoncée Jésus fils de Marie. Et c’est sur la communauté de Muhammad que se lèvera l’Heure ! »
La montagne se fend soudain et la tête du personnage invisible qui a tenu ces propos finit par apparaître. Il déclare se nommer Zurayb b. Barthalmâ. Il lui a été prescrit par Jésus dont il est « mandataire » (wasî) de demeurer en ce lieu jusqu’au jour où, à la fin des temps, le fils de Marie redescendra sur terre. » (p.86)

« Commentant ensuite ce curieux récit, le Shaykh al-Akbar [Ibn Arabî] souligne que ce personnage et tous ceux qui, comme lui, sont des « mandataires » ou des « exécuteurs testamentaires » (awsiyâ) toujours vivants des prophètes du passé font partie des saints de la communauté muhammadienne bien que le contenu de la Révélation apportée par le Prophète ne leur soit pas parvenu par la voie ordinaire : c’est de Khadir en personne – de celui qui est le maître des esseulés (afrâd) – qu’ils l’ont reçu. L’existence de tels êtres est la raison pour laquelle le Prophète a interdit de tuer les moines (ruhbân) qui s’éloignent des créatures et s’isolent avec leur Seigneur et a ordonné de les laisser s’adonner en paix à cette adoration. » (p.87)

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (4)

cet après-midi au Jardin des Plantes qui embaume divinement, photos Alina Reyes

 

Poursuivons notre lecture avec des passages du quatrième chapitre (La réalité muhammadienne) de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî.

« Lorsqu’on lui demanda : « Quand fus-tu prophète ? », il répondit : « J’étais prophète alors qu’Adam était entre l’eau et la boue », ce qui veut dire : alors qu’Adam n’était pas encore venu à l’existence. (…) D’autres textes d’Ibn Arabî préciseront plus loin la nature et la fonction de cette Réalité muhammadienne primordiale (haqîqa muhammadiyya) dont chaque prophète depuis Adam, le premier d’entre eux, ne représente qu’une réfraction partielle à un moment de l’histoire humaine. Que signifie le mot haqîqa que nous avons traduit par « Réalité » ? Selon le Lisân al-arab, il désigne le sens propre d’une chose par opposition au sens figuré (majazî) ; ou encore le « fond » d’une chose, d’une affaire, sa vraie nature, son essence et donc aussi l’intimité inviolable d’un être, sa hurma. » (p.70)

« … les véritables croyants sont, selon le Coran (2 : 4 ; 2 : 136, etc.), ceux qui croient en ce qui a été révélé à Muhammad et en ce qui a été révélé avant lui. La notion du verus propheta que figure le long pèlerinage de la Lumière muhammadienne à travers les éons est une conséquence logique de cette doctrine fondamentale où les messages prophétiques successifs, manifestations multiples de la Vérité une, sont autant d’étapes conduisant à celui qui apporte la « somme des Paroles » (jawâmi’ al-kalim), parachevant et abrogeant du même coup les Lois antérieures. Mais le Coran n’est pas seulement source doctrinale. Il est aussi la matrice où s’élabore la forme de l’aventure des âmes et des langages qui l’expriment. Le métal brûlant des visions et des symboles en porte ineffaçablement l’empreinte. »  (p.74)

« Une autre notion, complémentaire de celle de haqîqa muhammadiyya, doit être mentionnée ici : c’est celle d’  « Homme Parfait » (insân kâmil). « C’est par lui que Dieu regarde Ses créatures et leur dispense Sa Miséricorde ; car il est l’Homme adventice et pourtant sans commencement, éphémère et pourtant éternel à jamais. Il est aussi la Parole qui sépare et unit. C’est en vertu de son existence que le monde subsiste. Il est au monde ce que le chaton d’un sceau est à ce sceau : c’est-à-dire le lieu où l’empreinte est gravée, le signe par lequel le roi scelle ses trésors. Il a été nommé khalîfa [lieutenant, vicaire, substitut] en raison de cela : car c’est par lui que Dieu préserve Sa création, de même que le sceau préserve les trésors. Aussi longtemps que le sceau du roi demeure intact, nul n’oserait ouvrir les trésors sans sa permission. L’Homme a donc été chargé de garder le royaume et le monde sera préservé aussi longtemps qu’y subsistera l’Homme Parfait. » Le terme d’insân kâmil s’applique proprement à l’homme en tant qu’il est en acte ce en vue de quoi il a été créé, c’est-à-dire en tant qu’il réalise effectivement son théomorphisme originel : car Dieu a créé Adam « selon sa forme ». Comme tel, il est le « confluent des deux mers » (majma’ al-bahrayn, expression empruntée au verset 18 : 60), celui en qui se réunissent donc les réalités supérieures et inférieures, l’intermédiaire ou « isthme » barzakh) entre le haqq et le khalq, Dieu et la création. Il est aussi « frère du Coran », « pilier du ciel », « Parole totalisatrice » (…) le kamâl, la perfection de l’insân kâmil, ne doit pas s’entendre en un sens « moral » (qui correspondrait en somme à l’  « héroïcité des vertus ») mais signifie ici « achèvement » ou « accomplissement ». (pp 78-79)

