Intelligence et poésie

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Screenshot_2021-03-06 Alexis Kauffmann ( framaka) TwitterRegardé hier soir Old Boy, le beau et poétique film de Park Chan-Wook. Ma scène préférée, véritablement jouissive : celle du combat du héros dans le souterrain contre toute une bande de méchants qu’il dégomme à mains nues les uns après les autres et tous ensemble, avec cette fin de scène admirable de l’ascenseur. Nous sommes loin, très loin, en France, d’avoir un cinéma qui arrive seulement à la cheville du cinéma asiatique. La Corée du Sud, le pays de Park Chan-Wook, est le pays où les élèves sont de loin les plus forts en mathématiques, avec, juste après, le Japon ; inutile de préciser que la France, où le niveau en maths ne cesse de baisser, se situe très loin derrière. Quel rapport entre les maths et l’art ? L’intelligence.

Terminé les trois tomes de Millenium, le personnage de Lisbeth Salander me reste. Comme dans Old Boy, l’héroïne ou le héros solitaire qui combat contre des forces obscures est en partie l’héritage de L’Odyssée. Les forces obscures opposées à Ulysse sont celles de Poséidon, père du Cyclope, force obscure dont Ulysse a dévoilé l’obscurantisme et la bêtise en crevant son unique œil. Forces obscures dont le héros d’Homère sort vainqueur grâce à la guidance d’Athéna aux yeux brillants de chouette, qui voient aussi la nuit et dans la nuit.

Je traduis couramment une trentaine de vers par jour. Un bonheur sans pareil. À mesure que j’avance la traduction avance plus vite, le vocabulaire me revient et je reconnais évidemment mieux la langue homérique, un grec difficile car très ancien, empruntant à divers parlers du monde grec, et bien sûr poétique, répondant aux exigences du vers. Si je le traduis en vers libres de douze à quinze pieds, c’est pour rendre aussi en français cette part de contrainte qui rend singulière la langue poétique, qui y ouvre des espaces par où passer dans d’autres dimensions de l’univers.

Des stéréogrammes, de la rigueur et de la grâce, dans les sciences humaines et dans l’art

stereogrammeC’est un phénomène extrêmement exaltant que de voir apparaître dans un texte des dimensions jusque là insoupçonnées. Comme, en exerçant ses yeux à converger et à diverger, on voit apparaître des profondeurs, des effets, des volumes, des formes, des thèmes cachés dans un stéréogramme. C’est ce qui m’arrive, avec de plus en plus de force, à mesure que je traduis l’Odyssée (tous les textes ne se prêtent pas aussi bien à l’exercice, seulement les grands textes poétiques riches en dimensions, et bien sûr seulement dans leur langue originelle). Cela demande du temps, même si les révélations finissent par arriver soudainement, beaucoup d’attention, et ensuite de l’abandon à ce qui est apparu, pour mieux le goûter, et ce faisant mieux le savoir, l’analyser, mettre en perspective la nouvelle perspective. Cela demande aussi des outils sophistiqués : de l’expérience, et de l’étude. Étude de certains travaux savants qui, même s’ils n’ont pas abouti en eux-mêmes à une exégèse révolutionnaire, en donnent les moyens à qui sait se servir des outils qu’ils constituent.

Et je soutiens et j’admire ceux des savants, des universitaires, qui travaillent avec sérieux, avec autant de sérieux, de science, de méthode, de précision, dans les sciences humaines, que dans les sciences exactes. Sans cet énorme travail de base, celui des autres et celui qu’on peut faire soi-même, on ne fait que remuer de l’air, parler pour ne rien dire ou pour ne dire que du faux. J’ai quitté mon premier directeur de thèse quand j’ai compris que nos esthétiques et nos éthiques différaient trop. Mais je lui suis reconnaissante de m’avoir bien rappelé la manière scientifique d’établir des notes. Et je fus choquée lorsque le suivant me déclara, à la fin, qu’il y accordait peu d’importance, qu’il trouvait même qu’on pouvait s’en passer. Mais à quoi servirait un travail savant qui n’apporterait pas ce qui est la moindre des politesses scientifiques : des sources, des preuves ? Non seulement il ne serait pas crédible, mais il ne serait pas non plus utilisable ; ce ne serait qu’un travail égoïste et stérile. Et ce serait aussi la porte ouverte au n’importe quoi, au mensonge, au bluff, comme on ne les voit que trop souvent à l’œuvre ici ou ou encore et en bien d’autres cas.

