Question

oeuvre de Daniel Bonnell

Toutes les questions d’éthique à propos de la manipulation des embryons ou des esprits ou de la vérité, de l’avortement, l’euthanasie, la torture, le chantage, la trahison, le mensonge, la déportation, la colonisation etc, dépendent de cette question universelle : a-t-on le droit de faire un mal pour un bien qu’on en escompte ?

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La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 20) De Marx à Hitler


Francesco Clemente, Harlequin close up

 

Lubac poursuit sa « grande enquête à travers les siècles » avec le « grand courant de pensée dans lequel va s’insérer Karl Marx. Nombre d’hégéliens, tel Moses Hess, ont « retenu de la pensée dialectique le rôle indispensable de la négation, c’est-à-dire du conflit ».(p. 344). Dans la note précédente, nous avons vu Éliphas Lévi en appeler à « l’esprit d’intelligence », et certes il manque aussi à beaucoup de disciples ou lecteurs de beaucoup de philosophes. À tous ceux qui ne lisent qu’à la lettre, ou pire, prétendant lire dans l’Esprit, ne le font que dans un mauvais esprit. En venant à des stupidités, telle celle de Daumer qui voit en Jésus le « fondateur d’une secte secrète, qui sous prétexte de reformer le judaïsme revint aux pratiques des sacrifices humains et du cannibalisme », en un « culte bestial, d’où naissent tous les fanatismes et toutes les atrocités » (p. 348). Souvenons-nous de la secte de Bro

Pensées incohérentes, marche au précipice. Tel Heine qui appelait de ses vœux la fin du judéo-christianisme, et percevait pourtant le terrifiant danger d’une telle fin, écrivant en 1853 dans De l’Allemagne :

« Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, la brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants… Les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux… Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques… Ne riez point du poète fantasque qui attend dans le monde des faits la même révolution qui s’est opérée dans le domaine de l’esprit… On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une innocente idylle… – Je vous dis d’amères vérités. Vous aves plus à craindre de l’Allemagne délivrée que de la sainte alliance tout entière avec tous les Croates et les Cosaques… »

« Y eut-il prévision plus forte de la terreur nazie ? Dans le retournement qui s’annonce, Heine pressent que le peuple juif sera la principale victime », poursuit Lubac. (pp 353-354)

Quant au marxisme, s’il est « un hégélianisme renversé », Marx n’en retient pas moins « dans son système, pour une part essentielle, la structure de la dogmatique chrétienne telle que la lui transmettait Hegel ».  Il apparaît comme « un christianisme sécularisé, changé en son contraire, et finalement, après Marx, aisément re-sacralisé » (pp 358-359), avec une « stricte analogie » « entre le Christ et le Prolétariat ». (p.361)

Du dix-neuvième au vingtième siècle, les chemins déviants perdurent. Commentant la pensée de Bloch, Lubac en conclut :

« Combien autre, l’espérance chrétienne, et combien méconnue par Bloch, prisonnier de sa décision d’athéisme et de ses fantaisies gnostiques ! Écartant toute idée d’un salut à conquérir, elle dépasse toute attente saisissable à l’imaginaire : « ce que l’œil n’a point vu, ni l’oreille entendu, ce qui n’est point monté au cœur de l’homme », en aucune espèce de rêve. (p.374)

Vision du christianisme racornie à l’oedipe par Freud, qui voyait en ses perversions personnelles celles de tout le genre humain… (p.375) Vision basse de Merleau-Ponty déclarant « que Dieu n’est plus au ciel, qu’il est dans la société et la communication des hommes »… (p.376) Pour Jeanson aussi, nous dit Lubac, « il est entendu que l’Esprit-Saint, c’est l’immanence, c’est la communauté des hommes, c’est l’Homme » (p.378)
« Et voilà, poursuit Lubac, comment le saint abbé de Flore, aujourd’hui relayé par les Blondel ( !), les Moltmann et quelques autres, parmi lesquels encore le grand Mao Tsetung, ayant appris à Roger Garaudy « que le mouvement de libération remplit tout le passage de l’animalité à Dieu », lui permet de déclarer, en conclusion : « Je suis chrétien ». » (pp 381-382)
On est en pleine confusion, le vingt-et-unième siècle est là et on y est toujours.

