L’à soutenir légèreté de l’être

ce matin à ma fenêtre, photo Alina Reyes

ce matin à ma fenêtre, photo Alina Reyes

Réveillée ce matin par un vif regain de mon désir d’ouvrir une école. Une autre école. Si la terre et le ciel me prêtent vie, et force suffisamment d’en trouver les moyens. Déjà ce journal en ligne en est une sorte et s’il ne devait rester que celle-ci, ce serait bien aussi.

Souvent je pense à mes élèves de Seconde et de Première, que j’ai dû laisser. Puissé-je leur avoir laissé quelque chose. Ce qui est à fonder doit être fondé à partir de sources, d’humilité, hors cadres ou du moins sans attachement aux cadres.

Enseigner par l’être. Ce que nous sommes est le premier enseignement que nous donnons. Les connaissances ne peuvent être transmises que par l’être. Par l’être d’un langage, qu’il s’exprime par des signes, par des essences ou par des existences.

Confinement. Les enfants du deuxième étage sont en train de tourner joyeusement dans la cour, l’une sur son petit vélo, son cadet sur sa mini-trottinette, en comptant les tours. Je me rappelle quand nous étions enfants, mes frères et moi, et que nous nous tenions sur le bord de la route, à lire les plaques d’immatriculation des voitures qui passaient. Pourquoi ?

Ce temps de confinement me rappelle Nuit Debout, où l’on ne sortait pas du mois de mars. Et les Actes tous les sept jours repris des Gilets jaunes. Il se passe quelque chose avec le temps, ces derniers temps. Comme dans les convulsions de la mort, ou celles des accouchements.

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Éros et Thanatos (Lewis, « Le Moine »)

 

Séance de yoga ce matin, séance de sport cet après-midi. Sans sortir, confinement oblige. Mais le corps veut sentir ses muscles, son sang. Il veut transpirer. Entre les deux, lecture du Moine de Lewis, dont voici des passages du chapitre II :

 

 

« « C’est là une étrange pensée, Rosario, » dit le prieur, en pénétrant dans la grotte.

« Vous ici, révérend père ! » s’écria le novice.

Aussitôt, se levant tout confus, il abaissa vite son capuchon sur sa figure. Ambrosio s’assit sur le banc et obligea le jeune homme de s’y placer près de lui.

« Il ne faut pas caresser cette disposition à la mélancolie, » dit-il. « D’où vient que vous envisagez sous un jour si favorable la misanthropie, de tous les sentiments le plus odieux ? »

(…)

Mon père ! » continua-t-il en se jetant aux pieds du moine, dont il pressait avec transport les mains sur ses lèvres, tandis que l’agitation pour un moment étouffait ses paroles, « mon père ! » continua-t-il d’une voix défaillante, « je suis une femme ! »

À cet aveu inattendu, le moine tressaillit. Le faux Rosario était prosterné à terre, comme attendant en silence la décision de son juge. D’une part, l’étonnement, de l’autre, l’appréhension, les enchaîna pour quelques minutes dans la même attitude, comme s’ils avaient été touchés par la baguette d’un magicien. Enfin, revenant de sa confusion, le moine quitta la grotte, et s’enfuit précipitamment vers le couvent.

(…)

« Peu m’importe, peu m’importe, » répliqua-t-elle avec véhémence ; « ou votre main me guidera au paradis, ou la mienne va me vouer à l’enfer. Parlez-moi, Ambrosio ! dites-moi que vous cacherez mon aventure, que je resterai votre ami et votre compagnon, ou ce poignard va boire mon sang. »

À ces mots, elle leva le bras et fit le geste de se frapper. Les yeux du moine suivaient avec terreur les mouvements de son arme. Son habit entr’ouvert laissait voir sa poitrine à demi-nue ; la pointe du fer posait sur son sein gauche, et Dieu ! quel sein ! Les rayons de la lune, qui l’éclairaient en plein, permettaient au prieur d’en observer la blancheur éblouissante ; son œil se promena avec une avidité insatiable sur le globe charmant ; une sensation jusqu’alors inconnue remplit son cœur d’un mélange d’anxiété et de volupté ; un feu dévorant courut dans tous ses membres ; le sang bouillait dans ses veines, et mille désirs effrénés emportaient son imagination.

