Courir et traduire

Je suis bien fatiguée en ce moment – c’est l’un des effets du médicament que je dois prendre pendant encore deux ans et demi, mais aussi de la masse de traduction que j’ai produite ces derniers mois, des milliers de vers (la fatigue me contraint à ralentir un peu en ce moment mais je continue quand même à avancer dans toute cette splendeur de l’Odyssée, j’aurai fini le chant XV d’ici lundi ou mardi je pense). Peut-être aussi parce que je fais pas mal de sport, en particulier mes trois running par semaine, pas bien longs dans l’absolu (environ trois kilomètres) mais bien intenses pour mes capacités de petite débutante (à tous les sens du terme) de 65 ans. J’adore ça et j’y suis allée ce samedi matin malgré ma grosse fatigue et la pluie et le vent, et j’ai fait un de mes meilleurs temps quoique j’ai enlevé ma veste contre la pluie avec l’arrêt de la pluie puis l’ai remise à la reprise de la pluie, tout en marchant et sans arrêter l’appli avant de me remettre à courir. Je dois trouver mon rythme, je cherche encore, au collège ce qui me convenait parfaitement c’était le 400 mètres ; au sprint sur 60 mètres j’étais assez bonne si je me souviens bien mais trop petite par rapport à la plupart des autres filles pour faire les meilleurs temps ; mais au 400 mètres, où il fallait combiner la vitesse avec un peu d’endurance, là j’étais dans les toutes premières. Quand il fera un peu meilleur je prendrai mon vélo et j’essaierai d’aller courir dans un stade, pour voir. Même pour le footing ça doit être agréable.

Je suis vraiment bien musclée maintenant, c’est bon de se sentir ainsi. Et je ne le fais pas exprès, mais cela m’aide à traduire Homère, parce que c’est très physique, son poème. La chose énorme que j’y vois, et que j’y manifeste dans ma traduction (il y a du changement par rapport aux premiers chants que j’ai mis en ligne ici), puisque je la vois manifeste dans le texte grec, n’a jamais été vue, je pense – sinon cela se saurait. La joie de la découverte est intense. Je cours, en grec, se dit théo, un homonyme du nom théos, dieu.

Beauté de la discipline, dans l’armée, la religion, l’art, le sport…

Ce matin devant la Sorbonne Nouvelle, photo Alina Reyes

Ce matin devant la Sorbonne Nouvelle, photo Alina Reyes

Ce matin pour la première fois je suis allée courir à jeun. C’est un peu plus difficile et du coup j’ai fait moins bien que les dernières fois, d’autant que je me suis interrompue, sans arrêter le chrono, pour photographier rapidement la Garde Nationale qui faisait le tour du quartier pour participer à protéger les musulmans qui fêtaient l’Aïd à la Grande mosquée ; et que j’ai aussi dû zigzaguer entre ces foules de musulmans en belles tenues et heureux, sortant tout juste de la prière, et les camions de police et les policiers en armes postés pour les sécuriser. C’était bien beau, sous un frais soleil, et l’un d’eux, un bel homme en belle djellaba, m’a dit « bon courage, madame ! » et je lui ai répondu « merci, et bonne fête ! », ce fut ma façon de participer.

Au jardin, devant l’une des galeries, un homme chantait un chant chrétien, sans doute parce que c’est l’Ascension, ai-je pensé, mais comme son chant était pesant et triste ! Je suis passée deux fois devant, il chantait toujours.

J’aime la Garde nationale parce que j’aime les chevaux (je montais jadis au bord de la mer, en montagne et au centre équestre de Vincennes, que j’ai revu avec joie en allant l’autre jour au théâtre), et aussi parce que j’aime la discipline, d’autant que je suis fondamentalement anarchiste (c’est la contreposture, comme on dit au yoga, nécessaire à l’équilibre). Je suis contente que l’un de mes quatre fils ait été un temps soldat (jeune officier), qu’il ait fait et réussi ses dures classes, bien qu’il soit un artiste. J’aime la discipline aussi parce que j’ai été interne pendant toutes mes années de collège et de lycée, depuis la sixième, et que c’était une vie rythmée un peu comme à la caserne ou au monastère. Et c’est parce que j’aime la discipline que j’aime aussi la vie religieuse, j’aimais énormément les retraites dans les monastères, et j’apprécie la vie rythmée également des musulmans, qui vivent dans le monde mais avec un monastère intérieur – ce qui est aussi ma vie d’auteure, de traductrice, d’artiste, qui demande beaucoup de discipline, dans l’apparente anarchie. L’Art est comme Dieu ou comme l’Armée, il vous libère totalement par sa seule discipline.

