Montée

en montant à Aygues-Cluses. Photo Alina Reyes

 

Marche du temps, jeune homme qui s’avance, confiant et concentré, recevant du Royaume où les siècles au bout de leur course s’abreuvent, contemplent et attendent qui va se relever et tracer dans leur corps la route d’or de la vie accueillie pas à pas redonnée

marche du temps, sais-tu, jeune homme, où tu t’apprêtes à monter ? Silence ! j’écoute les forces de la lumière m’enseigner la juste manière d’avancer, la pierre consolider mes os et le torrent qui court me parler de la source.

Petite mère, ne t’en fais pas, je suis vivant, va de l’avant, je te recueillerai là-haut.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 6) Le temps des lys

Blanc de Lys, par Andrzej Malinowski

 

« Au dix-septième siècle, le « bienheureux Joachim » est à l’apogée de sa gloire dans l’Église catholique.
Jamais son charisme prophétique n’a paru plus éclatant. » (p.205)
« Les biographies édifiantes n’entretiennent pas seulement la ferveur du souvenir dans certains cloîtres ; elles propagent une vénération chez de nombreux hommes d’Église. » (p.207)
La « légende joachimite » enfle. « L’abbé de Flore aurait prédit non seulement les Dominicains et les Franciscains, mais encore les Carmes, les Augustins, les Théatins, les Jésuites ; il aurait après sa mort accompli de très nombreux miracles, dont un choix copieux nous est raconté. Gregorio n’a pas ménagé sa peine ; il a compilé des documents d’archives, recueilli sans critique des éléments fabuleux. » (pp 209-210)

« La plus éclatante fortune survenue, posthume, au saint abbé de Flore, de toutes la plus extraordinaire, ce fut, presque au terme du grand siècle où régnait apparemment un catholicisme immobile et triomphal, en méfiance contre toute ombre de hardiesse novatrice, l’hommage que lui rendirent les savants les plus critiques en même temps que les plus orthodoxes qui fussent : les Bollandistes (…) devant le grand prophète, le grand Papebroch est tout admiration. Son esprit critique s’est évanoui. » (pp 210-211)

Lubac repère aussi chez Campanella des éléments joachimites. Chez lui, « l’histoire de l’Église et celle de la Synagogue se déroulent à travers une série de « status » successifs ou d’ « âges » qui sont autant de « millénaires » et « dont les commencements des uns se confondent avec les fins des autres, comme Joachim l’enseigne ». Selon le dixième des Articuli prophetales il fut révélé à Joachim, comme plus tard à Catherine, à Brigitte et à Vincent, que le Saint-Esprit doit être répandu d’abord sur quelques hommes, de qui sortiront la rénovation de l’Église et la conversion des infidèles. Le livre vingt-septième de la Theologia précise davantage : cette rénovation devra être précédée d’une « désolation » terrible ; Rome et l’Italie seront particulièrement ravagées, la papauté sera détruite. Telle sera l’oeuvre de l’Antichrist. Lorsqu’il aura été vaincu, ce ne sera pas la consommation céleste, car il faut assurer d’abord au christianisme une consommation terrestre pour que soit pleinement manifestée l’énergie (virtu) qui est en lui. Ce Plérôme encore temporel sera le « sabbatisme » ou le « siècle d’or » de l’Église, dont le siège central aura probablement été transféré de Rome à Jérusalem ; là aussi sera le siège du Saint-Empire universel, dont les princes seront des cardinaux. Ainsi interprétée par les oeuvres postérieures, la Cité du Soleil elle-même pourrait être comprise, ainsi que le suggère Romano Amerio, comme déjà réalisée en miniature dans les couvents fidèles à l’idéal monastique. » (pp 216-217)

Et puis Jacob Böhme, dont on sait la très grande postérité chez les poètes et les philosophes. « Il mettait en rapport avec la Trinité divine une mystérieuse Sophia, « Vierge éternelle », qui occupe un rôle central dans sa doctrine et qui séduira dans la suite nombre de ses lecteurs. »
« À diverses reprises, il rappelle avec une audace étonnante que par lui « le temps est venu où se révèle ce qui jusqu’alors était resté caché : la naissance du monde, la naissance de ce qu'(il) appelle Dieu et, avant tout, la naissance d’une humanité nouvelle qui sera l’effet d’une nouvelle Menschwerdung ou homification par laquelle l’homme devient Homme-Dieu. En donnant à son premier ouvrage le titre d’Aurore naissante, Böhme veut indiquer d’une part que la lumière s’est levée dans son propre esprit, et d’autre part que « le grand jour de la révélation de Dieu est maintenant arrivé » et avec lui « un temps nouveau pour l’humanité entière ».
Joachim de Flore avait écrit, dans un passage à la fois didactique et lyrique de la Concordia…, pour caractériser les trois âges :

… Le premier état fut placé sous les auspices de la dépendance servile ; le second sous ceux de la dépendance filiale, le troisième sous ceux de la liberté. Le fouet pour le premier, l’action pour le second, la contemplation pour le troisième. Successivement, la crainte, la foi, la charité ; l’état d’esclaves, l’état d’hommes libres, l’état d’amis ; de vieillards, d’adultes, d’enfants. La lumière des étoiles, l’aurore, le plein jour. L’hiver, le début du printemps, l’été. Les orties, les roses, les lys…