« Hans Küng, dit Lubac, n’avait pas tort d’évoquer le « joachimisme » en associant l’idéalisme allemand (dont le marxisme est la suite inversée) et les systèmes totalitaires du vingtième siècle ; c’est un point sur lequel le cardinal Ratzinger se rencontre avec lui. Certes, dans un cas comme dans l’autre, le rêve de l’abbé de Flore est totalement méconnaissable ; ceux qui l’avaient fait leur, au cours des siècles, l’avaient dès longtemps corrompu. Nul besoin d’y insister. Il n’en est pas moins vrai que « par différents détours, Hitler et Mussolini ont tiré les slogans… du « Fürher » ou du « Duce » de l’héritage joachimite ». » (p.382)

Mais, écrit Alfred Rosenberg, maître à penser de Hitler : « La valeur centrale du christianisme est l’Amour ; la valeur centrale d’une théorie des races est l’Honneur ; entre les deux, aucune conciliation possible : l’Amour est un principe dissolvant. » (p.383) Que se souviennent de cette phrase les adeptes des vendettas, vengeances et manœuvres « pour l’honneur », ainsi que les nationalistes et autres communautaristes exacerbés.

«  Quels que soient  les griefs qu’on peut nourrir contre les théories du saint abbé, conclut Henri de Lubac, on est heureux que son nom ne soit pas directement et explicitement mêlé aux exposés du grand prophète du nazisme. » (p.384)

Demain nous concluons notre longue lecture, nous achevons ce voyage en compagnie du grand jésuite « du côté de la Russie », avec de vrais grands esprits.

 

La voie de Bro, par Vladimir Sorokine

 

Voici un livre redoutable. Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous, disait Kafka. C’est ce que fait Sorokine, à l’endroit et à l’envers à la fois. Tout est ainsi dans ce livre, à l’endroit et à l’envers à la fois. Dans son livre la hache est de glace, c’est elle qu’on brise sur les cœurs, pour les « réveiller ». Mais attention.

Tout commence « normalement ». Je suis obligée de mettre des guillemets, car les mots sont à comprendre à l’endroit et à l’envers à la fois. Sorokine, lui, emploie beaucoup les italiques, pour faire ressortir tel ou tel mot – non pour dire qu’ils disent cela et son inverse à la fois, mais pour les mettre à l’écart, révéler leur caractère unique, isolé, comme non rattaché aux autres mots employés « normalement » dans la phrase.

Tout commence comme dans un beau roman russe, plein d’âme russe et de vie russe d’avant la révolution. Or voici qu’elle arrive, la révolution. Et qu’elle détruit tout. Le narrateur résume lui-même la situation, page 83 :

« Une enfance heureuse, la révolution qui s’était abattue comme une tornade, la disparition de ma famille, les errances, les études, la solitude et mon état d’orphelin, tout cela s’était pour toujours figé sous un verre. Tout cela était devenu le passé. Un passé distinct de moi. »

Ce qui est brisé d’abord, c’est la vie du narrateur. Et donc le temps. Comme cette forêt de Sibérie où, au jour et à l’heure de sa naissance, le 30 juin 1908, se désintégra la météorite dite de la Toungouska. Je ne vais pas raconter l’histoire, ni comment elle est liée aux haches de glace, vous trouverez tout cela dans le roman, très bien dit. Ce qui m’intéresse ici c’est le sens. À partir du moment où l’histoire personnelle du narrateur, intimement liée aux événements qui frappent son pays, rend le passé figé, gelé, nous entrons dans l’ère de la séparation. Séparation de quoi ? Premièrement, du nom. Tous les personnages frappés par la glace, le narrateur le premier, perdent leur nom. Je sais très bien ce dont il s’agit, puisque cela m’est arrivé, comme je l’ai raconté déjà dans un livre. Perdre son nom, c’est mourir.

