La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 10) Donner lieu au fruit

Miniature du XVe siècle : BNF

 

« Il n’est pas question ici, bien entendu, de tenter une incursion dans les profondeurs de la philosophie hégélienne. » (p.361)
« La longue introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire est une sorte d’hymne au soleil de l’esprit : contrairement à celui du soleil cosmique, son mouvement « n’est pas une répétition de soi-même… ; l’aspect changeant que l’esprit se donne dans des figures toujours nouvelles est essentiellement progrès ». » (p.362)
Et Lubac cite encore Hegel :
« … C’est l’esprit qui conduit à la vérité, il connaît toute chose et pénètre même les profondeurs de la Divinité… L’évolution de l’esprit qui pense, dont le point de départ a été cette révélation de l’Être divin (dans l’Écriture sainte), doit s’élever enfin jusqu’à saisir par la pensée aussi, ce qui fut proposé d’abord à l’esprit qui sent et représente. Il doit être temps enfin de comprendre aussi cette riche production de la raison créatrice : l’histoire universelle. » (pp367-368)

« Après deux siècles bientôt écoulés, la philosophie de Hegel n’a pas cessé d’exercer sa fascination, ni d’inspirer une pluralité foisonnante d’interprétations, de déductions, de transformations et de critiques. « Certes, Hegel a cherché à ne dire qu’une seule chose, à être cohérent, univoque, mais ce qu’il dit est en fait fort complexe… Sans doute tient-il beaucoup au fait historique ; avouons cependant que l’accent est tellement mis sur le savoir de Dieu que la Trinité immanente semble parfois s’estomper derrière le savoir vécu, la théorie de la Trinité et le Christ lui-même derrière la christologie » [M. Régnier]  » (p.375)

« La relation de Schelling à Joachim de Flore est plus explicite et plus proche de celle de Hegel (…). En 1800, dans le Système de l’Idéalisme transcendental, il donne une première ébauche de ce qu’est pour lui « la loi de l’histoire » qui doit aboutir au « règne de la liberté » : c’est celle d’une révélation de la divinité qui se fait en trois temps, aux limites indécises : le temps de la force aveugle où domine le hasard, le temps de la nature qui découvre et impose sa loi, le temps de la Providence qui est aussi pour l’homme celui de la liberté ; quand commencera ce troisième temps, « on ne saurait le dire ; mais on peut affirmer que, le jour où il aura commencé, aura aussi commencé le règne de Dieu ». (p.378)

Selon Schelling, montre Lubac, « l’Église de Jean [sera] « la seconde, la nouvelle Jérusalem », que le Voyant de l’Apocalypse a contemplée descendant du ciel. Elle rassemblera tous les chrétiens aujourd’hui séparés, elle accueillera dans son sein les Juifs et les païens ; elle subsistera en elle-même, sans contrainte et sans limite, sans autorité extérieure de quelque sorte que ce soit ; chacun s’y adjoindra librement ; ce sera la seule religion vraiment publique, la religion de la race humaine, possédant en elle le plus éminent savoir. » (p.390)

« Interprété dans tous les sens, livré aux passions de l’époque, le mythe schellingien n’en a pas moins exercé, plus en profondeur, une action stimulante. La seule chose que nous ayons à retenir, et que les prochains chapitres confirmeront, c’est que, dans les milieux les plus hautement intellectuels comme dans d’autres plus modestes de fait sinon d’intention, au cours du dix-neuvième et du vingtième siècles, le joachimisme, en se transformant, poursuit sa carrière et continue de fructifier. » (p.393)

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Ainsi arrivons-nous à la fin du premier tome de cet ouvrage d’Henri de Lubac. Acheminons-nous maintenant vers la Pentecôte avec le deuxième tome, de Saint-Simon à nos jours, qui nous fera voyager par bien des personnalités… pour n’en citer que quelques-unes, Fourier, Michelet, Marx, Hitler, Dostoïevski…

Et surtout avec la pensée que la vision première de Joachim, qui continue à vivre, errer et fructifier depuis plus de huit siècles, ne peut que contenir une vérité, une prescience et un pressentiment d’une vérité à venir, encore à dégager de sa gangue mais appelée par l’histoire à voir le jour, comme l’est la figure de l’ange cherchée par le sculpteur dans le bloc de marbre.