Toute recherche, toute analyse, universitaire ou autre, exige la rigueur. Autant de rigueur que doivent en avoir les artistes. Sans elle, il ne reste que gestes approximatifs, bavardage, cacophonie, absence de sens. Sans elle, pas de grâce.

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Vous pouvez vous exercer aux stéréogrammes ici, en les affichant pleine page ou en les imprimant. En convergence (en louchant fixement vers le centre de l’image placée à 30 cm de vos yeux environ, jusqu’à apparition du relief caché) et en divergence (en plaquant d’abord vos yeux sur l’image, de façon à ce qu’ils se disposent comme s’ils regardaient à travers un objet lointain, et en les en éloignant lentement, jusqu’à 30 cm environ aussi, en continuant à la fixer jusqu’à apparition du relief, en général plus manifeste et plus spectaculaire dans ce sens). Une fois le relief apparu, rester un peu sur l’image, qui deviendra plus nette et plus profonde encore. À ne pas faire plus de quelques brèves minutes, pour éviter les maux de tête. Un bon exercice à faire de temps en temps, en convergence puis en divergence pour l’équilibre, afin d’entretenir sa musculature oculaire.

Des fesses, de l’écriture inclusive et du bonheur

Il fait beau, j'ai repris le vélo. À la BnF, les gens s'entraînaient à la danse, d'autres à la boxe... Aujourd'hui à Paris, photo Alina Reyes

Il fait beau, j’ai repris le vélo. À la BnF, les gens s’entraînaient à la danse, d’autres à la boxe… Aujourd’hui à Paris, photo Alina Reyes

O, qui me dit depuis plus de trente ans que j’ai de belles fesses, m’a dit ce matin qu’il ne m’avait jamais vu un aussi joli fessier. Haha ! c’était peut-être un peu flatteur mais c’est vrai qu’il est bien rond et ferme, et à soixante-cinq ans je remercie le yoga, la gym des danseuses et les autres activités sportives que je pratique. Je ne les remercie pas seulement pour l’esthétique, mais plus encore pour le bien-être, le plaisir, le bonheur de sentir jouer ses muscles à toute heure, de se sentir tonique et souple, agile, solide, équilibrée, légère et ancrée. Bien en vie.

Et puis c’est important les fesses, notamment parce qu’on peut, d’un geste, s’en servir pour envoyer promener les ennuyeux. D’autre part, être en forme·s c’est être mieux armé·e contre les virus et autres désagréments. Et voilà que je suis contente d’avoir trouvé une utilité de plus à l’écriture inclusive, avec ce point médian qui vient de me servir à rendre visible le féminin, mais aussi à faire jouer les sens possibles d’un mot.

Ce point médian, c’est comme la fente qui nous fait deux fesses. D’ailleurs fesse, ça veut dire fente. Si on n’avait qu’un ballon à la place des fesses, ce serait bien moins charmant et bien moins pratique, à divers points de vue. Les fesses dont la fente souligne et exalte le rebondi sont le propre de toute l’humanité, tous sexes confondus. Il n’y a que les mal dans leurs fesses pour ne rien comprendre à l’écriture inclusive.

Odyssée profonde. Remarques sur le fait de traduire

J’ai fait une découverte fantastique aujourd’hui dans l’Odyssée. J’y fais sans cesse des découvertes, plus ou moins importantes, tout simplement parce que je lis le texte dans sa langue. Les traductions ne rendent que ce que les traducteurs ont compris, et en tout cas seulement ce que leur langue permet de transcrire de la langue originelle, et qui ne peut jamais rendre la richesse et la finesse du sens contenu dans la langue première, qui ne peut en être qu’une adaptation, une approximation. Même en traduisant le plus près possible du texte, comme j’essaie de le faire, on en reste encore loin, trop loin pour distinguer ses subtilités. Je remarque que la plupart des traducteurs, au lieu d’essayer de comprendre pourquoi Homère, dans tel vers, a employé tel mot plutôt qu’un autre, se contentent de rendre le sens qui leur paraît le plus normal, le plus ordinaire, le plus attendu, celui qui passe le plus facilement. Ce faisant ils aplatissent considérablement le texte, dont on perd toute la troisième dimension. Bien sûr je n’échappe pas non plus à ce problème, mais du fait que j’en ai une conscience aiguë, je fais de mon mieux pour y remédier.