Le nom c’est l’homme, c’est l’être : c’est biblique. Et l’homme c’est, à l’image de Dieu, celui qui est, qui était et qui vient.  La rupture de cette logique, c’est la rupture avec l’humanité. Dans un monde qui remplace Dieu par autre chose – ici « une foi sacrée en la nouvelle Russie soviétique » puis en l’Allemagne nazie -, l’homme perd son nom d’homme, l’homme meurt. Si c’est un homme, disait Primo Lévi.

Le narrateur perd son nom, en lequel était inscrit son passé, son histoire. Comme, ensuite, à chaque membre de la secte, la hache de glace lui en donne un autre, qui n’est qu’un borborygme. Désormais il s’appelle Bro. Désormais lui et ses « frères » ne sont plus des hommes mais des particules de la Lumière originelle, à laquelle ils veulent retourner. Désir d’anonymat et de désincarnation – on pourrait se croire dans certaines régions d’Internet, ou de la communication en général. D’autant que la stratégie de cette secte, au motif de combattre le monde, consiste en fait à l’infiltrer par réseaux souterrains en adoptant ses comportements et en participant à ses méfaits.

« Et j’ai vu alors ceci : des pillards tuant pour de l’argent, des violeurs forçant des femmes à écarter les jambes sous la menace d’un couteau, des affairistes ruinant habilement d’autres hommes, des génies du mensonge transformant la tromperie en grand art, des empoisonneurs circonspects, des bourreaux déjeunant tranquillement après leur travail, des inquisiteurs envoyant des hommes au bûcher au nom du bien, des assassinats de masse au nom de l’appartenance à un autre peuple. »

C’est l’un des paragraphes du long réquisitoire auquel se livre Bro dans sa vision de l’histoire de l’humanité (pp 230-232). Au terme de laquelle il n’appellera plus les hommes du nom d’hommes mais : « les machines de chair ». Car, avait-il constaté au cours d’une précédente longue vision (p.103) :

« Durant toute leur histoire, les hommes s’adonnèrent à trois occupations fondamentales : faire naître des hommes, tuer des hommes et exploiter le monde environnant. Engendrés par une eau impermanente et dysharmonique, les hommes mettaient au monde et tuaient, tuaient et mettaient au monde. Parce que l’homme était l’erreur suprême. Comme tout ce qui est vivant sur la Terre. Et la Terre se transforma en l’endroit le plus monstrueux de l’Univers. Cette petite planète devint un véritable enfer. Et c’est dans cet enfer que nous vivions. »

Le monde est mauvais, la langue est mauvaise. La dissociation dans le temps entraîne aussi une dissociation de l’esprit et de la chair. « La voie de Bro » consiste à détruire la vie de la chair pour exalter le retour à une vie de pure lumière. Et cette exaltation, ce désir, saisissent l’être de puissants élans mystiques :

« J’étais dans un état superbe. J’étais plein de force et d’énergie. Je ne vivais que dans le présent : le passé était oublié. J’avais envie d’une seule chose : que la joie de mon corps ne cesse pas. Au nom de cela, j’étais prêt à tout. » (p.86)

« Lorsque tout le camp ronflait, je me levai et marchai alentour. Les étoiles et la lune étaient cachées par les nuages. Mais le ciel du Nord était lumineux, même la nuit. Je flânais entre les arbres calcinés, je posais mes mains sur leur tronc, je m’asseyais sur la terre moussue, puis je me relevais, j’errais en direction du marais, vers le ruisseau, je trempais les mains dans l’eau. La chose immense et familière était là, tout près. Elle m’attendait. Elle vait chassé le sommeil de mon corps, n’y laissant que l’enthousiasme de l’attente. Elle faisait tressaillir mon cœur.
L’aurore m’accueillit au milieu des arbres morts. » (pp 89-90)

« Je priais pour une seule chose : que mon exaltation ne cesse pas. (…) Nos cœurs n’étaient pas encore nés ! Cette découverte me stupéfia comme si j’avais été frappé par un éclair. Puis je tombai en transe. » (p. 92)

« Le silence absolu du monde me bouleversait. Le monde terrestre était pétrifié devant moi dans un calme suprême. Pour la première fois de ma vie, je ressentis avec acuité que le monde était une création. Il n’était pas apparu de lui-même. Il n’était pas le résultat d’une combinaison aléatoire de forces aveugles. Il avait été créé. Par un effort volontaire. Et en un instant. » (p.97)