 

Dialogue du salut. En lisant « L’Islam et l’Occident », de Michel Lelong


Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

« Quand on parle de la religion musulmane, en Occident, on pense trop exclusivement à tel ou tel de ses porte-parole dont parlent nos journaux et nos télévisions, mais on oublie que l’islam c’est d’abord et surtout ces centaines de millions d’hommes et de femmes, jeunes et adultes, intellectuels, ouvriers et paysans, pour lesquels le message coranique constitue le fondement des valeurs éthiques, la lumière de leur vie, et la source de l’espérance au-delà de la mort. (…) au-delà de la politique, la communauté musulmane d’est aussi et d’abord des hommes et des femmes qui croient et qui prient, en s’efforçant de vivre les valeurs dont parle le Coran : équité, patience et miséricorde. »

Michel Lelong, L’Islam et l’Occident, éd. Albin Michel

Le P. Lelong cite aussi ces paroles du général de Gaulle (rapportées dans Le Monde en 1972) :

« Voyez-vous, il y a de l’autre côté de la Méditerranée, les pays en voie de développement, et il y a aussi chez eux une civilisation, une culture, un humanisme, un sens des rapports humains que nous avons tendance à perdre dans nos sociétés industrialisées et qu’un jour nous serons probablement très contents de retrouver chez eux. Eux et nous, chacun à notre rythme, avec nos possibilités et notre génie, nous avançons vers la société industrielle. Mais si nous voulons, autour de la Méditerranée, accoucheuses de grandes civilisations, construire une civilisation industrielle qui ne passe pas par le modèle américain et dans lequel l’homme serait une fin et non un moyen, alors il faut que nos cultures s’ouvrent très largement l’une à l’autre. »

Ce livre publié en 1982 reste tout à fait pertinent aujourd’hui, avec ses rappels historiques et ses analyses sur les trois religions abrahamiques et leurs relations. Le père Lelong, artisan de toujours du dialogue inter-religieux, ayant vécu vingt ans en terres d’islam possède aussi une connaissance approfondie des hommes et des croyants de ces religions, de leurs rapports qui ne sont pas aussi simples qu’on ne les présente en Occident. Il sait montrer les atouts des uns et des autres, et aussi leurs manquements, de chaque côté de la Méditerranée. Sans oublier de rappeler la grande richesse et la grande diversité de l’islam, notamment asiatique et africain.

« Juifs et musulmans ont un sens de l’obéissance à la Volonté de Dieu, de la communauté, de l’hospitalité et de la fraternité, on pourrait dire aussi un sens du corps, de la nourriture et de la terre, que nous avons tort de méconnaître et qui peuvent être un remède à nos propres insuffisances ou excès. »

Inciter à la rencontre et à la paix par et pour la connaissance réciproque, tel est l’objectif de ce livre qui devrait être lu de nouveau aujourd’hui. Pour développer encore ce que le cardinal Duval, archevêque d’Alger, appelait  le « dialogue du salut », grâce auquel, dans une « atmosphère de respect et d’amitié », les hommes « peuvent s’aider les uns les autres à répondre aux desseins de Dieu et à lutter contre le péché, c’est-à-dire tout ce qui, dans les manifestations de la vie tant individuelle que collective, est un obstacle au plan de Dieu. »

M. Lelong cite aussi Mohamed Talbi, lequel se référant au Coran qui « accepte et respecte la diversité » appelle l’islam à « défendre le droit à la différence », et écrit à propos des religions : « Leurs empires réciproques, aux limites si longtemps figées, s’écroulent de l’intérieur et de l’extérieur ; le mouvement a remplacé l’immobilité ; les frontières bougent ; quelque chose de nouveau est en gestation ; et dans le plan de Dieu, cela ne peut pas être, en définitive, un mal. (…) Enfin, et de toute façon, l’homme qui est habité par la foi sait que la vie terrestre n’est pas éternelle. Après cette mutation suprême qu’est la mort, sous une forme supérieure, la vie continuera pour l’individu ; elle continuera aussi, après la disparition de notre support terrrestre, pour l’espèce entière dans la plénitude de la vision du visage de Dieu. Cela, en principe, devrait suffire pour nous inspirer modération, sagesse et une confiance infinie en Dieu et en l’homme. »

Il peut paraître que depuis plus de trente ans que ces paroles ont été écrites, la situation n’a pourtant pas évolué, sinon vers le pire. Mais plus de trente ans sont beaucoup (l’âge du Christ) et peu dans le temps de Dieu, et les puissantes ressources spirituelles et humaines dont témoigne cet ouvrage humble et clair permettent de dépasser les apparences et de rendre plus vivante que jamais l’espérance, pour, comme le conclut Michel Lelong, « la liberté spirituelle de l’homme et la paix entre les peuples ».