Le quasi-omniscient : de nos rêves à Homère

Les rêves sont à mon sens l’une des manifestations de notre état de conscience le plus éveillé, état de conscience dont l’alphabet est notre physiologie. Du moins nos rêves que je dirais « en vers », nos rêves poétiques, par opposition aux rêves prosaïques qui ne sont que des expressions de nos inquiétudes ou de nos désirs du quotidien – et qui ont leur utilité. L’improprement appelé « inconscient » devrait presque être appelé plutôt « omniscient », tant il est supérieur à notre connaissance « consciente » du monde et de l’être. Ce que nous appelons ordinairement conscience est en réalité un état de semi-conscience, ne saisissant du monde, de l’être, du vrai, que des représentations mentales prosaïques, limitées non par notre raison mais par notre hubris, comme disent les Grecs.

Dans le monde d’Homère, quasiment tout et chacun est divin, plus ou moins et quasiment, sous tel ou tel aspect. Et tel ou telle est « le plus » quelque chose – le plus beau, le plus fort, la plus intelligente…, mais quasiment toujours après tel ou telle autre, qui lui-même ou elle-même vient après tel ou telle autre pour telle ou telle qualité. « Quasiment » est la clé de cette divinité, qui est ouverture infinie sur l’infini. Sans ce « quasiment », la conscience est fermée. Les prétendants pleins d’hubris sont une illustration de la conscience fermée. Ils ne voient pas au-delà d’eux-mêmes. Leurs appétits sont dévorants parce qu’ils tournent en rond dans un cercle fermé, sans échappatoire – et c’est ainsi qu’eux-mêmes finiront. Dans le cercle enfermant de l’idolâtrie, cette prison de l’esprit.
Ce qu’on appelle polythéisme est chez les Grecs l’expression ultime de ce refus de l’idolâtrie exprimé par le « quasiment » grec. Dieu a maints aspects, maintes formes de divinités, mais aucun de ces aspects, aucune de ces formes, ne prétend être Dieu. Même « Zeus le père » a lui-même des parents, des sœurs et frères, des enfants, et il parlemente avec les autres dieux pour prendre telle ou telle décision. Aucune image du divin dans le panthéon grec ne peut être considérée, ni se considérer elle-même, comme définitive. La divinité est mosaïque, contenue dans chacun de ses éléments, mais non exclusivement.

Homère emploie parfois le mot dieu, « théos » comme sujet sans article. La plupart du temps, on traduit le mot avec article : un dieu. Pour s’accorder à un contexte polythéiste. C’est ce que j’ai fait, au début. Mais à la réflexion, au fil de la traduction, il m’est apparu qu’il n’était pas plus inexact de traduire, au moins parfois, par « Dieu », sans article et avec majuscule. Puisque Homère ne met pas d’article, et puisque un nom commun sujet sans article devient nom propre. Homère n’ignore pas Dieu comme absolu, seulement il évite d’en faire trop mention pour ne pas tomber dans l’hubris religieuse. Une seule fois dans le texte Athéna dit « moi, je suis Dieu », que l’on peut traduire aussi « moi, je suis dieu », pour, encore une fois, éviter l’hubris. L’entendre dire « moi, je suis Dieu », c’est donner une idée de la mosaïque infinie dont elle est une part, de par son essence de « dieu ». C’est entendre la voix du Principe qui s’exprime à travers les dieux, comme à travers nos rêves non prosaïques.

En écoutant les cours de Michel Zinc au Collège de France sur les romans du Graal, j’ai été frappée par sa remarque selon laquelle toute littérature commence par la poésie puis devient prose. Les grands textes fondateurs sont écrits en vers. Le passage à la prose, dit Michel Zinc, est censé exprimer des vérités, contrairement à l’univers poétique. Nos librairies sont pleines de livres en prose, de prose sans poésie ou pauvre en poésie. Donc pleines de vérités limitées, tournant en rond dans un monde humain, trop humain, inconscient de la grandeur du monde et de l’être.

Jouer et éprouver

Souvent je suis obligée de m’arrêter pour contempler le texte que je recopie, tellement c’est puissant. Comme quelque chose qui vous laisse sans voix, sans faim et sans soif – et sans pouvoir bouger, un moment. Atterré de beauté. Combien de fois dans la journée suis-je tentée de donner ici tel ou tel passage, de le partager ? Je me retiens de le faire, car ce serait comme spoiler, il faut garder le bonheur de la découverte au moment de la publication, et puis aussi celui de la découverte dans la continuité de la lecture, depuis le début. Du reste, il faudra sans doute que je retire aussi les traductions des premiers chants que j’ai données ici, et qui ne sont plus valables, ne serait-ce que parce que les noms des personnages ont changé.