Si l’utopie doit avoir lieu, ce lieu ne peut qu’être « céleste ». Or le travail du christianisme, son travail invisible à travers l’histoire, qui est aussi plus ou moins confusément celui de toutes les religions, est de rendre toujours plus proche de l’homme le royaume des Cieux. À la différence près qu’ils n’aboliront pas les religions mais les réconcilieront et participeront à exhausser leur essence, les Pèlerins d’Amour seront en quelque sorte l’Église de Jean entr’aperçue par Schelling. Non pas une église de pierre ni de territoire ni d’institution, mais une église qui, tout en oeuvrant en bonne intelligence ou communion avec les peuples et les institutions, aura pour lieu la vie même qui s’y vivra, unissant tous les hommes par des liens souples et libres, maintenus dans un Ordre lumineux parce qu’il ne sera qu’obéissance à Dieu. (voir Voyage). À suivre ! Avec mon coeur donné.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 5) Aborder

Le Nouveau Monde, film de Terrence Malick

 

Aux quinzième et seizième siècle, Joachim de Flore inspire toujours, de près ou de loin, une multitude de mouvements millénaristes, sectes terroristes, hérétiques divers, catholiques kabbalistes, mais aussi des chercheurs plus profonds.
Nicolas de Cuse, par exemple, « professait que l’Église, corps du Christ, devait reproduire dans son histoire toutes les phases de la vie du Christ : après les misères présentes et les horreurs du temps de l’Antichrist, on devait donc attendre une période meilleure, correspondant aux quarante jours de la Résurrection à l’Ascension. Une porte était ainsi ouverte à un espoir même terrestre. » (p.171)
Et même, selon M.G. Scholem, « les trois âges cosmiques et trinitaires de Joachim de Flore ont retenti sur la doctrine des Shephiroth du Zohar ». (p.172)

Lubac décrit à l’époque de la Renaissance un « Humanisme italien célébrant la renovatio du monde, annonce d’un « siècle d’or », fièvre apocalyptique exigeant de réaliser la société idéale par les voies de fait, imagination des diverses « Utopies », exégèse ésotérique s’appliquant à découvrir la promesse d’une réconciliation des religions pour la naissance d’une humanité nouvelle, etc., il est rare qu’en tout cela… on ne rencontre pas l’ombre du calabrais [Joachim], mêlée aux nouveautés de la Kabbale, de l’hermétisme ou de l’alchimie. » (p.174)

La Réforme aussi eut à se réclamer de Joachim. « Dès le début de la « tragédie luthérienne », Joachim de Flore a été désigné, avec saint Bernard et quelques autres, comme l’un de ses initiateurs ». (p.174) Mais « il s’agit bien plutôt de deux mouvements de sens inverse : tandis que Joachim se tendait vers un dépassement dans l’avenir, les Réformateurs veulent un retour aux origines. » (p.175)

Contre le capitaine de l’une des sectes « des Libertins qui se nomment spirituels », eux aussi plus ou moins inspirés de joachimisme, Calvin écrit non sans drôlerie : « Au lieu que sainct Paul nous admoneste de vivre sainctement…, ce malheureux tasche d’embabouiner les simples, pour les attirer à sa spiritualité infernalle, qui est de constituer toute leur perfection à ne rien trouver mauvais ». (p.188)

Mais la plus belle postérité de Joachim de Flore ne s’incarne-t-elle pas dans le désir d’aborder au Nouveau Monde ?
« Colomb était l’ami des Franciscains, et les Franciscains partirent nombreux pour évangéliser le nouveau monde. Le courant « spirituel », mêlé dès son origine au joachimisme, connaissait alors chez eux, en Espagne, un puissant renouveau (…) L’enthousiasme de l’épopée missionnaire aux Indes occidentales provoqua l’explosion d’un néo-joachimisme tout à fait original, qui ne se fondait pas sur l’explication de l’Apocalypse mais qui reliait l’obsession de la fin du monde à la découverte du « nouveau monde » et à sa conversion.

 

Lumière du monde

Photo Alina Reyes

 

Écoutez, îles lointaines ! Mes petits enfants, venez,

voyez et demeurez entre les bras de ma lumière !

Au tout début du monde, je verse pour vous l’eau de ma vie donnée,

voyez comme elle abonde, vous nourrit de poissons et vous lave les rives et les coques,

comme elle vous porte et vous transmet l’appel du ciel, de l’au-delà des horizons !

Au tout début de tout, je verse pour vous le sang de mon amour puissant, qu’il coure dans vos veines et vous mette debout !

Oh, voyageons ! La brise souffle, les tempêtes nous laisseront vivants, nous rendront à la douce caresse ! je vous promets l’éternité.

 

En pleine vie

Photo Alina Reyes

 

Avant le début du monde je suis partie et les dauphins dans mon sillage sont apparus
traçant des cercles ouverts, distinguant dans l’union l’onde et la flamme des cieux
ô mes gracieux animaux, traçant la voie je vous sentais bondir
à mon côté, flots de sang bleu que je lâchais pour féconder la vie

Je suis Voyage
à bord de moi fleurissent les arbres et les bêtes, les hommes
qui sortent de mon coeur en procession sans fin
jusqu’au-delà des horizons.

Un enfant sur le pont d’un bateau contemple :
il entend ma voix qui vibre au fil de l’eau
et quelque chose en lui comprend.