Ce troisième âge qu’il entrevoit, Böhme le baptise aussi « temps des lys », Lilienzeit. « Voici, dit-il, qu’un lys fleurit sur la montagne et dans la vallée, en tous les coins de l’univers… Il est venu, le temps, et bientôt il se manifestera… Sachez qu’un lys fleurit pour vous, pays de minuit ! » Le mot symbolique lui viendrait-il de Joachim, et par quels intermédiaires ? ou ne serait-ce qu’une rencontre ? » (pp 218-219)

 

Îles

Photo Alina Reyes

 

Jaillissent de mes mains des îles, fleurs dans le monde pour le repos des voyageurs de l’être !

Le ciel s’y couche dans les landes, oreille pour les âmes errantes, sonate pour les coeurs qui crépitent.

Je fais jaillir des îles, habitations fugaces ou éternelles pour les états de l’être qu’à chaque instant j’invente, crée, déploie !

Tables dressées où vous pouvez monter pour me toucher, manger et boire à même moi la vie.

L’être je vous le donne et vous le multiplie, que toujours vous ayez du pays où naviguer, que votre coeur vous soit un bateau plein d’aimés, et que nous échangions dans le chant silencieux des herbes les souffles et les baisers qui tiennent à la vie et emportent plus loin.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 5) Aborder

Le Nouveau Monde, film de Terrence Malick

 

Aux quinzième et seizième siècle, Joachim de Flore inspire toujours, de près ou de loin, une multitude de mouvements millénaristes, sectes terroristes, hérétiques divers, catholiques kabbalistes, mais aussi des chercheurs plus profonds.
Nicolas de Cuse, par exemple, « professait que l’Église, corps du Christ, devait reproduire dans son histoire toutes les phases de la vie du Christ : après les misères présentes et les horreurs du temps de l’Antichrist, on devait donc attendre une période meilleure, correspondant aux quarante jours de la Résurrection à l’Ascension. Une porte était ainsi ouverte à un espoir même terrestre. » (p.171)
Et même, selon M.G. Scholem, « les trois âges cosmiques et trinitaires de Joachim de Flore ont retenti sur la doctrine des Shephiroth du Zohar ». (p.172)

Lubac décrit à l’époque de la Renaissance un « Humanisme italien célébrant la renovatio du monde, annonce d’un « siècle d’or », fièvre apocalyptique exigeant de réaliser la société idéale par les voies de fait, imagination des diverses « Utopies », exégèse ésotérique s’appliquant à découvrir la promesse d’une réconciliation des religions pour la naissance d’une humanité nouvelle, etc., il est rare qu’en tout cela… on ne rencontre pas l’ombre du calabrais [Joachim], mêlée aux nouveautés de la Kabbale, de l’hermétisme ou de l’alchimie. » (p.174)

La Réforme aussi eut à se réclamer de Joachim. « Dès le début de la « tragédie luthérienne », Joachim de Flore a été désigné, avec saint Bernard et quelques autres, comme l’un de ses initiateurs ». (p.174) Mais « il s’agit bien plutôt de deux mouvements de sens inverse : tandis que Joachim se tendait vers un dépassement dans l’avenir, les Réformateurs veulent un retour aux origines. » (p.175)

Contre le capitaine de l’une des sectes « des Libertins qui se nomment spirituels », eux aussi plus ou moins inspirés de joachimisme, Calvin écrit non sans drôlerie : « Au lieu que sainct Paul nous admoneste de vivre sainctement…, ce malheureux tasche d’embabouiner les simples, pour les attirer à sa spiritualité infernalle, qui est de constituer toute leur perfection à ne rien trouver mauvais ». (p.188)

Mais la plus belle postérité de Joachim de Flore ne s’incarne-t-elle pas dans le désir d’aborder au Nouveau Monde ?
« Colomb était l’ami des Franciscains, et les Franciscains partirent nombreux pour évangéliser le nouveau monde. Le courant « spirituel », mêlé dès son origine au joachimisme, connaissait alors chez eux, en Espagne, un puissant renouveau (…) L’enthousiasme de l’épopée missionnaire aux Indes occidentales provoqua l’explosion d’un néo-joachimisme tout à fait original, qui ne se fondait pas sur l’explication de l’Apocalypse mais qui reliait l’obsession de la fin du monde à la découverte du « nouveau monde » et à sa conversion.

 

Lumière du monde

Photo Alina Reyes

 

Écoutez, îles lointaines ! Mes petits enfants, venez,

voyez et demeurez entre les bras de ma lumière !

Au tout début du monde, je verse pour vous l’eau de ma vie donnée,

voyez comme elle abonde, vous nourrit de poissons et vous lave les rives et les coques,

comme elle vous porte et vous transmet l’appel du ciel, de l’au-delà des horizons !

Au tout début de tout, je verse pour vous le sang de mon amour puissant, qu’il coure dans vos veines et vous mette debout !

Oh, voyageons ! La brise souffle, les tempêtes nous laisseront vivants, nous rendront à la douce caresse ! je vous promets l’éternité.