Il est absolument impossible de gloser sérieusement sur un texte qu’on ne peut lire, comme l’a fait Sylvain Tesson, et il est criminel de le falsifier, surtout aussi grossièrement que le fait le documentaire diffusé par Arte, qui relève non de l’adaptation mais de la contrefaçon, et plutôt que des « grands mythes », comme ils disent, des gros mythos. Veuille Dionysos, dieu des révélations et de la mort, attribuer à chacun son dû. Résultat qui ne peut manquer, car la logique des « dieux » est aussi sûre que celle des équations mathématiques, même si la plupart des mortels n’y comprennent rien.

Je publierai mes découvertes en même temps que ma traduction (car ma traduction en elle-même, pas plus qu’une autre, ne peut suffire), dans trois ou quatre ans si tout se passe bien. Voilà l’une des meilleures aventures de ma vie.

Je lis par ailleurs le très riche ouvrage de Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre (Flammarion, 2004). « Les mouvements de Dionysos s’inscrivent dans l’espace, non dans le temps », dit-elle, ajoutant que le cycle végétal indique que « La saison ne vient pas d’  « hier » mais d’ « en bas ». » « Il est, dit-elle encore, par excellence, le dieu qui « vient-et-part » ou, plus exactement, celui qui « monte » et « descend ». Et parmi tous ses attributs, j’aime spécialement celui de « seigneur des étoiles qui dansent ». Les étoiles dansent dans mes yeux quand je traduis, c’est-à-dire quand je traverse les espaces infinis qui ne m’effraient nullement, bien au contraire.

Dionysos chevauchant une panthère, mosaïque macédonienne de Pella, Grèce (4e siècle avt JC). Wikimedia

Dionysos chevauchant une panthère, mosaïque macédonienne de Pella, Grèce (4e siècle avt JC). Wikimedia

Physique de la poésie

Yoga et autres gymnastiques au quotidien continuent à me muscler, à me rendre plus souple et plus agile. Je me sens en joie dans mon corps, et dès qu’il fera un peu moins gris et humide je recommencerai à marcher davantage, à courir, à faire du vélo, et quand l’épidémie prendra fin peut-être de la danse, ou aller à la piscine, etc. L’été dernier O et moi avons fait 100 km à pied en Lozère avec chacun un énorme sac sur le dos, en bivouac et en complet bonheur de liberté. En traduisant l’Odyssée je suis transportée de joie aussi – et je me demande pourquoi tant de traducteurs ont affadi la poésie inouïe de ce texte. Et je me dis qu’ils n’ont pas dû la sentir. Les intellectuels sont rarement des gens qui cultivent le bonheur du corps, qui connaissent leur corps, qui savent ressentir la vie et le monde avec leur corps. Or la poésie puissante (je précise puissante car la plupart de la poésie aujourd’hui ne l’est pas, puissante) est de la même nature que la nature, que la vie, elle vient de la même source, et c’est par sa propre nature et par sa propre puissance vitale qu’on la ressent, qu’on la reçoit, qu’on en est revigoré et rincé comme d’une séance de sport. Je dirai donc que la plupart du temps, je préfère de beaucoup les sportifs et autres danseurs de tous sexes aux poètes.

Et en ce moment, je regarde et regarde encore de magnifiques prestations récentes des gymnastes – j’ai déjà évoqué ici Simone Biles, la voici encore, avec aussi, autres plendides corps vivants, Gracie Kramer, Margzetta Frazier, Kyla Ross, MyKayla Skinner, Katelyn Ohashi. Moi aussi, quand j’écris, parfois, je me sens ainsi : virtuose. Dans l’art de quitter le sol en beauté et de retomber sur ses pieds avec grâce et sourire, et même joie féroce.


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à bientôt pour la suite du journal intime d’une jeune femme libre (cf note précédente)