air pur

Photo Alina Reyes

 

Échangé quelques mots avec des SDF. J’ai toujours l’impression que ces gars-là sont mes amis, c’est pourquoi souvent je ne m’arrête pas, car ensuite j’ai un peu de peine à les quitter. J’ai eu envie de leur dire picolez pas trop les gars, faites attention à vous, et de parler plus avec eux, mais je n’en ai rien fait, peut-être une autre fois je le ferai. En tout cas ils étaient bien joyeux, on s’est bien souri.
Je cherche du boulot, j’épluche les petites annonces, hier matin j’ai déjà envoyé une candidature spontanée, ça ne me déplait pas, ce qui m’attire le plus ce sont les plus petits boulots, je voudrais bien en trouver un même si c’est bien mal payé. Lire une offre d’emploi c’est comme lire une recette de cuisine ou même lire un livre, cela projette dans quelque chose, un moment (celui de préparer le plat, puis de le servir et de le manger) ou tout un pan de vie, le travail, son atmosphère… Faire un travail humble a quelque chose de libérateur justement à cause de l’humilité du travail, on ne le fait pas dans le but de servir une quelconque ambition, mais seulement parce qu’il faut bien gagner sa vie et celle de sa famille. Cela suffit, c’est très beau, surtout si le travail est d’utilité publique, comme faire le ménage dans une entreprise ou soigner des gens, ou les servir.
D’autres choses suivront, dans ma vie personnelle et dans ma vie pour tous. Nous donnerons témoignage de la vie claire.
Je fais confiance au ciel parfaitement, je travaille avec lui, c’est pour tous même si cela n’en a pas l’air, et je suis bienheureuse.

 

Pure flamme pure

Photo Alina Reyes

 

Les sourds, les aveugles, les boiteux,
comment les feras-tu bondir au-dessus d’eux,
pure flamme pure, si d’abord tu ne leur éveilles
la jambe, l’oeil, l’oreille ?
Crois-tu qu’ils se laisseront faire ?
Leur corps opaque a peur et se terre.

J’irai avec mes petits dans les prés,
tendre la clé à ceux qui sont emmurés.
J’irai dire à mes père et mère au revoir
puis je dépasserai le soir.

Que dans mon long ruban d’or j’emporte
leur âme avec les autres à la dernière porte.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 3) Régénérer

Yevgenia Kokoreva

 

Sept jours pour créer l’homme. En partant du fond du temps, en le déployant dans l’immense qui est aussi le très petit : l’homme. La Genèse est une phylogenèse. Et la Semaine Sainte, une nouvelle Genèse.
Dans la Genèse, Dieu a frayé une voie à l’homme. Dans la Pâque du Christ, le Fils de l’homme fraie une voie à Dieu parmi les hommes.

Mais poursuivons notre chemin avec Joachim de Flore et Henri de Lubac. Dans le deuxième chapitre, consacré au joachimisme médiéval, allié aux ordres mendiants, parmi les nombreuses figures et ramifications aux histoires tourmentées voire marquées de violence, voici Olivi. Pour qui François d’Assise, « ce type de saint si nouveau, et si différent du modèle imaginé par Joachim », est « un autre Christ », « une sorte de réapparition du Christ sur terre ». (p.94)

« L’ange qui vole au milieu du ciel, porteur de l’Évangile éternel, n’est pas pour Olivi l’annonce d’un temps de contemplation sans combat : il symbolise la plénitude de la vérité du Christ, dans ses profondeurs incompréhensibles, telles que les a contemplées le regard d’aigle de Jean l’évangéliste. Lui-même se réfugie, autant qu’il peut, dans ces hautes régions, et c’est pour y contempler, lui aussi, « Jésus, le Fils unique, lumière solaire et vérité béatifiante de nos âmes ». Dans le siècle nouveau qu’annoncèrent les stigmates de François, il espère que « renovabitur Christi lex et vita et crux ». » (p.102)

« L’avènement attendu de l’Esprit suscite encore à chaque génération toutes sortes de désirs, imaginations, prophéties, pamphlets, mouvements populaires, qui s’accentueront au cours des quatorzième et quinzième siècles, en réaction contre une société chrétienne de plus en plus à la fois disloquée et sclérosée… « Le quatorzième siècle, a-t-on dit, apparaît comme l’aire par excellence des révolutions populaires ». À plusieurs de ces révolutions, le Saint-Esprit se trouvera mêlé. »

« Le joachimisme les consolait, les réconfortait et les exaltait en leur donnant la conviction qu’ils étaient le peuple élu pour régénérer l’Église charnelle » [par opposition à l’Église spirituelle, invisible], écrit, à propos des cercles joachimites du XIIIème au XVème siècle, Gratien, cité par Lubac.