J’ai mal à l’auriculaire de la main gauche à force de taper, c’est celui qui tape les a et il y en a beaucoup. J’ai eu mal longtemps à l’avant-bras gauche à force de manier mon lourd dictionnaire, avant de me résoudre à utiliser un dictionnaire en ligne. J’ai mal au dos aussi, à rester ainsi assise à taper. Ainsi donc j’ai des blessures de sport, en quelque sorte, en traduisant l’Odyssée (je suis un bien humble sportive, mais une sérieuse athlète de la littérature). Le sport y a une grande importance – on ne sait trop s’il faut traduire par « les jeux » ou « les épreuves » le mot grec dont nous vient directement le mot athlétisme – notamment parce que c’est par l’épreuve des haches que débutera le massacre des prétendants. Je n’en suis pas encore là, mais j’ai passé tout à l’heure l’épisode des portes des rêves, et j’ai encore arrangé la traduction, joué avec les mots comme Homère l’a fait, pour le plaisir de l’auteur et celui des auditeurs et lecteurs. Je commence juste le chant XX, ses premiers vers sont tellement saisissants – je me suis arrêtée et j’ai écrit ce qui précède.

des chiffres et des lettres

Je souris ou je ris souvent en recopiant ma traduction. Dans ces moments d’humour d’Homère, je pense spécialement à mes élèves, j’imagine comme on pourrait avoir un bon moment à étudier tel ou tel passage – mais pas seulement dans les moments d’humour. Homère est donné à découvrir aux petites classes de collège, mais il serait tellement intéressant aussi à étudier avec des lycéens. On leur propose souvent, en cours de français, des œuvres qui les intéressent moyennement ou moins encore que moyennement, alors que là on a de la très grande littérature qui peut intéresser et former tout le monde, à tous les niveaux d’étude. Y compris évidemment à l’université, et pas seulement pour les étudiants en lettres classiques.

Long travail que de recopier ces milliers de vers d’abord traduits au stylo, et en plus j’ai dû numéroter les dix premiers chants environ, que je n’avais pas du tout ou pas bien numérotés au fil de la traduction – c’est ainsi que j’en avais ici ou là un de trop ou un de moins, voire plus ; d’une part parce que si on ne fait pas ce travail de numérotation au fur et à mesure de la traduction, ce que j’ai fait méticuleusement au bout d’un moment, on n’est pas à l’abri de sauter un ou des vers par inadvertance, ou de traduire un seul vers sur deux vers, d’autre part parce que dans le texte grec lui-même il manque parfois un vers, mais qu’il faut le compter quand même. Bref c’était fastidieux et ça m’a pris beaucoup de temps, mais c’est fait, et maintenant le problème ne se pose plus, j’ai rattrapé les premiers chants et ceux que je recopie désormais sont correctement numérotés au brouillon. Il va me falloir encore quelques jours pour tout recopier, puis ensuite au moins une semaine pour écrire le commentaire. Heureusement que j’ai ça à faire, qui rend moins brutale la séparation d’avec le texte, qui est un être vivant en moi.

Cet après-midi en marchant un peu pour m’aérer quand même, j’ai trouvé dans la rue une carte étrangère qui m’a donné très envie de me remettre à mon roman ; je l’ai emportée. Rien ne vaut la liberté, ne jamais y renoncer.

Sub tegmine fagi

Je songe un peu à faire d’autres traductions quand j’aurai fini de mettre au propre et commenter celle d’Homère. Peut-être le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Ou bien Les Métamorphoses d’Ovide, ou Virgile. C’est très exaltant de traduire un texte qu’on admire, mais j’essaie de ne pas me précipiter, je dois aussi écrire mon propre roman. Nous verrons. J’ai pour ainsi dire désir de constituer un trésor littéraire en français, de textes précieux à transmettre, comme si on devait les emmener dans l’espace en déménageant de la Terre. Un trésor à sauvegarder. Bien sûr il y a déjà des traductions, mais il faut toujours retraduire, parce que les traductions, comme le reste mais pas comme le grand texte, vieillissent. Les traductions en arrivant redonnent vie et jeunesse au grand texte, puis avec le temps appellent d’autres traductions. On pourrait tracer un arbre généalogique des traductions en différentes langues à partir du texte originel. Chaque langue est une branche qui produit une lignée, des fruits appelés à se renouveler aux saisons, et le tout forme un grand arbre où peut vivre l’humanité.