« Cette chose énorme et familière m’appelait. Et je me rendis à son appel. » (p.97)

« À chaque pas mon cœur battait plus fort. Mais ce n’étaient pas des battements habituels d’émotion et d’excitation. Les battements de mon cœur étaient lents, mais toujours plus forts et plus intenses : chaque coup résonnait dans ma poitrine, des ondes se diffusaient dans tout mon corps. » (p.98)

« J’avais trouvé cette chose énorme et familière ! Mes doigts effleuraient sa surface lisse. Mon cœur battait de façon étourdissante. Je sentis que je perdais connaissance. Ma tête se vida un instant. Un néant divin résonna en elle. » (p.100)

Etc. Nous retrouvons bien ici l’expression d’une « énorme et familière » expérience mystique. À l’endroit et à l’envers à la fois. Elle se passe « à l’endroit » dans le mode, mais « à l’envers » dans le sens. Voilà où ce livre est redoutable. Il dit quelque chose d’épouvantable et vrai, quelque chose qui continue d’arriver à l’homme. La possibilité de croire vivre un « réveil » pour la vie, alors qu’il s’agit d’un réveil pour la mort, au sens où Heidegger parle de l’homme comme d’un « être-pour-la-mort » – et ce faisant fédère beaucoup d’adeptes bien intentionnés autour de sa philosophie, qui n’est sur ce point que l’expression cachée du nihilisme de son temps, et du nôtre.

Ce que vit le narrateur de Sorokine « ressemble » à une expérience chrétienne, avec sens du sacrifice, illumination, recherche de frères, prière du cœur… Mais en réalité il s’agit d’une voie de désincarnation, de collaboration au mensonge du monde, de meurtre, de dégénérescence, de désir du néant, de la destruction, de la mort. La voie de Bro est une voie de tromperie.

Dans cette « imitation » du vrai nous pourrions citer encore bien des éléments du texte, comme l’histoire du cheval maltraité et de l’homme qui s’effondre (p.153), rappelant le passage de Nietzsche dans la folie, ou celle de Deribas qui tel saint Paul se convertit à la Lumière après avoir été un tueur d’hommes au service du bolchevisme (p.174)… Leni Riefensthal et sa lumière bleue sont aussi évoquées (p.274) (elle que j’avais évoquée aussi en même temps qu’un autre livre de Sorokine où elle ne figurait pas). Quand Bro, ne mangeant plus, est transporté dans une caisse, j’ai pensé aussi au « champion de jeûne » de Kafka… J’ai pensé encore à Kafka et à la fin du Procès, et puis aussi au doux sémite Jésus, quand Sorokine dit que les déportés se sont laissé tuer sans essayer de se défendre… Sans doute peut-on trouver encore bien d’autres références incluses dans le texte, mais elles y sont en quelque sorte toujours dépouillées de leur chair, comme vidées d’elles-mêmes. Dans cette logique, il n’est pas étonnant que les adeptes de la secte trouvent un très grand pourcentage des leurs parmi les déportés d’Auschwitz. Nous voici de retour à la Bible. À la perversion de sa parole. Voici le récit de la récupération de l’un de ces déportés par la secte :

« Quand les frères l’ont déshabillé et l’ont ligoté contre une paroi, il ne leur a opposé aucune résistance. Il se contentait de prier. Il serrait dans sa main droite un bout de papier gris chiffonné. Fer et moi avons visualisé sa vie et nous avons compris ce qu’était ce papier. Quand on l’avait transporté jusqu’au lieu d’extermination, une machine de chair le lui avait transmis. Elle connaissait beaucoup de prières, et dans sa vie précédente, à l’époque où la paix régnait, des machines de chair venaient la voir pour qu’elle leur indique la manière de vivre convenablement. En lui confiant ce papier froissé, la machine de chair lui avait dit que ce papier était lui-même. Et de lui dépendait ce qu’il serait : froissé ou redressé. Et toutes les nuits, dans le lieu d’extermination, il étalait ce papier sur sa main. Le matin, il le froissait. Ligoté contre une paroi, il serrait ce bout de papier dans sa main. Dès que le marteau de glace a frappé sa poitrine cachectique, le bout de papier s’est échappé de sa main. Et son cœur voyant s’est mis à parler :
« Ub ! Ub ! »

Vous entendez ? Ubu. Oui, faisons attention.