Ceux qui s’imaginent qu’il faut à l’artiste des obstacles ne savent pas ce qu’est le travail : ce ne sont pas les obstacles qui le favorisent, c’est la discipline. Et j’en tire une leçon pour le sport, pour le running où je suis débutante, une leçon de patience et d’humilité : il y a des jours bons, où l’on a l’impression que ça y est, on décolle, et d’autres moins bons, où l’on revient un peu en arrière. Il faut juste l’accepter et continuer, avoir assez de discipline pour ne pas laisser tomber, comme dans la vie.

Pur bonheur

La compagnie Immersion à la fin de son "Platonov" aujourd'hui à la Cartoucherie de Vincennes, photo Alina Reyes

La compagnie Immersion à la fin de son « Platonov » aujourd’hui à la Cartoucherie de Vincennes, photo Alina Reyes

Pur bonheur du retour à la vie, partout dans le bois de Vincennes, devant l’Université de Paris et sur les quais de Seine des gens dehors se promenant, faisant toutes sortes de sports, de jeux, de musiques, de danses. Et à la Cartoucherie, du très bon théâtre en plein air, de jeunes compagnies privées de travailler depuis plus d’un an et dont l’éclatant bonheur de jouer, en tout cas pour celle, la compagnie Immersion, que nous avons vu jouer une version raccourcie de Platonov (une heure trente sur prairie, mais sur scène, leur spectacle dure cinq heures) n’a de comparable que le bonheur des spectateurs de retrouver le théâtre. La compagnie est cet été en tournée, partout ailleurs que dans des théâtres, dans des châteaux, des parcs, d’autres lieux publics, dans une belle vitalité et une belle liberté de troupe et d’artistes, qui a paru beaucoup plaire à Ariane Mnouchkine, qui était là. Ah, que vienne le nouveau monde ! Mais il est là, il a toujours été là, en marge du monde morne des affairistes en tous genres, le monde libre, le monde de la joie, de la gratuité, de l’amour, de l’art sans calcul, de la fluidité, de la grâce, est là, a toujours été là, et il suffit comme toujours de savoir dans quel monde on veut vivre, dans quel monde on vit soi-même, quel monde est et appelle notre façon de vivre.

Nous avons fait plus de vingt-deux kilomètres à vélo, en passant aussi à travers les sentiers au cœur de la forêt et en longeant la Seine à fleur d’eau, et il y avait des milliers de photos à faire mais nous étions trois et cela suffisait à mon bonheur, j’en ferai d’autres fois où je me promènerai seule.

Running

Bien progressé à la course aujourd’hui. Quel bonheur. Pour mieux faire, je lis des articles, j’écoute des vidéos, j’essaie de suivre les conseils, et ça marche. J’ai décidé de faire un entraînement plus suivi. Méthode et technique. Comme je le disais la dernière fois, les mots texte et technique ont la même racine, la racine indoeuropéenne qui signifie enfanter et qui a donné le mot grec tékos, enfant. À 65 ans, débarrassée de la vie d’adulte dont la perspective me faisait plutôt horreur quand j’étais enfant et dont je me suis sortie pas trop mal, je me sens comme revenue à l’âge d’enfance, à cette liberté, à cette ouverture, à cette indifférence aux préoccupations des adultes, à cette poésie constamment vécue, cette joie d’apprendre, cette gratuité. Mais bien sûr avec l’âge le corps faiblit, alors c’est le moment de ne pas oublier le sport. J’en ai toujours fait un peu, mais jamais aussi régulièrement que maintenant, entre mon yoga ou gym au quotidien, et le running que je commence à pratiquer plus sérieusement, dans le but de garder le rythme de trois sorties par semaine et d’allonger davantage peu à peu mes temps de course, en vitesse mais surtout en endurance (la vitesse c’est génial, mais quand on n’a pas assez d’entraînement pour la tenir longtemps il faut apprendre d’abord l’endurance, donc la lenteur). Le fait de m’être musclée au yoga et à la gym aide aussi pour la course – je viens de tomber sur un test de gainage : si on tient la planche plus de deux minutes, ce qui est mon cas, le gainage est excellent ; et avec un tronc solide, donc, on facilite l’effort des jambes. Je veille aussi à mon alimentation, et j’essaie de dormir assez, même si, à force de penser au grec ou en grec en rêvant, depuis que je traduis l’Odyssée à une forte allure de marathon, je ne suis pas sûre que mon sommeil soit toujours au mieux réparateur. Mais bon je n’ai pas non plus l’intention de participer aux Jeux Olympiques. Demain je fais du vélo.