« Arrêtez ! » cria-t-il d’une voix défaillante, « je ne résiste plus ! restez donc, enchanteresse ! restez pour ma destruction ! »

Il dit, et, quittant la place, il s’élança vers le monastère ; il regagna sa couche, la tête perdue, incapable d’agir et de penser.

(…)
Il se réveilla brûlant et fatigué. Durant son sommeil, son imagination enflammée ne lui avait présenté que les objets les plus voluptueux. Dans son rêve, Mathilde était devant lui, il revoyait encore sa gorge nue ; elle lui répétait ses protestations d’amour éternel ; elle lui entourait le cou de ses bras, et le couvrait de ses baisers ; il les rendait ; il la serrait passionnément sur sa poitrine, et — la vision s’évanouissait. Parfois son rêve lui offrait l’image de sa madone favorite, et il se figurait être à genoux devant elle ; il lui adressait des vœux, et les yeux du portrait semblaient luire sur lui avec une douceur inexprimable ; il pressait ses lèvres sur celles de la madone, et il les trouvait chaudes ; la figure s’animait, sortait de la toile, l’embrassait tendrement, et ses sens étaient incapables de supporter une volupté si exquise. Telles étaient les scènes qui occupèrent ses pensées pendant son sommeil ; ses désirs non satisfaits suscitaient devant lui les images les plus lascives et les plus excitantes, et il se ruait dans des joies qui jusqu’alors lui avaient été inconnues.

Il se jeta à bas de son lit, plein de confusion au souvenir de ses songes.

(…)

« Ce que je vous dis, j’avais résolu de ne vous le découvrir qu’au lit de mort ; le moment est arrivé. Vous ne pouvez avoir déjà oublié le jour où votre vie fut mise en danger par la morsure d’un mille-pieds. Le médecin vous abandonnait, déclarant ignorer le moyen d’extraire le venin ; j’en connaissais un, moi, et je n’ai pas hésité à l’employer. On m’avait laissée seule avec vous ; vous dormiez : j’ai défait l’appareil de votre main, j’ai baisé la plaie, et de mes lèvres sucé le poison. L’effet a été plus prompt que je n’avais cru. Je sens la mort dans mon cœur ; une heure encore, et je serai dans un meilleur monde. »

(…)

Il faisait nuit, tout était silence alentour ; la faible lueur d’une lampe solitaire tombait sur Mathilde, et répandait dans la chambre un jour sombre et mystérieux. Aucun œil indiscret, aucune oreille curieuse n’épiaient les amants ; rien ne s’entendait que les accents mélodieux de Mathilde. Ambrosio était dans la pleine vigueur de l’âge ; il voyait devant lui une femme jeune et belle, qui lui avait sauvé la vie, qui était amoureuse de lui, et que cet amour avait conduite aux portes du tombeau. Il s’assit sur le lit, sa main était toujours sur le sein de Mathilde, dont la tête reposait voluptueusement appuyée sur sa poitrine : qui peut s’étonner qu’il succombât à la tentation ? Ivre de désir, il pressa ses lèvres sur celles qui les cherchaient ; ses baisers rivalisèrent de chaleur et de passion avec ceux de Mathilde : il l’étreignit avec transport dans ses bras ; il oublia ses vœux, sa sainteté, et sa réputation ; il ne pensa qu’à jouir du plaisir et de l’occasion.

« Ambrosio ! oh ! mon Ambrosio ! » soupira-t-elle.

« À toi, à toi pour jamais ! » murmura le moine ; et il expira sur son sein. »

Matthew Gregory Lewis, Le Moine, trad. Léon de Wailly

Le livre est téléchargeable en plusieurs formats sur wikisource

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Journal de déconfinement (2). Voisins et enfants

J'ai pris cette photo le 31 mars 2019 au Jardin des Plantes, où les cerisiers sont sans doute en fleur aussi ces jours-ci

J’ai pris cette photo le 31 mars 2019 au Jardin des Plantes, où les cerisiers sont sans doute en fleur aussi ces jours-ci