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Vladimir Sorokine, La voie de Bro, traduit du russe par Bernard Kreise, éditions de l’Olivier

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 17) Obscurantisme ?

un malade à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière. Photo Alina Reyes

 

Avant de reprendre notre lecture de Sorokine, il est intéressant de poursuivre celle d’Henri de Lubac, qui maintenant aborde Michelet : nous verrons que les deux ne sont pas sans lien, et comment une certaine pulsion destructrice du christianisme perdure sourdement à travers l’histoire.

« De tous les joachimites que nous passons en revue à travers huit siècles, écrit Lubac, Michelet est peut-être le plus ardent, le plus explicite, le plus abondant, le plus original aussi. Il est même le plus constant, car s’il a beaucoup varié dans les applications, il est demeuré fidèle, au long d’une cinquantaine d’années, au schème des trois âges et à l’idée d’un règne de l’Esprit. » (t.2, p.189)

Dans sa préface de 1869 à son Histoire de France, Michelet écrit :
« Je refis la vie de l’Église chrétienne, j’énonçai sans détour la sentence de sa mort prochaine, j’en étais attendri… Conclure que je suis catholique ! quoi de plus insensé ! Le croyant ne dit pas cet office des morts sur un agonisant qu’il croit éternel. » (cité p.192)

« Il est bien vrai que malgré de nombreux retours nostalgiques, dit Lubac, il s’achemine « d’une sympathie diffuse pour certains aspects du christianisme à une hostilité déclarée pour son essence »[Gaulmier]. Après avoir été le libre interprète de Jésus, l’Esprit va de plus en plus devenir son antagoniste. » (p.198)

« Dès 1841, poursuit Lubac, le cours sur la Renaissance avait chanté le triomphe de la vie sur les doctrines de mort [la tradition judéo-chrétienne]. Désormais Michelet répudie ouvertement son histoire du moyen âge, comme trop favorable à cette période obscurantiste. » (p.202)

« Tout cela ne le fait pas renoncer à son mythe de l’Évangile éternel, mais se traduit par une opposition toujours plus accentuée du Fils et de l’Esprit et par la substitution radicale du second au premier. « Combat éternel du Fils et du Saint-Esprit », notait-il dans son Journal le 3 mai 1842. Ce n’est même plus assez dire. Il faut que l’œuvre du Christ soit écrasée, qu’il n’en reste même plus une poignée de cendre, pour que l’Esprit seul triomphe. 5 juillet 1843 : « J’entre dans la Renaissance… Il était grand temps que je prisse nettement parti, contre le parti de la mort ». Reprenons cette émouvante méditation de Michelet sur la mort de son père, le 21 novembre 1846 : « Le monde fera-t-il son chemin en traduisant le christianisme, comme je l’avais cru d’abord, ou bien en le détruisant, comme je le vois aujourd’hui ? Personne n’a fait plus de vœux que moi pour une transformation douce et régulière qui laisserait subsister ce que la forme a d’innocent. Erreur et faiblesse. La vie nouvelle est plus exigeante : il lui faut l’immolation, la mort de ce qui l’a précédée. » (p. 203)

« Idéal de la Renaissance, idéal de notre temps », commente Henri de Lubac : selon Michelet un « miracle, contraire à l’Évangile » du Christ. (p. 209) « De plus en plus, dans le rapport de l’homme à Dieu, il en vint à opposer le principe de la liberté humaine au « fatalisme mystique » dont il faisait de saint Augustin le fondateur et de Luther le sombre héraut moderne, heureusement contredit par Érasme dans « son formidable De liberio arbitrio » ; puis, en généralisant, il attaqua le « fatalisme chrétien » de la grâce, jusqu’à mettre la divinité dans le « libre esprit » de l’homme. » (p. 211)