La correspondance avec notre temps est claire. L’Esprit oeuvre à la vitesse de la lumière, mais son oeuvre et sa vitesse se fractalisent dans le temps des hommes pour pouvoir les transformer depuis la racine. En continuant à survoler la postérité de Joachim pour ouvrir à la contemplation, nous verrons mieux le chemin sur lequel va, dans la plus grande espérance et le plus grand danger, le monde d’aujourd’hui, travaillé par des révolutions populaires marquées de grands combats spirituels.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 2) Traverser

Sergei Kirillov, Un courrier


« Il sait que sa propre intelligence de l’Écriture n’est pas encore cette pleine intelligence qui doit se répandre sur le monde, mais il a l’assurance d’en être l’annonciateur ; il sait que l’Ordre qu’il fonde n’est pas encore cet ordre parfait qui doit caractériser la société future, mais il a l’assurance qu’il en sera le précurseur. » (p.62)

« On peut le dire avec Dom Cyprien Baraut : par sa « transposition de l’éternel au temporel », Joachim de Flore nous apparaît comme « une figure unique dans l’histoire de la spiritualité au moyen âge ». Son utopie restait cependant médiévale. Modelée sur la Vierge Marie, prototype du silence intérieur, de la simplicité de vie, de la foi pure et candide, cette société d’hommes spirituels détachés de toutes »choses mondaines », aimables, pacifiques, menant une vie si limpide qu’ils paraîtraient venus du fond des cieux, d’hommes ayant percé le sens de tous les symboles et pénétré « dans la plénitude de la vérité », pouvant certifier qu’ils n’avaient rien rejeté de l’héritage chrétien mais qu’ils en avaient, sous l’action de l’Esprit de Dieu, transfiguré toute la lettre en esprit : assurément c’était bien, de toutes les utopies, la plus belle… Dans la longue suite de ses métamorphoses, elle deviendra souvent méconnaissable. Elle finira même par se muer en son contraire, à partir du jour où ce que l’abbé de Flore concevait comme l’oeuvre de l’Esprit serait envisagé comme devant advenir par les énergies immanentes au monde ou comme devant être effectué par la seule action de l’homme. » (pp 66-67)

Henri de Lubac se propose donc maintenant de faire l’inventaire de la postérité de Joachim, et de ses errements. Sans doute sa vision était-elle ambiguë : annoncer le règne de l’Esprit sur terre et l’attendre, c’était risquer, en transposant l’éternel dans le temporel, de perdre de vue l’éternel. Arrêtons-nous un moment sur cette question.

S’il n’est qu’un Dieu, la distinction entre éternel et temporel ne peut être qu’humaine. En Dieu il n’est qu’un temps, où l’éternel et le temporel s’épousent. Sans doute est-ce celui auquel aspire Joachim, comme le principe monastique.

Le Royaume est à venir, mais le Royaume est déjà là, tout proche. Car le temps est fractal. Chaque petite partie de son immense déploiement renvoie à, et rebondit sur, l’éternel sa source et son déploiement. Et son déploiement, son tout, se répercute et se donne constamment dans chacune de ses parties.

Or le déploiement du temps, tout en étant l’éternel, rejoint le temporel puisqu’il est aussi mouvement, être en train d’avoir lieu. Quel est ce lieu ? Sa création et à la pointe de celle-ci, l’homme en qui l’Esprit s’incarne et travaille. S’incarne : c’est la naissance du Christ. Travaille : c’est sa Croix. Une fois franchie et dépassée la Croix, le rapport s’inverse : ce n’est plus l’Esprit qui est dans l’homme, c’est l’homme qui est dans l’Esprit. Ce n’est plus l’éternel qui féconde le temporel (Marie), mais le temporel mort et ressuscité (le Christ) qui féconde l’éternel. Voilà la vraie conversion, la conversion totale, que nous attendons et nommons Parousie.

Oui, c’est un contresens de croire que le Royaume peut être de « ce monde », c’est-à-dire du temporel. La vie éternelle ne peut venir du monde mortel. La vie vient de la vie. Cela ne signifie pas que nous devons renoncer à la vie éternelle de notre vivant en ce monde. Ce à quoi nous devons renoncer, c’est au monde mortel. Le monde mortel ne peut que nous laisser cloués à la loi du temps mortel comme de mauvais larrons.

La naissance de Jésus, son entrée à Jérusalem et sa crucifixion sont des fractalisations d’une même opération pascale. Il s’agit de pénétrer le monde temporel en le fécondant puis de le traverser afin de lui ouvrir le passage vers le monde éternel. La fractalisation, nous le voyons là, n’est pas une perpétuelle répétition mais une avancée et une action performante. Le Royaume n’est pas un état à gagner, le Royaume est un être à vivre dans la fécondation.

 

La porte du ciel

au jardin des Plantes, à Paris. Photo Alina Reyes

 

Il s’apprête. Ses yeux dans le ciel ouvrent la fenêtre, d’où descend, blanc ruban dans le bleu, sa voie.

Sur terre, les animaux, les océans frémissent. La rouille des vaisseaux fantômes ensanglante les eaux. Une toute jeune femme sent dans son ventre clair bouger le Fils de l’homme sur le point d’entrer dans la cité. Au milieu des métros elle lève la tête : voici, elle voit dans la voûte la lumière passer par sa fenêtre ouverte.

Les enfants jouent, les époux s’enlacent, les esseulés chantent. Je suis le Dieu Vivant, disent leurs courses, leurs chairs, leurs voix.

Mon corps est la cité céleste où vous vivez, en plein sur terre.