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Dans mon immeuble, situé entre la rue Mouffetard et la place d’Italie, entre le Quartier Latin et les grands quartiers de Street Art du XIIIe arrondissement, près du Jardin des Plantes, de la Pitié-Salpêtrière et de la Grande mosquée (comme le savent celles et ceux d’entre vous qui ont vu mes photos ici au fil des ans), les gens ne sont pas riches et tout le monde ou à peu près est resté là. En fait il s’agit de deux immeubles avec une petite cour entre les deux. Côté cour, côté rue, comme on dit à peu près au théâtre. Deux immeubles vieillots, pour ne pas dire vétustes – raison pour laquelle les loyers y sont deux fois moins chers qu’ailleurs à Paris. Depuis un ou deux ans de nouvelles familles sont arrivées, plus jeunes, d’origines plus diverses, avec des enfants. Un bonheur pour moi de voir les poussettes accumulées au bas de l’escalier, de croiser de temps en temps des enfants dans l’escalier (il n’y a pas d’ascenseur).

Maintenant que nous sommes confinés nous ne nous voyons plus (il n’y a pas de balcons) mais j’entends, de l’appartement du dessous, monter la musique africaine que ma jeune voisine écoute et les comptines qu’elle passe à son adorable fillette, les mêmes que je passais à mes enfants quand ils étaient petits. Deux sortes de sons très charmants (d’autant qu’elle veille à ne pas les mettre trop forts) et que j’aime particulièrement entendre quand je fais mon yoga, se superposer à ma propre musique d’accompagnement ou bien seuls, paisibles, joyeux et pleins de vie.

Il y a aussi, au-dessus, la vieille dame de quatre-vingt-dix ans qui monte ses quatre étages vaillamment. Depuis le confinement elle ne sort plus mais O s’est assuré auprès de sa fille qu’elle avait toujours de la visite – elle n’en manque pas. Comme nous avons eu le virus, nous ne sortons, alternativement, que rarement et précautionneusement, n’étant pas sûrs, jusqu’à ces derniers jours du moins, de ne plus risquer d’être contagieux. Mais je continue à entendre aussi la vieille dame – on entend tout dans cet immeuble, comme si les murs étaient en papier – quand elle se lève vers six heures du matin, quand elle allume la lumière (oui, dans le silence j’entends parfaitement l’interrupteur de l’appartement du dessus), quand elle marche sur le parquet… La vieille dame habite ici depuis quasiment toujours, parfois elle raconte (enfin, elle racontait, avant le confinement) la vie d’il y a longtemps dans le même lieu.

Je ne vais pas parler de chacune et chacun de mes voisins mais même si je les connais peu, même si les uns ou les autres sont parfois emmerdants (comme nous pouvons l’être parfois pour eux aussi), je les aime bien, forcément. À vivre comme ça les uns à côté, au-dessus ou au-dessous des autres. Je ne peux pas dire, comme certains, que le confinement renforce les relations de voisinage, puisque chacun plus que jamais reste chez soi, au point qu’on sursaute presque quand on entend un pas dans l’escalier. Ce qui me rappelle le temps où je vivais en ermite dans ma grange et où je filais me cacher les rares fois où j’apercevais la silhouette d’un humain dans la montagne. Sauf que c’était pour préserver ma solitude alors que là l’isolement est imposé, ce qui fait toute la différence – et je suis étonnée que tant de « romantiseurs » du confinement ne la fassent pas, comme s’ils ignoraient dans leur chair la différence entre un choix délibéré et un état contraint, entre la liberté et la servitude, fût-elle consentie comme dans le cas de ce confinement sanitaire.

Ce qui me rapproche de mes voisins, dans cette situation inédite, c’est quelque chose d’invisible. Le sentiment de notre commune condition humaine. Ce sentiment qu’ils éprouvent aussi, je le sais, même s’ils ne le disent pas non plus. Ce sentiment que nous éprouvons tous, et qui s’avère plus profond quand il s’exerce de façon sensible, envers des personnes proches, et pas seulement nos proches mais les personnes que le hasard, disons, a placées dans le lieu où nous sommes aussi, que nous les appréciions ou non. C’est beau d’avoir de grands idéaux de communauté humaine, de se sentir proche de tout être humain où qu’il soit sur la planète, mais c’est assez facile ; justement, l’éloignement rend la chose facile. Moins facile est de supporter au quotidien les gens en chair et en os plutôt qu’en idéal. Nous sommes des animaux solitaires autant que sociaux, avec des variations selon les individus, les uns ayant besoin de davantage de socialisation, d’autres de davantage de solitude. Et le confinement nous rend la fréquentation d’autrui et la séparation d’autrui plus difficiles parce que non choisies, ni même imposées par une noble cause comme par exemple la lutte pour la liberté, mais seulement pour éviter, souvent dans la peur, la propagation d’une maladie.