Michelet, « monsieur Symbole » comme on le surnomma, finit par revenir de son « grand rêve » après la « catastrophe », dit Lubac, de 1870.  Alors « le déroulement du siècle lui paraît se faire en sens inverse de ce qui avait été longtemps son rêve éveillé : « Que vois-je au fond ? horreur : trois millions de morts pour commencer, de plus, 1815, 1870… Cette histoire toute matérielle pourrait se dire en trois mots : Socialisme, Militarisme et Industrialisme, trois choses qui s’engendrent et s’entredétruisent l’une l’autre… La concentration des sciences… amènera-t-elle à l’idée-mère d’où viendra l’univers nouveau ? Il n’y paraît pas jusqu’ici. » L’homme devient majeur, et cependant l’usine et la caserne ramènent la fatalité. Une dernière parole d’espoir aveugle ne remédie point à la tristesse du grand rêve éteint. » (p. 213)

 

Vladimir Sorokine et l’Européen somnambule

Les fesses de Psyché, un jour de visite privée au Louvre. Photo Alina Reyes

 

Je vais parler très prochainement de La voie de Bro, que je suis en train de finir de lire. Mais je voudrais d’abord noter, par deux citations, un élément sans doute fondamental dans l’œuvre de Sorokine, puisque je le retrouve dans les deux romans dont je dispose en ce moment. Il s’agit de deux récits de rêves récurrents, sur le même thème de la distance infranchissable. Je ne me souviens plus si l’on trouvait aussi ce motif dans La glace, que j’ai lu il y a quelques années.

Les italiques dans les deux textes sont de l’auteur. La Journée d’un opritchnik commence ainsi :

« Toujours le même rêve : je marche à travers un champ russe, sans fin, qui s’enfuit au-delà de l’horizon ; je vois un cheval blanc devant moi et je me dirige vers lui ; je sens qu’il est particulier, qu’il y a quelque chose de rare en lui ; il est fringant, fougueux, impétueux ; je me hâte, mais il m’est impossible de le rattraper ; j’accélère mon pas, je crie, j’appelle et je comprends soudain que ma vie entière, mon destin, ma bonne fortune réside dans ce cheval, qu’il m’est aussi nécessaire que l’air, et je cours, je cours, je cours à sa poursuite, mais il continue de s’éloigner nonchalamment, il ne remarque rien ni personne et s’éloigne pour toujours, il s’éloigne de moi, il s’éloigne à jamais, il s’éloigne sans retour, il s’éloigne, il s’éloigne, il s’éloigne…

Et dans les premières pages de La voie de Bro :

« Il n’y avait qu’une seule étrangeté dans mon enfance, qui m’effrayait et m’envoûtait.
Je faisais souvent ce rêve : je me voyais au pied d’une montagne immense, si haute, si interminable que mes jambes ne me portaient plus. Cette montagne était d’une immensité terrible. Si immense que je commençais à m’imbiber d’eau et à m’émietter comme du pain trempé. Son sommet s’éloignait vers le ciel bleu. Une très grande distance m’en séparait. Si grande que mon corps entier ployait ; alors, je me désagrégeais comme de la mie de pain plongée dans du lait. Et je ne savais comment me comporter avec cette montagne. Elle restait en place. Elle attendait que je regarde son sommet. Elle n’attendait rien d’autre que moi. Cependant, j’étais absolument incapable de relever la tête. Comment pouvais-je le faire, dès l’instant que mon corps était entièrement plié et que je m’émiettais ? Mais la montagne voulait absolument que je la regarde. Je comprenais que, si je n’obtempérais pas, je m’émietterais totalement pour devenir à jamais de la bouillie. Je me prenais la tête dans les mains et je me mettais à la soulever. Petit à petit, elle se redressait. Alors, mon regard se fixait, il s’immobilisait en direction de la montagne. Mais je ne voyais rien, je ne voyais toujours pas, je ne distinguais pas le sommet. Parce qu’il était haut, très haut, et s’éloignait de moi de façon épouvantable. J’éclatais en sanglots entre mes dents, je suffoquais. Or je continuais de vouloir soulever ma lourde tête, je la soulevais, mais soudain mon dos se cassait, je m’effondrais de tout mon corps en morceaux humides, je me renversais en arrière. Et je découvrais le sommet. Il resplendissait de LUMIÈRE. Au point que je disparaissais en elle. Et c’était si terriblement bon que je me réveillais. »