Pourquoi le divin porcher d’Homère : ça comme le reste, il faut trouver !

Entamant ce matin la traduction du chant XIV, j’ai achevé de trouver la raison très précise pour laquelle Homère qualifie de divin le porcher d’Ulysse. Des tas de commentateurs se sont interrogés sur cette épithète, sans donner de réponse. Jaccottet comme Bérard, par exemple, reprennent ce questionnement, tandis que Dufour et Raison remplacent carrément, dans leur traduction, « divin », par « excellent » – tant tous ces bourgeois ont du mal à avaler qu’un porcher puisse être qualifié de divin. (Question reprise aussi par Tesson dans son simili-livre sur Homère sans évidemment le moindre début de réponse – mais en conférence il se trompe sur le nom du porcher en question, preuve qu’il n’a même pas pris la peine de lire le texte d’Homère).

Pourtant il y en a, des réponses. La première est, je l’ai déjà dit, qu’Homère attribue cette épithète à ses personnages pour des raisons très variées, qu’il s’agisse de qualités physiques ou morales. Tel connard, montré comme tel, peut être dit divin pour sa beauté, telle brute, montrée comme telle, pour sa nature hors du commun, etc. Homère, il faut le répéter à tous ces traducteurs, exégètes et lecteurs, n’est pas un chrétien ; être divin pour lui ne signifie pas ressembler au Christ sur sa croix. Dans son univers, la divinité est ailleurs. Et notamment, voire principalement, chez un porcher. C’est ce que je montrerai, par une précision très claire mais aussi par l’ensemble de ma traduction, qui ouvre complètement le sens de l’Odyssée comme jamais jusqu’à présent. Je n’en dis rien pour l’instant car il faut que je présente tout l’ensemble dès qu’il sera achevé, ce qui devrait être fait d’ici quelques semaines, quelques mois – je suis l’Usain Bolt de la traduction de l’Odyssée, comme dit O, et pourtant je m’arrête sur chaque mot, je prends un soin infini à chaque vers et à l’ensemble.

Outre que le décalage culturel reste pour beaucoup une porte fermée, je retiens de ce questionnement sans réponse autour de la divinité du porcher que les hommes sont trop souvent d’une grande paresse intellectuelle. Ils se posent une question, ils ne voient pas de réponse, alors ils laissent tomber. Non ! Il faut trouver ! Même si ce qu’on trouve ne prétend pas être une réponse définitive à la question – au contraire, ce qui est beau et grand, c’est de trouver une réponse qui ouvre un vaste champ d’autres recherches.

La vie théâtrale

Il ne savait pas parler français mais il le comprenait, et moi je ne savais pas parler italien mais je le comprenais. C’est ainsi que nous avons plaisamment dialogué, un hôtelier italien et moi, cette nuit dans mon rêve. L’étonnant est que sans savoir parler italien je l’entendais parler italien, alors que je n’ai pas lu ni écouté de l’italien, langue que je n’ai jamais apprise, depuis des années. Était-ce un bout d’esprit de l’une ou de l’un de mes lointains aïeux italiens qui rêvait en moi ?

J’ai déjà usé deux stylos bic pour ma traduction. Je souris chaque fois que je vois Ulysse, ou ses fiers guerriers, pleurer et se lamenter bruyamment, en se roulant ou en rampant par terre, ou en se tapant les cuisses, à cause de telle ou telle contrariété de taille. Il n’y a que les enfants pour extérioriser ainsi sans retenue leurs émotions, dans nos sociétés – et encore. Homère décrit-il un comportement habituel à son époque, ou bien accentue-t-il en poète une certaine enfance de l’humanité ? Les deux, sûrement. Du reste il y a encore des sociétés, notamment en Méditerranée, où les gens extériorisent beaucoup, par exemple les pleureuses lors des enterrements. Ce sont des sociétés théâtrales, en fait. Je me souviens combien me réjouissait, enfant, la théâtralité quotidienne de mes grands-oncles et grands-tantes, dont les parents avaient émigré du sud de l’Italie. Mon père, fils de leur frère (mon grand-père mort peu après ma naissance), avait aussi ce sens du monde comme scène où se produire, que ce soit devant les humains ou devant le désert du monde. C’est quelque chose qui vous fait passer la vie comme si vous marchiez sur les eaux. C’est tellement beau.