De temps en temps, un petit enfant descend dans la cour et y tourne en rond sur son tout petit vélo sans pédales. Tout joyeux, comme le sont malgré tout les enfants. Heureusement, moi non plus je n’ai pas perdu ma joie enfantine, et nous sommes un certain nombre d’adultes dans ce cas – les adultes graves ne nous voient pas mais notre joie chasse le mal, jour après jour, instant après instant.

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Miyazaki renversant, journal de déconfinement, haïkus du coronavirus et maisons ouvertes

 

« J’aimerais voir si elle est sortie indemne des miasmes de la forêt toxique ». Hayao Miyazaki, Nausicaa de la vallée du vent

Pourquoi ce coronavirus laisse-t-il indemnes, ou invaincus, les enfants ? Je continue à revoir les films de Miyazaki, et j’y vois un excellent accompagnement pour passer cette pandémie. J’y vois bien des éclairages sur le renversement de notre vision du monde appelé par ce coronavirus. D’abord, ses films sont bâtis, le plus souvent, non sur un héros mais sur une héroïne puissante, qu’elle soit petite fille, jeune fille, jeune femme ou vieille femme : Chihiro, Sophie, Nausicaa, Kiki, Mononoké… Ensuite, la question de la nature comme monde visible et monde invisible, menacée et salvatrice, y est omniprésente. Celle de la technologie est récurrente aussi, liée à la guerre et au vain et mortel désir de domination par le ciel. Celle des transformations y est tout autant façon de chasser les illusions et illustration de la vie et de la connaissance. Et bien sûr, ses films sont conçus pour tout public mais d’abord pour les enfants. Miyazaki renverse les valeurs. Mieux, il renverse le monde tel qu’il est habituellement vu par les hommes. Dans le monde vu par Miyazaki, les monstres sont gros comme dans notre monde, mais ce qui est petit est puissant, ou du moins combattant. Voilà qui est tout à fait d’actualité. Greta Thunberg est une héroïne miyazakienne. Le coronavirus, puissance naturelle invisible, est un élément également miyazakien.

La mode est aux journaux de confinement. C’est compréhensible, c’est très humain, le besoin de dire ce qu’on vit pour faire écran au néant. Mais une fois racontées la galère avec les enfants ou la queue au supermarché, une fois déclarées les pieuses intentions de lire ou de se mettre à quelque autre noble activité qu’en réalité on ne pratiquera certainement guère plus que d’habitude, que dire de plus ? Les journaux invitent des gens à tenir des journaux de confinement car les journaux sont eux-mêmes des journaux de confinement. Le résultat est d’abord instructif d’un point de vue social, puis, très vite, très limité, d’autant que la plupart des personnes qui peuvent témoigner de leur quotidien ne sont pas les plus en difficulté. Plus constructives sont alors les analyses, comme celle-ci.

En réalité, la littérature, l’art, sont des journaux de déconfinement. Car les humains sont confinés. Confinés dans leurs pensées toutes faites, leurs habitudes. Avant ce coronavirus, ce n’était pas dans leur appartement qu’ils étaient confinés, mais dans leur appartement intérieur, dans leur habitation mentale, dont rarement ils ouvrent les fenêtres et plus rarement encore la porte. J’écris, ici ou dans mes livres, pour déconfiner les esprits, comme je déconfine le mien à la lecture des autres écrivains, les vrais, les déconfinants. C’est en lisant et en écrivant que je déconfine et que je renverse le monde, si petite que je sois.

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Coronavirus,
qui es-tu ? Toi qui nous tues
et nous laisse en vie.

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Coronavirus,
as-tu toi aussi des mains
pour jouer aux dés ?

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Coronavirus,
invainqueur d’enfants, vas-tu
en voyant, ou non ?

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Et voici une lecture, faite il y a cinq ans, sur mes « maisons » :


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