Après cela, les livres de Sorokine, à la fois très inscrits dans l’histoire contemporaine et dans une brutale immanence, déploient le thème de la déshumanisation. En Russie, et aussi pour le deuxième en Allemagne, et par extension pour toute une certaine maladie de l’Occident ravagé par son double héritage communiste et national-socialiste.

Ces deux rêves que Sorokine place au début de ses deux livres sont des clés pour comprendre le fondement de ce nihilisme qui continue son œuvre parmi nous, de façon ouverte ou souterraine. L’impossibilité psychique d’accéder à l’objet de son désir. Ou bien le fait d’y accéder pour s’y dissoudre, ou encore d’y accéder pour le détruire. Sorokine écrit dans La voie de Bro, à propos d’Hitler :

« … le guide adorait plus encore la possibilité de perdre ce pouvoir. Il recherchait le pouvoir afin de le perdre de la façon la plus douloureuse qui soit. C’est là que résidait la passion primordiale de sa vie. Bien que lui-même l’ignorât. »

Les mots, je l’ai dit, sont soulignés en italiques par l’auteur. Idolâtrie et ignorance – ignorance de soi.

Ces textes ne donnent-ils pas à méditer sur les stratagèmes que déploient tant d’hommes « de pouvoir » aujourd’hui pour ne pas prendre réellement le pouvoir, et donc la responsabilité qui l’accompagne, et qu’il nécessite. L’image du rêveur qui s’imbibe d’eau et s’émiette comme du pain trempé m’évoque irrésistiblement celle de notre nouveau président le jour de son investiture. Tel qui voulut manipuler les symboles fut là fort dépassé par une véritable force symbolique. Et ce n’est pas seulement monsieur Hollande, loin s’en faut, qui s’est trouvé ainsi démasqué par le ciel. Nous pouvons étendre cette vision à toute l’Europe, et en elle, spécialement, à tous ceux qui sont censés y exercer un pouvoir ou un autre. Que font-ils en vérité ? Ils adoptent des stratégies d’évitement, le plus souvent tout à fait inconscientes. Chacun prétend vouloir atteindre l’objet de son désir, apporter aux peuples l’objet de ses promesses, tout en faisant secrètement ce qu’il faut pour ne jamais y arriver. Comme si l’Europe chrétienne avait intériorisé l’interdit du Christ à Madeleine à sa sortie du tombeau, alors qu’il n’est pas encore monté au ciel : « Ne me touche pas ».

Que faudrait-il faire pour y arriver ? La montagne, dit le rêve, veut absolument qu’on la regarde, qu’on regarde son sommet. Cet absolument souligné par l’auteur indique bien qu’il ne s’agit pas que d’une question d’ordre psychologique ou psychanalytique, mais bien, au-delà, d’une question spirituelle – comme le prouve ensuite tout le roman. Une question politique qui est une question spirituelle.

Le somnambule européen qui s’ignore ne veut ni toucher ni être touché. Il ne cesse de s’enfoncer, individuellement et en commun, dans la hantise de l’impossibilité, voire du désastre. L’Européen héritier d’une histoire dévastatrice s’est fédéré pour en renaître, mais sans parvenir à sortir de certaines logiques déshumanisées, ni à regarder la montagne en face, et encore moins en haut, au sommet, où il craint et rêve à la fois de se dissoudre alors qu’il s’agit d’y aller, non dans le bricolage symbolique ou autre, mais à pied, à pied bien sûr, à pas bon, patient, humble et tonique de montagnard, et de s’y tenir debout, bien éveillé. En montagne, il est impossible de survivre sans adhérer pleinement au réel. Mon Ordre est une montagne, je n’y emmènerai pas des gens en tongues. Aujourd’hui c’est l’Ascension. Rappelons-nous donc qu’en fait, ça y est, il est monté.