Tout le théâtre grec, tragédie et comédie, est déjà chez Homère. De plus en plus l’hypothèse de certains savants selon laquelle il aurait pu écrire lui-même, ou dicter à un scribe, son poème, me paraît plausible. L’alphabet grec est apparu à son époque, et avec lui l’œuvre fondatrice de la Grèce, dont nous sommes aussi, en bonne partie, les lointains descendants.

Une réflexion sur la culture et l’identité

Pénélope, par Domenico Beccafumi (wikimedia)

Pénélope, par Domenico Beccafumi (wikimedia)

Ulysse vient d’embarquer sur le bateau qui va enfin le ramener directement chez lui, voilà où j’en suis, joyeusement, ce soir. Quand je traduisais la Genèse, j’avais été émerveillée de découvrir que le mot hébreu pour dire « pupille » était le mot qui signifie dans cette langue « petit homme », parce qu’on y voit le reflet de l’homme en petit. J’ai découvert aujourd’hui, pas dans Homère mais dans le dictionnaire de grec, que le mot qui signifie « jeune fille » en grec ancien signifie aussi « pupille », pour la même raison – sauf que les Grecs, plutôt qu’un homme, y voient une jeune fille.

Encore une perle sexiste de traducteur : il est un mot grec qui signifie « irréprochable » mais sans aucune valeur morale, c’est une épithète honorifique très fréquente, accordée aux héros ou aux dieux notamment. Et les traducteurs écrivent donc « irréprochable », sans y mettre de sens moral, comme il se doit, chaque fois que l’épithète est attribuée à un personnage masculin. Mais lorsque Ulysse, parlant de Pénélope, emploie la même épithète, un tel traduit l’épithète par « vertueuse », un autre par « sans tache »… Ma parole, ces mecs, jusqu’à récemment, sont obsédés par la chasteté des femmes ! Et ce ne sont pas des Méditerranéens traditionnels, ni des musulmans, mais bien des hommes de la culture des Lumières. Sans cesse en train de qualifier les femmes de l’Odyssée de chastes quand Homère les dit sensées, ou courageuses, etc., enfin douées de qualités diverses comme les hommes – où j’en suis de ma traduction, au début du Chant 13 (sur 24), je n’ai vu Homère employer l’épithète signifiant chaste que pour la déesse Artémis, en effet fameuse pour son refus des hommes et sa chasteté délibérée. Homère ne juge pas plus la sexualité des femmes que celle des hommes. La chasteté des femmes n’est pas une vertu vantée dans l’Odyssée, qui décrit certes un monde patriarcal, mais d’un autre patriarcat et d’une autre culture que la nôtre, même si la nôtre en découle en grande partie. Je n’ai pas vu précisé que Pénélope était restée chaste en l’absence d’Ulysse. C’est ce qui est sous-entendu, mais enfin il est aussi sous-entendu qu’elle a flirté, acceptant de temps en temps des cadeaux ou faisant des promesses à tel ou tel, voire plus, qui sait ? Ce n’est pas le souci d’Homère, c’est pourquoi il n’est pas plus précis. Elle est la reine, une femme de pouvoir et de responsabilité, elle ne veut pas céder le trône et le domaine qui doivent revenir à son fils sinon à Ulysse, voilà l’essentiel.

Le fait est que tous les traducteurs d’Homère dans nos contrées chrétiennes l’ont traduit à partir de leur culture chrétienne, de leur regard chrétien – même s’ils étaient athées, l’athéisme étant une des multiples formes du christianisme. C’est pourquoi nous n’avons pas encore lu vraiment Homère. Il est vrai que c’est un effort de déculturation colossal que de s’extraire de sa culture, du regard biaisé de sa culture, pour en contempler une autre, surtout si elle est éloignée dans le temps, sans représentants vivants. C’est un effort de nature scientifique, l’effort vers lequel tendent les scientifiques, l’effort du regard le moins subjectif possible. Mais c’est cela, l’arrachement à la prison culturelle. À l’heure où nous parlons tant de culture et d’identité, prendre et faire prendre conscience que la culture et l’identité libèrent autant par l’effort de s’en extraire que par l’effort de les trouver, et jamais uniquement par l’un ou l’autre effort.